Etudes du CRIF
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Publié le 28 Juillet 2015

Etudes du Crif n°36 : "Une internationale Blonde", par Anne Quinchon-Caudal

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Préface de Pierre-André Taguieff
 
Grâce aux travaux pionniers de Léon Poliakov sur le « mythe aryen », le lecteur de langue française a pu se familiariser avec les avatars du grand récit racia- liste de l’Occident moderne centré sur la « race aryenne », qui est loin de se réduire à son instrumentalisation politique par les nazis. Il n’en va pas de même pour le « mythe nordique », qui en constitue une variante historiquement importante, et pourtant méconnue. À vrai dire, il est difficile de distinguer nettement, dans tous les contextes, la mythologie « aryaniste » de la mythologie « nordiciste », qui a fait l’objet sous le Troisième Reich d’usages idéologiques et politiques massifs, sous l’impulsion d’Alfred Rosenberg et surtout de Heinrich Himmler et de Richard Walther Darré. L’étude d’Anne Quinchon-Caudal, germaniste et historienne des idées, offre au lecteur français une précieuse vision d’ensemble des représentations et des croyances constituant l’« idée nordique » ou la « pensée nordique », abordée dans ses origines, sa thématique et ses usages politiques. Cette remarquable synthèse, volontairement dénuée d’un appareil d’érudition qui l’aurait alourdie, se double d’une approche nuancée, soucieuse de distinguer différentes formes de racisme entrant dans diverses combinaisons idéologiques. À ce titre, ce bref essai constitue une archéologie des doctrines raciales dans lesquelles les nazis ont puisé.
 
Un premier paradoxe est à relever : le projet d’une « Internationale blonde » ou « nordique » élaboré par des théoriciens racistes qui, en principe, professent des visions particularistes et ethnocentriques, souvent liées à des engagements nationalistes. Ce projet paradoxal de donner une figure politique à l’idée d’une communauté raciale transnationale, l’oxymore formé par l’expression « cosmopolitisme raciste » en offre une claire caractérisation. Il importe de souligner la distinction entre les deux orientations en sens contraire du racisme intellectualisé, qu’il prenne ou non la figure de la « pensée nordique » : d’une part, une orientation supranationale, postulant que la « race », communauté « de sang et d’esprit », traverse les frontières nationales, et, d’autre part, l’orientation nationaliste privilégiant les identités culturelles liées aux communautés politiques forgées par l’histoire, et tendant à voir dans la nation l’expression d’une « race » particulière. Chez les premiers théoriciens du « nordicisme », dont l’horizon était plus culturel que politique, la tension entre les deux orientations s’effaçait au profit du projet normatif d’une fraternité nordique transnationale. Mais, après la récupération du mouvement nordiciste par les nazis, héritiers du pangermanisme, l’idée d’un pannordicisme, ou plus exactement celle d’un élitisme combinant l’idéal racial nordique et l’utopie eugéniste (visant à favoriser la multiplication des « meilleurs » types raciaux), a été progressivement abandonnée au profit d’un nationalisme expansionniste centré sur le culte de l’Allemagne et des Germains, plus ou moins confondus, comme chez Hitler, avec les « Aryens ». Tel a été le premier effet de la « nazification » de l’idée nordique.
 
Deuxième paradoxe mis en évidence par cette étude critique : le double statut symbolique de « modèle » et de « repoussoir » accordé à la « race juive » par les théoriciens nordicistes. Leur mot d’ordre étant du type « Nordiques de tous les pays, unissez-vous ! », ils en sont venus à définir une union contre un ennemi principal jouant le double rôle de contre-type et d’exemple à suivre. La désignation du contre-type, « les Juifs », la « race proche-orientale » ou « les sionistes », est allée de pair avec la transfiguration de la « race nordique » en « race » supposée supérieure. Selon le principe de la rivalité mimétique, les nordicistes se sont engagés dans la lutte pour le monopole du statut de groupe humain élu. Dans ce cadre, les Juifs ont été fictionnés comme un groupe soudé par une solidarité raciale internationale et un projet de domination du monde, deux caractéristiques qui leur ont été attribuées par projection.
 
Sous l’emprise des nazis, les survivants du mouvement nordiciste ont évolué vers une vision combinant la pensée raciale avec une version impérialiste du darwinisme social, réduisant la « lutte pour la vie » à une lutte à mort entre la « contre-race » (les Juifs) et la « race nordico-germanique ». D’où le deuxième effet de la « nazification » de l’idée nordique : construire « le Juif » en tant qu’ennemi absolu. Sans lui faire perdre pour autant son statut symbolique ambigu de « modèle » (pour la solidarité raciale et la domination du monde) et de « repoussoir » démonisé (à travers divers thèmes d’accusation : « parasitisme », « criminalité héréditaire », etc.).
 
Dans son étude, Anne Quinchon-Caudal souligne à juste titre l’importance de la dimension eugéniste du projet nordiciste : créer la communauté nordique supranationale, ce n’est pas seulement jeter des ponts entre tous les représentants de la « race nordique » en leur inculquant une conscience raciale, c’est aussi vouloir améliorer les supposées qualités héréditaires de ladite race supérieure par la sélection des procréateurs. Il s’agit donc de créer une élite raciale capable de dominer le monde et plus particulièrement, dans chaque nation comportant de nombreux éléments « nordiques » ou « nordico-germaniques », d’appliquer des politiques eugénistes érigeant le type nordique le plus « parfait » en modèle humain. L’utopie de l’« Internationale blonde » est inséparable d’une utopie eugéniste ou « sélectionniste » présupposant un imaginaire racial particulier et une doctrine de la décadence fondée sur la thèse de la « dénordisation ». Si l’on croit, comme l’affirme le généticien eugéniste Fritz Lenz au début des années 1920, qu’« en ce qui concerne les aptitudes intellectuelles, la race nordique marche en tête de l’humanité », la décadence d’un peuple s’explique par la diminution du nombre des éléments « nordiques » qui le composent. La condition de la « régénération » d’un peuple européen (ou d’origine européenne) menacé par la décadence, c’est sa « renordisation ». La « nazification » du projet nordico-eugéniste consistera à imposer l’« Idée nordique » avant tout au sein du peuple allemand (composé de types raciaux différents et de leurs métis), mais aussi dans d’autres pays européens jugés racialement proches. C’est le programme de « renordisation » théorisé notamment par le raciologue eugéniste Hans F. K. Günther qui, en 1934, affirmait que « le maintien au sein du peuple allemand, voire mieux encore, l’augmentation de la composante raciale nordique, appartient aux plus nobles tâches de ce peuple ».
 
Enfin, dans la version « völkisch » du mouvement nordique comme dans sa version nazie, l’antisémitisme se double d’un rejet du christianisme comme religion étrangère à l’« âme raciale » proprement nordique. D’où la tentative d’élaborer les fondements d’une doctrine néo-païenne qui, chez certains idéologues nazis, prendra la forme d’une religiosité « germanique » ou « nordico-germanique », s’opposant non seulement aux Églises chrétiennes, mais aussi au mouvement du « christianisme germanique ».
 
Dans la France d’avant 1945, la thématique nordiciste se rencontrait notamment dans les écrits de Pierre Drieu la Rochelle, de Paul Morand et de Céline, ainsi que chez le théoricien raciste de l’ethno-régionalisme breton Olier Mordrel, rallié au nazisme.
 
Dans la période post-nazie, le mythe nordiciste réapparaîtra dans certains cercles dits culturels, liés ou non à des mouvements ethno-régionalistes appelant à créer une « Europe des ethnies », au sein de certains groupes néo-païens ou dans l’idéologie d’organisations politiques extrémistes explicitement néo-nazies, comme le Nouvel Ordre Européen, fondé en 1951. L’un des plus emblématiques des groupes racistes nordicistes créés dans les années 1950 est la Northern League (Ligue du Nord), fondée en 1957 par l’anthropologue et eugéniste Roger Pearson en Grande-Bretagne. Son principal objectif est de préserver l’« héritage biologique et culturel » des « Européens du Nord », c’est-à-dire des « peuples de descendances teutonique, celtique, scandinave et slave », ce double héritage étant menacé de destruction par diverses forces « cosmopolites » et « égalitaires ». J’ai publié en février 1984 dans Les Temps Modernes (pp. 1470-1474) une traduction française de son texte de présentation : « Explication de la conception du monde (idéologie) et des objectifs essentiels de la Ligue du Nord, une société culturelle nord-européenne de fondement scientifique ».
On y lit notamment :
 
“ Les peuples du nord de l’Europe représentent sans doute la survivance la plus pure de la grande famille des peuples indo-européens, désignée tantôt sous le nom de race caucasienne, tantôt sous celui de race aryenne. […] Presque toutes les civilisations “classiques” du passé sont l’œuvre de ces peuples indo-européens ou des races qui leur sont apparentées. […] Par “Européen du Nord”, il faut généralement entendre nordique-teutonique (ou germanique), conformément à l’anthropologie, au langage, à l’ethnologie, à la culture et à l’histoire. La Ligue du Nord est donc une société culturelle pannordique. […] Le signe distinctif de la Ligue du Nord est un symbole solaire à trois branches, plus ancien que le swastika et la roue solaire. On l’utilisait déjà en Europe du Nord au début de l’âge de pierre, comme symbole de la vie toujours renouvelée par le soleil créateur. ”
 
On retrouve ainsi, dans ses grandes lignes, la doctrine nordiciste fabriquée entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1930.
 
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