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Le Crif : Des inquiétudes se font régulièrement jour dans le domaine éducatif, ces derniers mois encore, concernant des atteintes au principe de laïcité. Quelles sont, selon vous, les dispositions que le ministère de l’Éducation devrait à nouveau prendre ou renforcer ? Et, au fond, comment diffuser plus efficacement une pédagogie de la laïcité dans les établissements scolaires ?
Philippe Foussier : Les atteintes au principe de laïcité dans les établissements scolaires publics ne sont hélas pas un phénomène nouveau, mais les réponses qui y ont été apportées depuis plus de 30 ans ont trop rarement été à la hauteur des enjeux. Et si nous assistons aujourd'hui à une impressionnante recrudescence de ces manifestations, je n'en suis que peu surpris. Je ne reviendrai pas sur le fait que nous avons perdu 15 ans entre 1989 avec « l'Affaire de Creil » et le vote de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux ostensibles à l’école publique. 15 ans pendant lesquels la puissance publique a laissé croire qu'elle ne savait pas définir une position claire sur ces questions.
Mais entre 2002 et 2003, avec le premier rapport Obin (inspection générale de l'Éducation nationale), le rapport Stasi (du nom de l’ancien Médiateur de la République qui a présidé la Commission réunie à l'initiative du Président de la République Jacques Chirac) et le rapport Debré (mission d'information de l'Assemblée nationale), nous avions un diagnostic déjà alarmant des atteintes à la laïcité dont on n'a finalement retenu qu'un aspect : la proscription de tenues religieuses dans l'enceinte scolaire.
Les préconisations de ces divers rapports allaient bien au-delà ; on s'est, à mon avis à tort, focalisés sur le plus « visible, le voile islamique, délaissant notamment la contestation du contenu des enseignements voire de matières enseignées. Comment s'étonner aujourd'hui qu'un nombre significatif d'élèves assure désormais que la Terre est plate ? À force de laisser le relativisme prospérer, il devient une norme. Laisser régner une confusion entre croyance et connaissances, entre opinion et démonstration scientifique, constitue selon moi plus qu'une erreur, c’est une faute dont nous n'avons pas fini de payer les conséquences.
De manière plus générale, au-delà de ces questions, je déplore que nous nous soyons éloignés des missions que l'école de la République se voyait assigner par ses grands penseurs. « Le premier devoir d'une République, c'est de faire des républicains », assurait Ferdinand Buisson en 1903. Je suis surpris de constater que tous les systèmes scolaires au monde développent l'attachement des élèves aux institutions de chacun des pays ; il n'y a guère qu'en France que le dénigrement de notre modèle politique soit aussi développé. Avant même d'imaginer diffuser une pédagogie de la laïcité, il conviendrait au premier chef de développer une pédagogie de la République. Nous en sommes très loin. Flétrir la République est devenu un sport national, nous finirons par le payer cher.
Mais pour répondre plus précisément à votre question, je nous renverrais collectivement aux enseignements que nous pouvons tirer de l'action de Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale du Front populaire. Celui-ci avait en effet rédigé deux circulaires, en 1936 et 1937, proscrivant dans les enceintes scolaires publiques le prosélytisme certes religieux, mais aussi politique et philosophique. C'est la meilleure approche qui soit. À l'instar de ce grand républicain, je plaide pour que nous n'établissions pas de distinction entre les opinions diverses que peuvent avoir les élèves. Et donc la proscription doit leur être signifiée de les exprimer à travers un affichage qui les distingue les uns des autres.
« Les savoirs unissent, les croyances séparent », affirmait encore Jean Zay. Les croyances, les opinions sont respectables, du moment qu'elles s'inscrivent dans le cadre d'un respect mutuel bien sûr, mais ce n'est pas dans l'enceinte scolaire l'endroit ni le moment de les afficher. De la même manière qu'on n'y fait pas de prosélytisme politique, on ne doit pas davantage en faire dans le registre religieux.
Si j'avais donc des suggestions à faire à nos responsables publics, c'est de s'inspirer notamment de Ferdinand Buisson et de Jean Zay pour définir la conduite à tenir face à ces phénomènes.
Le Crif : Mais comment, dans une société très individualiste qui se segmente par centres d’intérêt et qui se fragmente parfois en communautés culturelles ou religieuses séparées, promouvoir de manière attractive, pour les plus jeunes notamment, une série de valeurs communes et les grands principes de l’universalisme républicain ? Est-ce encore possible en France en 2023 ?
Philippe Foussier : La pente naturelle de l'organisation en société, qui a d'ailleurs longtemps prévalu en France et qui domine à la surface de la planète, c'est en effet une société segmentée, une société d'ordres comme sous la France de l'Ancien Régime, ailleurs de castes, de tribus ou de communautés. Des communautés qui peuvent être d'ailleurs de natures très diverses, du social à l'ethnique, du culturel au religieux, etc., comme l'a très bien illustré par exemple le livre L'Archipel français de Jérôme Fourquet. Ce modèle d'organisation peut être soit plus ou moins délibéré, comme c'est le cas dans les pays anglo-saxons régis par des règles démocratiques, soit contraint, comme cela le fut jadis en Afrique du Sud. On se rassemble entre semblables, on ne se mélange pas ou peu, parfois même le brassage ou le métissage sont proscrits.
Le soft power anglo-saxon étant bien plus puissant qu'on ne l'imagine parfois, concordant de surcroît avec l'agenda politique d'un certain nombre de courants religieux, y compris intégristes, et ayant conquis les cœurs et les esprits d'une large partie de nos élites politiques, médiatiques et universitaires, c'est ce modèle qui aujourd'hui domine culturellement et pratiquement. La tendance est au repli, à l'affirmation identitaire, à l'exaltation des racines, voire de la « souche » (voyez quels courants politiques progressent régulièrement), la race, après avoir été disqualifiée par le nazisme, est redevenue en vogue, y compris dans des milieux dits « progressistes ». L'essence est bien davantage valorisée que l'existence, on préfère ainsi demander aux petits écoliers d'où ils viennent plutôt que dans quel avenir ils se projettent, générant ainsi une insidieuse mais efficace machine à consolider et reproduire les assignations identitaires. J'ajoute que les courants qui d'un côté comptabilisent les noirs dans l'équipe nationale de football et ceux qui de l'autre inventorient les « racisés » sur les plateaux de télévision ont finalement une même lecture réactionnaire de l'humanité. Ils pensent être opposés, ils sont en réalité les deux faces d'une même pièce, celle d'une monnaie frelatée qui prospère dans l'exaltation des différences et qui conduiront notre société au chaos si nous les laissons prospérer davantage.
Le Crif : L’esprit républicain peut faire contrepoids, non ?
Philippe Foussier : Oui. L'universalisme républicain s'est bâti selon une conception de l'Humanité presque totalement inverse (aux tendances à la différenciation). On y célèbre les ressemblances, on ne transige pas sur l'unité du genre humain, ni sur la nécessaire égalité en droits. Le relativisme culturel est considéré pour ce qu'il est, une idéologie qui cherche à justifier la différence des droits, entre ethnies, couleurs de peau, hommes et femmes, etc. Longtemps, la dynamique de l'universalisme républicain a prévalu dans notre pays, et la meilleure illustration concrète en est le taux assez exceptionnellement élevé de mariages « mixtes ».
Cet universalisme républicain a pour effet de ne pas réduire les personnes à leurs héritages et à leurs origines, de ne pas les enfermer dans des caractéristiques qu'ils n'ont pas choisies pour eux-mêmes. On considère les individus en fonction de leurs vertus individuelles et de leurs qualités propres, non en fonction de ce qu'ils représentent ou sont censés représenter, de leur apparence ou de la consonance de leur patronyme. C'est finalement toute l'opposition philosophique entre deux conceptions de l'Humanité divergentes. Unir ou diviser, rassembler ou distinguer, relier ou séparer...
L'une, l'universalisme, qui fait primer l'individu sur le groupe, le rattachant à une communauté plus large, définie selon des critères politiques et que la citoyenneté républicaine illustre parfaitement ; l'autre, pour qui le groupe prime sur l'individu, groupe ethnique, religieux, etc. Donc, pour répondre concrètement à votre question, l'universalisme républicain est certainement possible en France en 2023 mais il nécessiterait de déployer une énergie considérable pour inverser une tendance à la communautarisation déjà bien enkystée dans de nombreux pans de la société. Il faudrait pour cela des convictions et du courage. L'avenir nous dira si nos dirigeants en sont dotés.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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