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Publié le 27 Janvier 2023

L'entretien du Crif - Patrick Weil : « le système présidentialiste affaiblit le modèle démocratique »

L’universitaire et essayiste Patrick Weil, auteur de nombreux ouvrages et travaux sur la nationalité, l’immigration, la démocratie et la laïcité – parmi ses livres : « De la laïcité en France » (Grasset) ; « La laïcité, une idée pour réunir les Français » (Privat) ; « Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État » (Grasset) ; « Le sens de la République » (actuel-Folio) – répond ici à nos questions, notamment sur les menaces pesant actuellement sur les démocraties et les alertes émises récemment concernant les atteintes à la laïcité à l’école.

Le Crif : Derrière la guerre lancée en Ukraine par la Russie de Poutine, n’est-ce pas la démocratie qui est menacée ?

Patrick Weil : C’est l’ordre politique international qui est d’abord menacé par l’invasion d’un pays dont les frontières sont reconnues par la communauté internationale. La question posée est celle de la capacité de l’Europe démocratique à réagir à une agression impérialiste contre un État voisin, qui avait vocation d’intégrer, sinon l’alliance militaire de l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), du moins l’Union européenne (UE). Il est intéressant de relever que la réponse des Européens, avec celle les Américains, est de dire à l’Ukraine : ce n’est pas parce que vous ne faites pas partie de l’alliance militaire ou de l’Union européenne que nous ne ferons rien.

Cette réaction est intéressante car elle est au cœur du débat que j’évoque dans mon livre Le Président est-il devenu fou ?,  qui a eu lieu au moment de la ratification du Traité de Versailles, à l’automne 1919, entre les sénateurs républicains américains et le Président Wilson. On ne sait plus que, rattaché au Traité, était un autre traité dit de garantie, en fait une alliance militaire entre la France, l’Angleterre et les États-Unis, qui prévoyait l’intervention immédiate des Américains et des Anglais en cas d’agression de la France par l’Allemagne.

 

Le Crif : Un embryon d’alliance atlantique ?

Patrick Weil : Oui, l’OTAN avant la lettre. Plus largement la Société des Nations (qui a précédé l’ONU) prévoyait alors qu’en cas d’agression d’un État membre, les autres pays membres interviendraient pour le défendre. Les sénateurs républicains étaient d’accord pour une intervention immédiate en cas d’agression de la France. Ils voulaient s’assurer que dans les autres cas, le Président obtienne l’accord du Congrès, comme prévu par la Constitution américaine. Ils ne voulaient pas entraîner les États-Unis dans une logique interventionniste systématique, dans n’importe quel lieu de la planète.

Le même débat s’est posé pour l’Ukraine, qui est une démocratie en construction. L’Europe a fait le choix de ne pas accepter une invasion par un État – la Russie – qui est devenu un État non démocratique, dont le principal dirigeant s’inscrit dans la lignée, historique et psychologique, de Staline. En ce sens, le combat en défense de l’Ukraine est devenu aussi un combat de protection des valeurs des démocraties, qui permettent des élections libres, la garantie des droits individuels et des libertés publiques, l’indépendance des contre-pouvoirs (justice, médias, etc.). 

 

« Le modèle démocratique est aussi mis en cause par des forces intérieures aux États-Unis, au Brésil, et en France. »

 

Le Crif : Pensez-vous que globalement notre modèle démocratique est fortement menacé aujourd’hui ?

Patrick Weil : Le modèle démocratique est mis en cause par des agressions extérieures, par des régimes autoritaires, mais aussi par des forces intérieures, et on le voit très nettement aux États-Unis, au Brésil, et en France. On peut remarquer que ces trois pays ont des régimes présidentiels, des systèmes politiques où les citoyens doivent élire une personnalité à une présidence qui dispose de pouvoirs étendus. Avec une question devenue permanente, obsédante, et qui est assez dramatique : mais qui va être le prochain ou la prochaine, pour éviter un candidat autoritaire ? Ce type de question ne se pose pas dans un régime parlementaire, par exemple, en Allemagne, en Espagne ou en Angleterre.

 

Le Crif : Le primat démocratique serait réduit par le système, ou mode d’élection, présidentiel ?

Patrick Weil : Par le système présidentialiste. La prévalence des réseaux sociaux et de la personnalisation de la vie publique amplifie le pouvoir présidentiel et la fragilisation du système démocratique. Par ailleurs, les États-nations maîtrisent de moins en moins la destinée des peuples, en matière financière ou budgétaire. Ce qui les expose aux assauts des démagogies populistes. L’obsession présidentialiste, particulièrement en France, pourrait être réduite par un rééquilibrage des pouvoirs, qui serait de nature, oui, à mieux protéger la démocratie.

 

Le Crif : Un tel rééquilibrage des pouvoirs pourrait amortir les contestations populistes ?

Patrick Weil : Oui. Les régimes parlementaires offrent une stabilité démocratique plus forte que les régimes « présidentialistes ».

 

« Les démocraties doivent impérativement réfléchir à leur renforcement par des réformes intérieures. » 

 

Le Crif : En France, on a pourtant vu les électeurs s’adapter, par exemple aux dernières législatives, en élisant une Assemblée nationale sans majorité absolue, obligeant ainsi la majorité présidentielle à s’ouvrir à des compromis avec des oppositions…

Patrick Weil : Oui, car les citoyens n’ayant pas des institutions démocratiques adaptées font ce qu’ils peuvent. Ils ont voté Emmanuel Macron à la présidentielle, plutôt par défaut, pour faire barrage à Marine Le Pen, et ils ont ensuite empêché le Président nouvellement élu d’avoir une majorité. On avait promu l’instauration du quinquennat comme un « plus démocratique » alors qu’il renforce la concentration des pouvoirs présidentiels. Je m’étais élevé contre cette réforme institutionnelle, dès septembre 2000 (cf. art. « Non au cumul des pouvoirs, par Patrick Weil », publié dans le journal Le Monde, le 15 septembre 2000, disponible ici). 

Rappelons que dans la Constitution, c’est le Premier ministre, responsable devant l’Assemblée nationale, qui est chef de l’exécutif, « il détermine et dirige l’action du Gouvernement ». La pratique d’aujourd’hui n’est donc pas conforme au texte de la Constitution. Au-delà de l’élection du Président au suffrage universel, c’est le quinquennat qui a produit cela. Il a provoqué une embolie au sommet de l’État car tous les dossiers remontent au Président, venant de tous les ministères et ne peuvent pas, naturellement, être tous correctement traités. Cette concentration tend aussi à déresponsabiliser les Ministres et à rendre les postes ministériels (et de parlementaires) moins attractifs pour les citoyens les plus compétents. Le tout affaiblit la démocratie, dont le principe est fondé sur des pouvoirs partagés.

Dans un contexte de menaces extérieures, les démocraties doivent donc impérativement réfléchir à leur renforcement par des réformes intérieures. En France, ce n’est pas un sujet secondaire mais essentiel.

L’article 31 de la loi de 1905, qui sanctionne tout type de pression sur autrui, a été trop longtemps ignoré.

 

Le Crif : Concernant la laïcité, autre sujet sur lequel vous avez beaucoup travaillé et écrit, des signaux d’alerte ont été émis récemment encore dans le domaine de l’Éducation, avec notamment l’émergence de tenues vestimentaires qui contournent la loi de 2004, interdisant les signes religieux ostensibles à l'École publique. Partagez-vous ces alertes, dans quelle mesure faut-il les considérer ?

Patrick Weil : Je ne souhaite pas tomber dans le panneau, qui consiste à évoquer un problème particulier qui peut se poser, sans rappeler les fondements du principe de laïcité qui est un principe de liberté protégée. En démocratie, la loi énonce des règles. Face à certains faits, des interprétations diverses peuvent exister, le juge étant, en dernier ressort, celui qui tranche entre elles.

La laïcité assure la liberté de conscience de façon absolue, et la liberté de culte, sous réserve d’atteinte à l’ordre public ou de pressions sur les personnes.

La liberté de conscience et la liberté des cultes, qui sont proclamées dans l’article 1er de la loi de 1905, sont d’abord garanties par la séparation des Églises et de l’État. Cela a supprimé le statut de culte privilégié (qui était principalement celui de l’Église catholique, mais aussi protestante et israélite jusqu’à 1905), les citoyens (croyants et non croyants) devenant égaux devant un État neutre. Cela a aussi mis fin au monopole que pouvait avoir telle ou telle organisation cultuelle, comme le Consistoire sur le culte israélite : les cultes sont organisés dans et par des associations locales librement constituées par des croyants se réunissant pour pratiquer leur culte à leur façon.

La liberté de culte a une deuxième dimension, elle punit toute pression. L’article 31 de la loi de 1905 édicte que toute pression exercée sur autrui, soit pour l’empêcher d’exercer sa religion (c’est-à-dire de manifester sa foi extérieurement), soit pour l’y contraindre est passible d’une amende et d'une peine de prison. Cette disposition légale a été tellement oubliée qu’on en est arrivé récemment à cette étrange situation où on a vu un article de la loi Blanquer de 2019  punir les pressions à l’école d’une peine plus faible que celle prévue dans l’article 31 de la loi de 1905, qui punit les pressions partout, que ce soit à l’école, dans la rue ou à la maison !

De même, quand un Imam de Toulouse a dit, dans un prêche, « mort aux Juifs », et que le juge a estimé en première instance qu’il ne faisait que lire un verset du Coran. Et ce, alors que l’article 35 de la loi de 1905 permet de sanctionner pénalement tout ministre du culte qui appelle à se soulever contre d’autres citoyens sans pouvoir invoquer l’origine sacrée de son sermon. Dans le procès, personne n’a invoqué cet article 35, simplement par ignorance ! Ces dispositions pénales de la loi de 1905 ont été trop longtemps ignorée.

Concernant l’espace scolaire, en 2003 lors des travaux de la Commission Stasi, ce qui a été relevé ce sont les pressions qui s’exerçaient sur des jeunes filles qui ne portaient pas le voile. C’est précisément pour contrer ces pressions que la loi de 2004 a prévu d’interdire les signes religieux ostensibles à l’École publique (permettant de fait aux jeunes filles désireuses de porter un voile de le faire dans les écoles privées sous contrat).

 

« La laïcité, c’est la liberté de croire et de ne pas croire sans pression. »

 

Le Crif : Depuis, y a-t-il une montée des pressions exercées sur les jeunes filles scolarisées, pouvant conduire, par le port de certains vêtements (jupes abayas) à des contournements de la loi de 2004 ?

Patrick Weil : Deux questions se posent sur ces jupes, qui ont fait l’objet de réclamations venant de responsables de l’enseignement public. Ces vêtements sont-ils ostensibles ? Oui, dans la mesure où ces vêtements ne sont pas discrets. Sont-ils religieux ? Les avis divergent et les autorités concernées doivent trancher sous le contrôle, le cas échéant, du juge. Ce que je remarque c’est que des campagnes ont été menées sur les réseaux sociaux, avec peut-être des menaces, contre celles qui ne porteraient pas de tels vêtements, par des individus leur donnant une dimension religieuse. C’est dans ce contexte, et en considérant ces éléments, que le ministère de l’Éducation doit prendre sa décision.

 

Le Crif : Vous rappelez en tout cas que toute pression et contrainte religieuse, du point de vue de la loi, qu’elle s’exerce dans l’espace scolaire ou dans l’espace public (de la rue), ou même dans l’espace privé (du domicile), sur une personne est donc, en soi, condamnable ?

Patrick Weil : Totalement. Ce qu’il faut souligner est que la laïcité c’est la liberté de croire et de ne pas croire sans pression. Y compris entre coreligionnaires.

 

Le Crif : Le primat de la liberté individuelle de conscience, doit donc continuer de s’imposer ?

Patrick Weil : Oui. On a le droit de faire campagne pour une religion, on n’a pas le droit d’exercer des pressions ou des menaces. Bien compris, cela permet d’intervenir, dans l’esprit de la loi, avant d’aller devant le juge. Voici deux exemples, qui m’ont été rapportés. Une maman, volontaire du service de la cantine scolaire, lance à un élève : « toi, tu n’as pas le droit de manger du porc ! ». Cette mère de famille, par ailleurs auxiliaire du service public, ne peut pas faire cela, au titre de l’interdiction des pressions exercées sur autrui pour des raisons religieuses, c’est l’interdiction prévue par l’article 31 de la loi de 1905. Le rappel à la loi est tout à fait possible, aujourd’hui, dans un tel cas.

Deuxième exemple, est-ce qu’un enfant de 10 ans peut emmener son tapis de prière pendant un voyage scolaire d’une quinzaine de jours ? Oui, c’est autorisé. Car sinon, ce serait une pression qui, dans l’autre sens, viserait à empêcher le libre exercice du culte,  par exemple avant le coucher, donc en dehors du temps scolaire habituel. L’interdiction de cette pression relève du même article 31 de la loi de 1905.

Cet article 31 est très important. Trop longtemps oublié, il peut être invoqué contre les pressions qui sont toujours illégales, soit dans un sens (l’injonction religieuse sur un enfant par exemple à la cantine) soit dans un autre (l’interdiction de pratiquer sa religion hors du temps scolaire). Sa connaissance permet à chacun et chacune d’intervenir dans la vie quotidienne pour défendre la liberté individuelle de conscience qui est au fondement de la laïcité.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

 

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