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Le Crif : Comment avez-vous vécu et analysé la flambée de l’antisémitisme, qui était une composante de l’attaque terroriste du 7 octobre et qui a déferlé ensuite en Europe et en France particulièrement ?
Pierre-François Veil : comme tous les Français, j’ai d’abord été interloqué, abasourdi par l’attaque terroriste du 7 octobre en Israël, par sa sauvagerie, commise à grande échelle, à visage découvert et, ensuite, par les répercussions que cela a eu dans le reste du monde et en France en particulier, avec la violence qui s’est emparée d’une partie des esprits dans le monde. Comme si, par l’impact des images et des réseaux sociaux, sept milliards d’humains se voulaient directement acteurs, et pour certains acteurs fanatisés, du Moyen-Orient.
J’ai été frappé par le contraste où on voyait, d’un côté, les pouvoirs politiques des différents pays rester calmes, regardant la situation avec effroi mais de façon rationnelle et, d’un autre côté, une émotion mondiale incroyablement éruptive, parfois débordante d’agressivité et de violence, entraînée par la viralité des images.
On le vit en ce moment où des milliards d’individus dans le monde vivent en direct l’issue d’une prise d’otages touchant 240 personnes. Une prise d’otages, jusqu’à présent, était une sorte de fait divers. D’un seul coup, elle est devenue un événement qui intéresse la planète entière, qui suit le développement presque minute par minute, comme un psychodrame que chacun vit intimement.
Le Crif : Cela ne s’explique-t-il pas par le fait que, dans le passé, les otages étaient choisis parmi des responsables de médias (journalistes) ou d’État (diplomates, soldats) alors qu’il s’agit là de simples citoyens, des femmes, parfois des enfants et même des bébés ?
Pierre-François Veil : Oui, c’est vrai. Il n’en reste pas moins qu’une prise d’otage de plus de 240 personnes dont de nombreux enfants, femmes ou vieillards est transformée en acte politique, alors qu’il s’agit d’abord d’un crime contre l’Humanité. L’impact est phénoménal. On découvre aussi, progressivement, que des civils sont pris en otage par d’autres civils, de l’autre côté d’une frontière, avec d’un côté un pays qui est une démocratie et un État de droit inséré dans l’ordre international, et de l’autre un territoire hors droit, une zone de non droit où agit un groupe terroriste qui essaie de dicter sa loi au travers d’actes de prises d’otages.
Si les mêmes faits s’étaient déroulés dans n’importe quel pays, dans n’importe quel territoire, de la part de n'importe qui, on considérerait évidemment que les forces de l’ordre, voire les forces militaires, sont en droit d’agir car on est bien dans une situation au plus haut point criminelle qui appelle une intervention pour la faire cesser. Là, on assiste aussi à une sorte de banalisation du crime et même, à écouter certains, à une manipulation visant à magnifier l’acte criminel en prétendu héroïsme résistant !
Comment oublier à ce point la terrible réalité des faits ?! Ces tentatives actuelles de transformation de la réalité des faits est saisissante et très préoccupante. On le voit, avec les outils de communication actuels, où la surenchère et l’inculture s’allient pour développer du bruit et de la fureur, la production des amalgames et de « vérités alternatives » est devenue incroyablement répandue, déconnectée du réel et liée à un déferlement de haine ici en France ce qui est très inquiétant, d’abord pour notre communauté nationale et nos valeurs universelles.
Le Crif : Comment faire face en France à ce déferlement de haines, et aux déformations des réalités les plus criminelles ?
Pierre-François Veil : En tout cas, autrefois et il n’y a pas si longtemps en France, on se sentait protégés car on ne connaissait qu’une communauté, la communauté nationale et républicaine, qui considère chaque citoyen « sans distinction de race ou de religion », énonce l’article 1er de notre Constitution. Aujourd’hui, on ne peut que s’inquiéter de la montée des haines et des menaces. Vous vous rendez compte, des Français juifs recommencent à dissimuler leur nom, à dissimuler leur kippa, à enlever les Mezouzahs de leur portes…
Le Crif : Auriez-vous imaginé qu’on puisse vivre cela en France en 2023 ?
Pierre-François Veil : Jamais, en tout cas il y a encore dix ou quinze ans, on aurait imaginé qu’on en arriverait à cela en France. On n’a jamais atteint ce niveau de violence, à la fois physique dans de nombreux cas, et verbale, assumée comme telle en plus ! On entend aujourd’hui des propos incroyables, qui étaient inconcevables en France. Y compris chez un ancien Premier ministre, qui a tenu des propos qui relèvent ostensiblement du complotisme et de façon subliminale de l’antisémitisme. C’est incroyable d’irresponsabilité, et inédit, à ce niveau d’expérience de la chose publique en France. Quand on a exercé, comme Dominique de Villepin, les fonctions qu’il a eues et qu’on a sa culture, on connaît évidemment le sens et le poids des mots, c’est cela qui est grave.
Je ne fais de procès d’intention à personne, chacun peut aller trop loin dans ses propos mais, en ce cas, on les corrige. L’émotion légitime provoquée par ses propos aurait, à minima, pu l’amener à s’interroger sur le sens de ses propos. Or, il n’en a rien été, rien n’a été éclairci. C’est particulièrement grave venant d’un ancien Premier ministre, celui d’un vieux pays, la France, État-membre d’un vieux continent, l’Europe. Quand on a prononcé un discours fort de la France adressé au monde en 2003 (sur la guerre en Irak), je pense qu’on peut mesurer les propos qu’on tient vingt ans plus tard, sauf à invoquer l’âge et une perte de l’esprit, mais cette personnalité est encore jeune… [sourire]. Ce type de dérive est incroyable et inquiétante.
Bien sûr, je comprends parfaitement qu’on s’interroge sur la politique de tel ou tel pays ; comme tous les Français, je suis passionné de politique, je passe mon temps à m’interroger sur les propos ou décisions qu’a eu ou n’a pas eu le Président de la République, telle personnalité ou tel parti. Je pense qu’on peut naturellement questionner, contester, critiquer, tel ou tel aspect de la politique israélienne comme on peut s’interroger sur la politique américaine, russe, etc. bien sûr, tout cela est non seulement permis mais légitime en démocratie. Mais le déchainement des violences et dérives à connotation antisémites est actuellement hors norme, et en cela inquiétante et condamnable.
Ce qui est incroyable également c’est que, dans un pays comme la France qui aime tant la controverse politique, la force des contre-pouvoirs et de la société civile, on tienne pour quantité négligeable ce qui, en Israël, a constitué une sorte de « printemps juif », avec ces immenses défilés de citoyens israéliens qui, de samedi en samedi, ont fait vivre la démocratie et les oppositions. Ce qui a abouti à bloquer le projet gouvernemental sur la réforme de la justice et à préserver l’État de droit.
Le Crif : Comme si certains voulaient effacer le fait majeur qu’Israël est et reste une démocratie, faite de pluralité et de controverses…
Pierre-François Veil : Oui, et pour certains, ce n’est pas un aveuglement, c’est un bandeau volontairement attaché sur les yeux !
Le Crif : Comment expliquez-vous cela ?
Pierre-François Veil : Il y a à la fois une ignorance et une occultation du caractère démocratique, et pluriethnique aussi, de la société israélienne. Le regard porté sur l’international est aussi souvent binaire, simpliste et parfois caricatural, soit par méconnaissance, soit par idéologie, soit par préjugés, et souvent les trois : il y a les bons et les méchants, il y a ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, le tout est accentué par les outils de communication modernes, on aime ou on n’aime pas, le recul, le raisonnement et la nuance n’ont pas beaucoup de place. On est revenu au temps des gladiateurs, on lève ou on baisse le pouce !
Il y a, en plus, une grande méconnaissance d’Israël, de son histoire, de sa géographie, des traits de caractère de la société israélienne qui est à la fois très vivante et contrastée dans ses opinions, ses origines et ses réalités. De ce point de vue, il est affligeant de voir certains mouvements, qui se développent dans certaines universités de nos démocraties libérales, du côté des milieux dits féministes et progressistes, qui estiment qu’Israël porteraient atteinte aux libertés et qu’elles s’exprimeraient mieux à Gaza ! Tout cela interroge sur la clairvoyance et la capacité de ces mouvements à être simplement en prise avec la réalité.
Le Crif : Oui, on ne donnerait pas très longue vie à ces « féministes » ou prétendus « progressistes » s’ils venaient confronter leur militantisme, non pas dans le confort de quelques universités privilégiées mais face au fanatisme armé du Hamas…
Pierre-François Veil : Comme beaucoup de monde, je suis saisi par cette série d’aveuglements et très préoccupé.
Le Crif : On sait que pour la génération de votre mère, Simone Veil – et c’était aussi bien sûr la hantise de personnalités comme Élie Wiesel ou Jorge Semprun – l’inquiétude était qu’avec la disparition des derniers rescapés de la Shoah il serait plus difficile de transmettre l’Histoire et la Mémoire aux jeunes générations. Comment faire face à ce risque, bien réel, de perte de repères historiques, que faut-il renforcer prioritairement dans l’action publique ?
Pierre-François Veil : L’antisémitisme, et le crime contre l’Humanité qui en a résulté, ne datent pas d’hier, ni d’avant-hier. C’est un terrible virus, il mute, il se transforme, celui d’aujourd’hui n’est pas celui de l’affaire Dreyfus, ni celui du Moyen Âge, même s’il reste tout aussi nocif et dangereux. Il faut le combattre sur le bon terrain.
La difficulté aujourd’hui est qu’il se diffuse de manière virale par le biais des outils de communication d’aujourd’hui, qui privilégient le bruit et la fureur. Il est significatif que le Président de l’État d’Israël ait reçu récemment Elon Musk, qui dirige l’entreprise X (ex-Twitter), l’un des réseaux sociaux les plus influents au monde. Cette rencontre a son importance car il s’agissait naturellement de le sensibiliser aux conséquences de ce que fait ou ne fait pas le réseau social qu’il dirige, aux effets que provoque la propagation des pires injures, violences et thèses antisémites.
Le Crif : Les réseaux sociaux constituent le champ de bataille actuel, et donc une priorité pour la lutte contre l’antisémitisme et toutes formes de racisme ?
Pierre-François Veil : Oui, c’est le champ de bataille d’aujourd’hui et de demain. Sachant que, fondamentalement, la lutte contre l’antisémitisme ne doit pas se limiter à être une action défensive, même si elle est très importante : cette défense relève des États, c’est l’ordre et la justice. Si des personnes violent les lois, ils doivent être appréhendés, jugés et condamnés, et sévèrement dans ce cas aggravant d’antisémitisme et de racisme.
Ensuite, l’action de la société civile ne doit pas être seulement une « lutte contre » mais une « lutte pour » : nous devons, aujourd’hui en France, remobiliser activement nos concitoyens et les jeunes en particulier sur les vertus de l’universalisme, que la République française a toujours porté et qui a une grande importance aujourd’hui, puisqu’il y a de graves défaillances.
Trop de gens, en France, sont en train de s’inventer des communautés d’appartenance considérées comme supérieures – qu’elles soient régionales, religieuses, ethnico-culturelles… – qui seraient des protections plus fortes que la communauté nationale et républicaine. C’est une folie qu’il faut savoir stopper car elle trahit l’esprit et toute l’histoire de notre République.
Ce chantier de consolidation de l’universalisme républicain, il faut largement et activement le réinvestir. C’est fondamental car sinon chacun va se réfugier dans son particularisme et même en faire un ferment d’agressivité et le terreau d’une violence potentielle encore supérieure. Le danger est là. Il faut que tous les décideurs français, qu’ils soient institutionnels bien sûr mais aussi éducatifs, sociaux, médiatiques ou culturels, en prennent pleinement conscience et débouchent sur des décisions effectives et positives en ce domaine.
Le Crif : Dans le contexte actuel, êtes-vous quand même optimiste, ou pessimiste ?
Pierre-François Veil : Malgré toutes les inquiétudes et les graves dérives évoquées, je reste optimiste car les démocraties ont cette force extraordinaire d’être démocratiques, c’est-à-dire qu’elles ont la capacité de générer les anticorps qui les protègent.
Autant les sociétés qui n’ont jamais connu la démocratie ont du mal à sortir de la dictature – on voit bien par exemple la tentation de la Russie de re-plonger dans les vieux démons du tsarisme – autant les sociétés démocratiques, dans les épreuves, génèrent des défenses puissantes, face à des agressions extérieures ou intérieures.
Le Crif : C’est ce que vit aujourd’hui la démocratie israélienne mais certains, en France, diluent cette réalité de la combativité d’une démocratie face aux assauts du terrorisme dans le sujet du conflit israélo-palestinien, qui a son antériorité, qui aura sans doute sa postériorité, mais qui ne peut pas effacer la dimension terroriste de l’attaque du 7 octobre. On ne dit pas beaucoup non plus, en France, que l’intervention militaire israélienne contre le Hamas à Gaza a sans doute permis l’accord sur les premières libérations d’otages…
Pierre-François Veil : En effet, la libération des otages n’est pas arrivée par la main du miracle !
Le Crif : Il y a à l’œuvre des réécritures de l’histoire en cours ?
Pierre-François Veil : Chez certains peut-être mais je pense que l’opinion internationale est globalement sinon pro-israélienne en tout cas « pro ordre », elle voit très bien l’enjeu de la menace djihadiste et terroriste actuelle. Je suis frappé de voir qu’aucun pays arabe en relation avec Israël, notamment ceux qui étaient en dialogue dans les accords d’Abraham, n’ont interrompu leurs relations avec Israël.
Et pour nos démocraties, il y a sans doute une distinction à faire entre les opinions publiques et certains dirigeants, sachant qu’il y a toujours en démocratie et dans les oppositions le jeu permanent d’être « pour ce qui est contre » et « contre ce qui est pour » ! Pour les adeptes du bruit et de la fureur, la situation actuelle est une aubaine : pour un Mélenchon par exemple, elle laisse libre cours à sa vision théâtrale, conflictuelle, pour ne pas dire paranoïaque, de la vie publique.
Mais, heureusement, le peuple français dans sa grande majorité n’a pas ce penchant ; je pense qu’il perçoit bien, au contraire, ce qui menace les démocraties et aussi où se trouve l’intérêt de la France, au-delà des divergences du moment qui peuvent par exemple distinguer les positions des autorités françaises et israéliennes en ce qui concerne l’opportunité de la poursuite des opérations militaires contre le Hamas à Gaza.
À terme, je pense que, y compris dans le monde arabe d’ailleurs, le réalisme peut et va s’imposer en ce qui concerne la prise en compte, d’une part, de la nécessaire sécurité de l’État d’Israël et, d’autre part, la nécessaire reprise d’un dialogue avec les parties prenantes étatiques pouvant mettre en perspective une paix assurée dans la région, en respect avec les droits des Palestiniens, dont les factions doivent renoncer aux actions terroristes.
Les pays n’ont d’ailleurs pas besoin de s’aimer, ni besoin de se ressembler pour cohabiter. Ils ont en revanche besoin de s’admettre, de se reconnaître pour vivre côte à côte. Je pense qu’il peut y avoir à terme, après le conflit contre le Hamas, d’importantes convergences vers cet état de fait, qui a toujours caractérisé les relations internationales.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet, recueillis le 29 novembre 2023
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