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Publié le 1er décembre 2021 dans Le Monde
Il fut un temps, pas si lointain, où régnait une certaine fraternité entre Juifs et Arabes, au Maroc. Juive marocaine, née en 1955 à Rabat, la documentariste Simone Bitton en fut témoin dans son enfance, avant qu’elle n’émigre avec sa famille en Israël, en 1966, à l’âge de 11 ans. Les juifs représentaient une communauté de plus de 250 000 âmes au Maroc, dans les années 1950. Aujourd’hui, il ne resterait plus que quelques centaines de familles. La cinéaste, qui vit désormais en France, se définit comme « juive et arabe », et ne cesse d’interroger, dans son œuvre, ce sentiment intime de double appartenance culturelle.
En 2004, Simone Bitton filmait le mur séparant Israël des territoires palestiniens (Mur), sa mise en scène sculptant l’édifice comme espace politique, lieu de repli et de crispation d’une guerre sans fin entre deux peuples, tandis qu’elle engageait la discussion avec les habitants et laissait planer le doute sur sa double identité. Si Mur travaillait la ligne, Ziyara, son dernier long-métrage, tourné au Maroc, fait apparaître des espaces communs aux juifs et aux musulmans, tels des patchworks de tissus assemblant une vieille couverture.
« Ziyara » est un mot arabe qui désigne le pèlerinage, et renvoie aussi au culte des saints, une vénération partagée entre juifs et musulmans. Ces saints sont des sages, des guérisseurs, des soufis et autres figures légendaires. Les pèlerins viennent se recueillir sur leurs tombes ou, à défaut, au pied d’un arbre ou au départ d’un cours d’eau… Dans son documentaire en forme de road-movie, Simone Bitton part sur les traces de ces lieux, cimetières, sanctuaires, synagogues, désormais gardés par des musulmans, la plupart d’entre eux en ayant reçu la charge en héritage familial.
Percer le mystère d’une harmonie
Hospitaliers et généreux de leur temps, ces « gardiens » rencontrés par la cinéaste ont l’habitude de voir arriver des juifs nostalgiques sur les lieux de leur enfance. Chaque fois qu’elle entre dans un cimetière, avec humour, la cinéaste demande si certaines tombes ne porteraient pas le nom de « Bitton », un patronyme visiblement courant.
Au cours du film, elle se met à utiliser le dialecte arabe marocain de son enfance, la darija. La langue revient, le ton est urbain, personne dans le film ne trouvant à redire à sa double appartenance juive et arabe. La réalisatrice prend le parti de rester sur ce terrain paisible, tellement rare sur cette question, quitte à insuffler une tonalité un peu monocorde à son périple. Trop habitués que nous sommes au conflit, nous nous surprenons à nous interroger sur cette sérénité qu’accentue le recours à des plans fixes, comme pour tenter de percer le mystère d’une harmonie enfouie dans l’histoire, mais pas totalement éteinte, tant que des « gardiens musulmans » s’engagent à perpétuer cette mémoire collective.
Ziyara assouvit ainsi notre besoin de consolation, qui, en cette période, atteint des sommets. L’un des témoignages les plus forts est celui de cette femme qui ne parlait pas un mot d’hébreu lorsqu’elle a commencé à garder un cimetière aux tombes ensevelies sous la poussière. Elle les a nettoyées, a déchiffré les noms des disparus, notant les patronymes sur un cahier, apprenant la langue sur le tas.
C’est au fil de ce patient travail de retissage de liens qu’apparaissent des questions profondes, telle une plante ayant pris racine en dépit de la sécheresse. Ce sont là les surprises du film, et l’on ne peut qu’être saisi de perplexité lorsque l’un des protagonistes s’interroge : que serait devenu le Maroc si les juifs y étaient restés ?