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Publié le 27 Mai 2024

L'entretien du Crif - Ilana Cicurel : L’enjeu de ces élections est civilisationnel

Députée sortante au Parlement Européen, Ilana Cicurel (Renaissance), spécialiste des questions éducatives et universitaires, soutient activement Valérie Hayer en cette campagne des élections européennes du 9 juin. Elle répond aux questions de Jean-Philippe Moinet sur les enjeux majeurs de cette échéance électorale, sur ce qui l’oppose fondamentalement à la fois à la gauche radicale LFI et l’extrême droite RN. Elle avance les arguments qui sont destinés à réduire la forte abstention mesurée actuellement par les instituts de sondages pour ces élections. Elle énumère par ailleurs les actions qui doivent être renforcées pour faire face à l’antisémitisme, notamment dans les universités.

Le Crif : Quels sont, à vos yeux, les enjeux majeurs des élections européennes du 9 juin ?

Ilana Cicurel : En 1943, depuis Londres, la philosophe Simone Weil écrit que son attachement à la France, ce « patriotisme de compassion » qu’elle a théorisé dans son livre-testament L’enracinement, est né de « la tendresse » qu’elle a soudain ressentie pour une « chose belle, précieuse, fragile et périssable ». Cela fait écho à ce que m’inspire notre Europe et que je voudrais partager avec vos lecteurs.

Notre Europe est en danger existentiel. Ce n’est pas une formule de campagne. C’est une réalité. Nous sommes à un moment de bascule potentiel et nous avons une responsabilité historique. Le Brexit a eu un effet paradoxal. Il a, à la fois, produit une consolidation de l’unité européenne, qui a donné lieu à un mandat exceptionnel au cours duquel nous avons pris des décisions sans précédent : emprunt en commun de 800 milliards d’euros, qui nous a permis de financer le plan de relance et d’éviter une crise économique majeure liée au Covid tout en lançant une dynamique de réindustrialisation, le pacte vert, l’émergence d’une Europe de la santé, la mobilisation forte pour venir en aide à l’Ukraine face à l’agression russe.

Dans le même temps, et peut-être en réaction, on assiste à la montée des populismes et des partis anti-européens partout sur le continent, soutenus par des puissances opposées à l’Europe qui s’attaquent au modèle de société dont nous sommes porteurs. L’enjeu de ces élections est civilisationnel.

 

 

« L’extrême droite, de manière extrêmementperverse, se présente comme la garante de notre civilisation et de notre modèle de société fondé sur les libertés, alors qu’elle en est le fossoyeur »

 

 

Au cours de ce scrutin, nous allons être appelés à dire stop ou encore au miracle européen qui nous a mis à l’abri de la guerre pendant 79 ans. Cette paix est le fruit du courage dont nous avons fait preuve avec nos alliés pour défaire le nazisme. Pas de l’esprit de défaite. Aujourd’hui, nous sommes à la fin d’un cycle et il nous faut faire preuve de lucidité et de détermination.

Nous avons deux ennemis. D’un côté, l’islamisme qui s’appuie sur l’extrême-gauche passée de la complaisance à la complicité, par un mélange de calcul bassement électoraliste et de pari sur le chaos. De l’autre, l’extrême droite qui, de manière extrêmement perverse, se présente comme la garante de notre civilisation et de notre modèle de société fondé sur les libertés et l’émancipation alors qu’elle en est le fossoyeur. La tournure autoritaire prise par ses alliés une fois au pouvoir nous donne un aperçu de ce qui risquerait d’arriver si, à dieu ne plaise, le RN venait à l’emporter aux Européennes puis aux élections nationales. L’exemple hongrois est éloquent : 90 % de la presse sont entre les mains de

Victor Orban, la liberté académique est abolie, l’indépendance judiciaire mise à mal, le système éducatif à la dérive avec la célébration de héros fascistes et antisémites et une médiocrité qualitative guidée par le projet, à peine voilé, d’avoir des élèves moins instruits et donc plus dociles, sans parler de la désignation de l’homme d’affaire juif Soros comme l’ennemi public n°1… Est-ce cela que nous voulons pour nos enfants ?

Je sais que certains concitoyens juifs sont tentés par le vote d’extrême-droite. Cela me désespère. Sont-ils dupes de cette posture de défense des juifs et d’Israël qui n’est animée que par une haine anti-musulmans ne faisant aucune distinction entre islamisme et islam, doublée d’une manipulation cherchant à abolir le dernier obstacle vers sa soi-disant normalisation ? Ce soutien de façade ne passera pas l’épreuve du temps. Le vernis est déjà écaillé.

Interrogé sur la liberté de religion, Jordan Bardella n’a pas hésité à se prononcer pour l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement et même de toute importation de viande cacher. L’histoire juive nous enseigne que l’absence d’accès à la viande cacher est toujours le prélude d’une impossibilité de rester implantés dans un pays. Les liens que les responsables tenant les cordons des finances de l’écosystème du RN ont tissé, hier avec le GUD, aujourd’hui avec Soral et Dieudonné, ne laissent aucun doute sur la supercherie.

 

« Pour convaincre, nous devons aussi porter de manière positive et volontariste l’Europe comme promesse »

 

 

Le Crif : Comment expliquez-vous le taux d’abstention, mesuré actuellement encore à plus de 50% ? Et comment convaincre les électeurs/trices d’aller voter le 9 juin, quel(s) argument(s) peuvent, selon vous, contribuer à « réveiller » l’électorat modéré en particulier ? 

Ilana Cicurel : Vous avez tout à fait raison d’insister sur le défi de l’abstention. La surprise peut venir du taux de participation. Nous avons, nous partis pro-européens, une part de responsabilité de n’avoir pas toujours porter de manière assez explicite notre détermination à défendre notre modèle de société. Les partis modérés doivent tenir cette ligne de crête : défendre notre civilisation face à l’islamisme sans tomber dans un populisme qui entraînerait nos démocraties dans un engrenage autoritariste qui nous ferait perdre ce qu’il était question de préserver.

C’est ce que le Président Macron avait en tête quand, dans son deuxième discours de La Sorbonne, il a parlé du danger de voir la civilisation européenne disparaître. Je suis fière d’avoir obtenu le soutien majoritaire du Parlement européen pour exiger que le contrôle de la distribution des fonds européens soit accru afin de vérifier que leur utilisation est conforme à nos valeurs fondamentales. Une manière de lutter contre l’entrisme islamiste. Fière aussi d’avoir obtenu que soit votée en séance Plénière, dans le cadre du contrôle budgétaire, une condamnation de l’antisémitisme et des appels à la haine contenus dans les manuels palestiniens. Nous avons demandé que le financement de l’éducation dans les territoires palestiniens soit conditionné par leur retrait immédiat et par la mise en place d’un groupe de travail européen pour accompagner la refonte de l’ensemble du curriculum scolaire palestinien.

Pour convaincre, nous devons aussi porter de manière positive et volontariste l’Europe comme promesse. Dans la période d’inquiétude que nous traversons, il faut être très concrets, partir des préoccupations des Français et démontrer que l’Europe est souvent la seule façon d’apporter une réponse pertinente aux questions nationales. Face à l’instabilité et les désordres du monde, l’Europe doit investir dans une industrie de la Défense. Pour reprendre le contrôle du pouvoir d’achat, il faut bâtir une autonomie énergétique et un marché européen de l’électricité qui nous permettra de sortir de la dépendance vis-à-vis des puissances qui font de l’énergie un usage géopolitique offensif.

Pour faire face aux enjeux de Santé, nous devons dans le prolongement de notre investissement dans la production de vaccins qui a  fait de nous le premier producteur de vaccins pendant le Covid - 3 milliards de doses produites par an - investir dans la recherche contre le cancer, la maladie d’Alzheimer. En matière environnementale, l’échelle européenne est indispensable. Dans le domaine de l’éducation, la poursuite de la démocratisation d’Erasmus avec le développement de la mobilité européenne des apprentis et la systématisation des échanges des meilleures pratiques pédagogiques européennes, nous sommes en train de faire de l’Europe une puissance éducative.

 

 

« Rendre à l’universitéson rôle de lieu de formation des esprits critiques est une urgence. La bataille devra se mener à l’échelle européenne »

 

 

Le Crif : comment endiguer la montée de l’antisémitisme, enregistrée depuis le 7 octobre, montée très inquiétante en Europe et en France particulièrement ? Quels types de mesures doivent-être prises ou renforcées pour faire face à ce fléau ? Dans les universités, il y a eu des dérives graves, attentatoires aux libertés élémentaires des étudiants (à Sciences Po notamment) ; des mesures de particulière fermeté ne doivent-elles pas être prises ?

Ilana Cicurel : La montée de l’antisémitisme est toujours le signe d’une crise morale et politique. Ce qui se passe dans les universités françaises est extrêmement inquiétant. On a beaucoup parler de Sciences Po. J’ai appris avec stupéfaction que l’Ecole normale supérieure et l’Ecole des hautes études en sciences sociales avaient décidé de fermer de peur que les occupations liées aux manifestations « pro-Palestiniennes » ne dégénèrent. C’est à la fois le signe d’une volonté de lutter contre ce phénomène et en même temps la manifestation d’une certaine impuissance. C’est d’une gravité extrême car les étudiants mobilisés sont minoritaires et que cela aboutit à une privation du droit au savoir.

Nous ne sommes pas dans la même situation qu’aux Etats Unis et on voit bien que nos institutions éducatives cherchent à éviter l’embrasement. J’ai été bouleversée par le témoignage de la présidente de l’UEJF de l’Université de Strasbourg, qui a évoqué le cas de plusieurs étudiants qui ont cessé de venir en cours après le 7 octobre car, sans aucun engagement particulier, leur patronyme étant juif, ils avaient subi des injures et des injonctions à se désolidariser du prétendu « génocide israélien ».

Comment lutter contre cette nouvelle forme d’antisémitisme ? Le phénomène n’est pas nouveau. Dans son livre La réprobation d’Israël, écrit au moment de la guerre du Liban de 1982, Alain Finkielkraut établissait une distinction entre la critique légitime de la politique d’un gouvernement et la négation du droit à l’existence qui ne frappait qu’un pays : Israël. L’un des enjeux est de faire adhérer nos concitoyens à la définition de l’antisémitisme, selon l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui comprend l’antisionisme conçu précisément comme la privation du droit à l’existence d’un Etat. L’Assemblée nationale l’a adoptée dans une résolution non contraignante mais qui a vocation à influencer les juges dans leur application de la loi. Pourquoi ne pas y faire adhérer les Universités ? Cela serait accompagné d’un travail pédagogique.

Plus fondamentalement, nous devons travailler à un réexamen de l’enseignement scolaire et universitaire de l’histoire du conflit israélo-palestinien, qui doit être abordé dans sa complexité, loin de tout manichéisme, développer une initiation à l’identification des structures récurrentes du complotisme - dont l’antisémitisme est un cas particulier - et renforcer l’esprit critique.

D’une manière beaucoup plus fondamentale, il faut mener une réflexion approfondie pour que nos lieux de savoir redeviennent des lieux de questionnement, de doute, de dialogue au sens de Martin Buber, c’est à dire un échange dont chacun des participants doit être prêt à sortir transformé. Si Maccarthysme il y a, il est du côté de ceux qui veulent imposer une vision dans laquelle l’Occident est responsable de tous les maux. Rendre à l’université son rôle de lieu de formation des esprits critiques est une urgence. La bataille n’est pas perdue et elle devra se mener à l’échelle européenne. Assurer le pluralisme des recrutements et revoir le mode de financement des recherches.

 

 

« Face à l’Ukraine ou Israël, la Russie et l’Iran jouent dans le même camp. À nous de faire notre choix »

 

 

Le Crif : les démocraties sont mises en causes et parfois attaquées avec virulence et violence par ses ennemis. Quelles propositions faites-vous pour contrer en Europe et en France les agressions et ingérences ?

Ilana Cicurel : Cela ne peut passer que par un investissement commun et massif dans l’industrie de la défense. Nous ne pouvons rester dans cet état de dépendance, notamment des Etats-Unis, alors que le retour de Trump ne peut être exclu, et avec lui le risque de l’isolationnisme, voire de retrait de l’OTAN. De même, l’investissement dans la cybersécurité est essentiel pour lutter contre les attaques de nos systèmes d’information et la diffusion de fake news.

Il est sidérant de constater que le RN, qui se présente comme patriote, n’a voté aucune des mesures contre l’ingérence dans notre système démocratique au Parlement européen. A-t-on entendu une condamnation par le RN des campagnes de déstabilisation menées par la Russie en France, qu’il s’agisse de la destruction des données médicales dans des hôpitaux, ou encore des ignobles opérations de tags d’étoiles de David dans Paris ou pire des « mains rouges » salissant le monument rendant hommage aux Justes des Nations au Mémorial ?

Au final, on se rend compte qu’en prenant pour aiguillon de notre diplomatie la défense de la démocratie, une certaine cohérence se dégage. Face à l’Ukraine ou Israël, la Russie et l’Iran jouent dans le même camp. A nous de faire notre choix.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -