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Le Crif : On a vu, au début de l’opération terrestre de Tsahal, des incursions consistant à opérer de nuit des allers-retours dans la bande de Gaza ; quel est l’intérêt de ce type d’incursions du point de vue strictement militaire ?
Le Général Trinquand : c’est ce qu’on appelle des raids blindés, c’est-à-dire qu’après l’intervention des unités commandos qui ont opéré pendant plusieurs nuits à Gaza pour préciser le renseignement, voire détruire quelques cibles, il s’est agi, sur des objectifs plus difficiles, d’envoyer des blindés (chars), dotés d’une grande puissance de feu, accompagnés d’autres véhicules blindés qui protègent le personnel à pied, lequel débarque sur l’objectif visé. Le but, dans ce type d’opération et d’aller-retour est de ne pas rester à Gaza afin naturellement éviter d’être pris dans les mailles du filet du Hamas, qui tend un certain nombre de pièges.
Ces raids blindés, qui se sont déroulés deux premières nuits consécutives, ont été opérationnels en des lieux différents. La troisième nuit (du vendredi 27 octobre au samedi 28 octobre), on a constaté que l’intensification avait augmenté. Une phase de guerre électronique s’est d’abord ouverte, avec le « black out » complet sur la bande de Gaza, empêchant toute communication et toute visibilité des opérations de Tsahal. Il faut ensuite relever que cette intensification intervient la nuit, que Tsahal est très bien équipé notamment des meilleurs instruments de vision nocturne, avec des caméras thermiques et des lunettes à intensification de lumière. Ceci permettant une attaque sur trois axes différents de façon à créer la surprise et de poursuivre, en même temps et plus en profondeur, ce qui avait été commencé pendant les deux nuits précédentes.
Le Crif : En quoi, du point de vue strictement militaire, la dimension terrestre de l’intervention est considérée par Tsahal non seulement comme utile mais indispensable ?
Le Général Trinquand : Tout simplement parce que l’un des objectifs majeurs fixés est la destruction du Hamas, cela ne peut pas se faire exclusivement par les airs. Il y a des tunnels, où se trouvent les combattants armés et armements du Hamas, sans doute aussi des otages. Il faut donc pouvoir intervenir dans ces tunnels et ce sont les forces à pied qui peuvent le faire. Voilà pourquoi il y a complémentarité entre forces aériennes, forces terrestres et guerre électronique.
Le Crif : Couverts par les blindés, les soldats d’infanterie sont donc amenés à combattre au sol, et en sous-sol. En quoi, à ce stade, les souterrains sont un enjeu majeur dans les combats engagés entre Tsahal et le Hamas ?
Le Général Trinquand : Ils sont un enjeu majeur parce qu’ils constituent d’abord la protection du Hamas : à l’intérieur de ces tunnels il y a des lieux de repos, des sites de commandement, les stockages de munitions, des combattants armés du Hamas et, peut-être, leurs otages.
La deuxième fonction et utilisation des tunnels, c’est le mouvement. Ils permettent une mobilité des hommes du Hamas, quand il y a une opération de l’armée israélienne au-dessus, ces tunnels permettent aux combattants terroristes du Hamas de passer ailleurs, sur les côtés ou derrière. Ces tunnels sont des lieux utiles de défense pour le Hamas, ils sont donc désormais visés en priorité par Tsahal qui cherche et cherchera à les neutraliser.
Le Crif : Connaît-on les dimensions et le kilométrage de ces tunnels, utilisés ainsi en bases souterraines par le Hamas ?
Le Général Trinquand : On estime que ces tunnels peuvent aller jusqu’à 500 kilomètres (kms) au total, ce qui est énorme dans une zone, la bande de Gaza, qui est réduite (ndlr : longueur de 40 kms, largeur variant de 6 à 12 kms). En tout cas, il y a beaucoup de tunnels, ils sont de grande taille et souvent sur plusieurs étages, à certains endroits il peut même y avoir cinq étages de tunnels. Ils font en moyenne deux mètres de largeur sur deux mètres de hauteur à peu près. Ils peuvent même permettre, à l’intérieur de ces tunnels, des circulations rapides en moto. C’est donc un réseau très important qui est d’ailleurs appelé « le métro ».
Le Crif : Dans les combats engagés, on peut considérer qu’il y a ou il y aura donc des combats au corps-à-corps entre soldats israéliens et combattants du Hamas ?
Le Général Trinquand : Oui, il peut y avoir des combats au corps-à-corps. Les soldats de Tsahal peuvent se retrouver face à des terroristes du Hamas dans ces tunnels ou au-dessus dans les immeubles. La difficulté aussi pour les soldats israéliens est d’avoir possiblement face à eux des combattants qui agissent comme des kamikazes, des bombes humaines qui se font exploser au moment de l’approche des soldats de Tsahal.
Le Crif : Au-delà de ces combattants fanatisés, le terrain peut aussi contenir de nombreux pièges ?
Le Général Trinquand : Les pièges peuvent en effet être partout : dans les tunnels, dans les rues, dans les immeubles, avec des mines et des explosifs.
Le Crif : Est-ce que les équipements de détection de Tsahal peuvent déjouer ces pièges, dans le domaine du déminage ?
Le Général Trinquand : Oui, l’avantage de Tsahal est sans doute sa supériorité technologique mais elle ne peut tout éviter. L’avantage, relatif mais réel, du Hamas est sa connaissance parfaite du terrain (et du sous-terrain) et d’avoir préparé sa zone de défense.
Le Crif : En ce qui concerne les effectifs armés, pouvez-vous nous rappeler le rapport de force entre le Hamas et Tsahal ?
Le Général Trinquand : Dans les estimations, Tsahal représente au total 500 000 hommes et femmes, le Hamas représentant 20 000 combattant(e)s armé(e)s. Mais il faut préciser qu’une bonne partie des effectifs de Tsahal (réservistes compris) sont positionnés ailleurs qu’à la frontière de la bande Gaza, en Cisjordanie et en particulier au Nord, par exemple près du plateau du Golan (à la frontière avec la Syrie) et près de la frontière avec le Liban afin d’être en capacité de répliquer rapidement aux attaques du Hezbollah, puissamment armé par l’Iran.
Toute l’armée israélienne n’est donc pas au Sud du pays à la frontière de la bande de Gaza. La technologie est un avantage certain pour Tsahal mais on estime, d’une manière générale dans ce genre de configuration où une zone est défendue au sol, qu’il faut un rapport de 1 à 10 entre ceux qui la défendent et ceux qui veulent y déloger ou éliminer des combattants. La technologie peut réduire ce rapport mais une force supérieure en effectifs reste nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.
Le Crif : Certains analystes estiment que l’opération terrestre de Tsahal doit être massive, en effectifs déployés, pour réussir pleinement, est-ce votre avis ?
Le Général Trinquand : Je pense, du point de vue de l’efficacité militaire, que Tsahal a intérêt à continuer ses incursions en raids terrestres, comme elle a commencé à le faire, conjuguées à des raids aériens très ciblés sur les positions souterraines du Hamas. Cela va sans doute s’amplifier. Le danger pour Tsahal serait de s’engluer dans le dispositif défensif du Hamas au sol. L’armée israélienne a donc plus intérêt à agir par une succession d’opérations coups de poing même si certaines doivent être massives.
Le Crif : Les effectifs armés du Hamas seraient donc de 20 000 ?
Le Général Trinquand : Oui mais il s’agit d’une estimation, il est difficile de la préciser aujourd’hui. Est-ce que les effectifs des combattants tués du Hamas sont remplacés ou non par d’autres, qui arriveraient en renfort ? C’est l’une des questions soulevées, sans réponse précise possible, en tout cas dans l’immédiat.
Le Crif : Dans les victimes évoquées dans cette guerre, le Hamas avance des chiffres globaux et indifférenciés de victimes, prétendant qu’elles sont majoritairement civiles, sans qu’aucune vérification ne soit ni voulue par le Hamas, ni possible à Gaza…
Le Général Trinquand : Oui, rien ne peut être vérifié mais on est certain que les chiffres donnés par le Hamas sont probablement faux. Les chiffres et allégations du Hamas doivent bien sûr être pris avec une grande distance et précaution. Les Israéliens ne sont pas pour autant en mesure de donner les chiffres de ceux qu’ils ont atteints, si ce n’est quand ils ont identifié les chefs qu’ils ont éliminés.
Le Crif : Aux vues des premières opérations terrestres et de leurs modalités, quelle peut être la durée de cette phase ?
Le Général Trinquand : La durée est difficile à déterminer. Cette durée va dépendre des résultats obtenus et évalués par Tsahal dans ses objectifs. L’armée israélienne se fixe des objectifs précis, ces objectifs évoluent tous les jours en fonction des opérations menées précédemment et de leurs résultats.
Quand Tsahal considèrera qu’elle a cassé suffisamment les structures du Hamas ? Il ne faut d’ailleurs pas se leurrer. Il ne s’agit pas d’éradiquer le Hamas, c’est une mission impossible dans la mesure où le Hamas représente aussi une idéologie mortifère certes mais qui est dans la tête des combattants et d’un certain nombre d’habitants de Gaza.
En revanche, casser le dispositif militaire du Hamas est quelque chose de réaliste, dispositif du Hamas comprenant ses infrastructures, sa hiérarchie, ses combattants et ses armements. À un moment, Tsahal va devoir mesurer et préciser qu’elle a atteint son objectif stratégique. Cela ne veut pas dire destruction à 100 % du dispositif, elle pourra à un moment dire qu’elle l’a suffisamment détruit pour assurer la protection de l’Etat et du peuple israélien.
Le Crif : Une sécurité durable d’Israël est recherchée dans le contexte dramatique qu’on connaît, du point de vue humanitaire notamment et dans un environnement régional inflammable aussi…
Le Général Trinquand : Oui, rappelons que tout cela se situe dans une situation politique qui change, avec cette nécessité rappelée notamment par la France et les États-Unis de projeter un horizon pouvant comprendre deux États, l’État d’Israël et un État palestinien. Car sans horizon ou solution politique, la guerre risque de se reproduire dans cinq ou dix ans.
Des puissances alliées d’Israël jouent naturellement un rôle en ce domaine. L’opinion israélienne elle-même a un rôle car elle était divisée sur cet enjeu politique et la majorité des Israéliens n’est pas forcément là où on croit aujourd’hui, à savoir du côté des positions les plus fermées et dures de Benyamin Netanyahou. À l’avenir, rien n’est figé en ce qui concerne les positions d’Israël, son opinion publique voyant aussi que sa sécurité est aussi conditionnée par une solution politique viable qui peut être configurée et organisée, évidemment pas immédiatement mais parallèlement et à l’issue de cette guerre.
Le Crif : Dans la phase militaire actuelle, le rôle militaire des alliés d’Israël, les États-Unis ou les Européens, est-il simplement dissuasif pour éviter une extension du conflit ou est-il participatif en matière de soutiens ?
Le Général Trinquand : Il y a deux volets dans le rôle des alliés d’Israël. Il est d’abord dissuasif en effet car il faut absolument éviter l’escalade et écarter le risque d’extension de la guerre, ce qui aurait des effets encore plus dramatiques. Le rôle des alliés d’Israël consiste aussi à apporter un soutien actif : les Américains fournissent par exemple beaucoup de munitions, en particulier pour assurer le « dôme de fer » qui vise à protéger le ciel d’Israël quand des missiles sont lancés vers son territoire. Cette protection est essentielle actuellement. Il y a aussi un soutien en matière de renseignements, qui intervient préalablement, voire pendant, les opérations de Tsahal.
Il n’est pas impossible qu’il y ait des commandos ou des éléments de haut niveau américains qui aident Tsahal, peut-être pas directement dans l’action à Gaza mais dans la perception de ce que peuvent faire, sur le terrain au sol, des unités et commandos israéliens.
Le Crif : Vous voulez parler de soutiens en renseignements satellitaires, électroniques et humains américains ?
Le Général Trinquand : Certainement satellitaire oui, mais aussi soutien dans la conception des actions menées. Relevons par exemple que c’est le Général américain qui, dans un passé récent, a été aux commandes de la libération de Mossoul (Irak) de l’emprise des djihadistes, et qui a été envoyé pour être placé auprès de l’état-major israélien après l’attaque terroriste lancée par le Hamas le 7 octobre dernier. Les leçons apprises à Mossoul sont ainsi, assez directement, mises en perspective d’un point de vue opérationnel pour la bataille menée actuellement par l’armée israélienne dans la bande Gaza contre le Hamas.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet, le 28 octobre 2023
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