- English
- Français
Le Crif : L’Ukraine est agressée quotidiennement par la Russie de Poutine depuis presqu’un an. Quelles sont, selon vous, les impacts de cette guerre pour les pays européens ? Le renforcement de nos systèmes défensifs et du bouclier de l’OTAN est-il nécessaire ?
Corinne Lepage : L’invasion de l'Ukraine par la Russie de Poutine a de très nombreux impacts pour les pays européens. Tout d'abord, il y a eu la prise de conscience que la guerre en Europe est possible et que les 75 ans de paix (à l'exception notable de la guerre en ex-Yougoslavie) ne sont peut-être qu’une parenthèse dans une histoire militaire qui a marqué le sol européen. En second lieu, il y a la prise de conscience à la fois de l'urgence du renforcement de la construction européenne et des grandes faiblesses de cette dernière. Si, heureusement, l'Europe a été capable de mettre en place assez rapidement une politique commune à l'encontre de la Russie et en soutien à l'Ukraine, force est de constater que l'absence de défense européenne et même l'absence de politique étrangère commune européenne est une grande faiblesse.
En troisième lieu, l'obligation est désormais faite à chacun de se positionner, cette guerre aboutissant à la découverte de l'importance des réseaux d'influence russe dans les pays européens, qu'il s'agisse de la classe politique, des médias, du monde économique ou académique. Enfin, pour beaucoup d’européens, c'est la découverte de la dépendance européenne au gaz et au pétrole russes mais aussi à Rosatom (organisme russe qui regroupe 300 entreprises et organisations), et à toute l'industrie nucléaire russe.
Dans ce contexte, il est bien entendu inévitable de se poser la question non seulement de la souveraineté européenne en général mais de l'organisation de sa défense militaire en particulier. Les réactions de la plupart des pays européens ont été de conforter leurs dépenses militaires et l’OTAN, dont le Président de la République avait indiqué qu'il s'agissait d'une institution en coma dépassé (en « mort cérébral »), a repris de la force et de la vigueur. À ce jour, ce sont évidemment les États-Unis et l'OTAN qui sortent très renforcés, ce qui devrait conduire l'Europe à accélérer la construction d'une Europe de la Défense. Malheureusement, cela ne semble pas être le cas.
Le Crif : Êtes-vous favorable au renforcement de l’aide militaire à l’Ukraine, à la livraison de chars lourds notamment, voire d’avions ?
Corinne Lepage : Je suis évidemment convaincue qu'il est indispensable que l’Ukraine gagne et, comme beaucoup de commentateurs, il me semble que la force en hommes de l'armée russe, comparée au nombre de soldats de l'armée ukrainienne, exige un renforcement des moyens en matériel. L'article 51 de la Charte des Nations Unies précise d’ailleurs qu’« aucune disposition ne porte atteinte aux droits naturels de légitime défense », qu’elle soit individuelle ou collective, dans le cas où un État des Nations Unies est l'objet d'une agression armée. Il stipule que les mesures prises dans l'exercice de ce droit de légitime défense « sont portées à la connaissance du Conseil de sécurité. » En conséquence, et tant qu’on reste dans ce cadre de la légitime défense, c'est-à-dire quand on se défend contre une agression en se gardant bien d'attaquer les populations civiles du pays agresseur, le respect de cet article 51 est assuré. Dans ces conditions, il semble que la livraison de chars lourds entre dans ce contexte. La question des avions de combat est d'une autre nature. C'est sans doute la raison qui a conduit le Président américain Biden à refuser la livraison d'avions de combat.
Le Crif : Les démocraties, européennes et les autres, sont-elles selon vous menacées aujourd’hui ?
Corinne Lepage : Il m'apparaît évident que les démocraties, européennes mais pas seulement, sont fortement menacées aujourd’hui dans le monde. Elles le sont évidemment aussi par des actes d'agression non militaires que sont en particulier l’utilisation des réseaux sociaux et l'intervention dans les processus d’élections comme cela a été le cas pour le Brexit, les élections américaines et peut-être les élections françaises. De plus, les liens de nature financière mais également programmatique entre certains partis politiques d'extrême droite mais aussi d'extrême gauche avec la Russie et de manière plus générale avec les régimes totalitaires pose également problème. Il faut ajouter que, dans les jeunes générations, les valeurs démocratiques semblent perdre du terrain d'où une fragilisation indéniable des démocraties. A contrario, il ne faut pas oublier que nombre de batailles menées dans le monde contre des régimes autoritaires le sont précisément au nom des droits humains et des valeurs démocratiques : Iran, Hong Kong, opposants russes etc.
Le Crif : De redoutables virulences, colportant parfois les pires haines racistes et antisémites, se répandent dans nos espaces démocratiques par la voie des réseaux sociaux. Faut-il renforcer la régulation en ce domaine, durcir par exemple les possibilités de sanctions ? Et l’Europe ne doit-elle pas agir encore davantage en direction des grands opérateurs américains comme Twitter, en se distinguant nettement de la doctrine du « laisser faire » en cours Outre-Atlantique ?
Corinne Lepage : À mon sens, il n'y a pas de raison pour laquelle ce qui ne peut être écrit dans un journal ou dans un livre puisse l'être sur les réseaux sociaux. À partir du moment où l'expression de la haine antisémite et raciste est réprimée, elle doit l'être également sur les réseaux sociaux. Ce qui implique deux évolutions juridiques :
Le Crif : En France, quelles sont les progrès que vous souhaitez pour renforcer notre système démocratique ? Ne devrait-on pas ouvrir un débat national et lancer une réforme sur la rénovation de nos institutions ? Et, si oui, quels sont les changements que vous préconisez ?
Corinne Lepage : Notre système politique ne fonctionne plus. Il est assez simple : le peuple élit ses représentants qui ne disposent évidemment pas de mandat impératif, interdit par la Constitution, mais sont censés exprimer la voix de leurs électeurs. Le Parlement contrôle le Gouvernement et peut le renverser. Or, les électeurs ont fui les bureaux de vote et ne se sentent, pour l'essentiel, pas représentés par les députés et sans doute encore moins par les sénateurs. La réforme des retraites illustre parfaitement le propos puisque près des trois quarts des français sont opposés à cette réforme qui pourrait être votée par une courte majorité de députés.
De plus, l'usage qui est fait des institutions, en particulier le recours à l'article 49-3 (adoption d’un texte sans vote, sauf à renverser le Gouvernement), l'artifice de procédure de l'article 49-7, empêche en réalité le Parlement d'exercer son droit de vote. Enfin, chacun sait que ce n'est pas le Gouvernement qui décide de la politique mais le chef de l'État qui lui, est totalement irresponsable sur le plan juridique (contrairement au Premier ministre, il ne peut être renversé par un vote de défiance de l’Assemblée nationale).
À ceci s'ajoute un détournement de toutes les procédures destinées à organiser la concertation et à rechercher les consensus. Considérées comme faisant perdre du temps, ces procédures sont, dans le meilleur des cas, bâclées, contournées, voire devenues inutiles. Sous prétexte de simplification administrative, les enquêtes publiques ont été largement supprimées, les concertations sont ridiculisées et nombre de nos concitoyens considèrent purement et simplement qu'ils sont méprisés et que leur avis n'intéresse personne. Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner de la désertion démocratique.
Notre système démocratique doit être repensé complètement et, bien évidemment dans les grandes difficultés que nous rencontrons actuellement, il est peu envisageable de mettre en débat la réforme des institutions, même simplement leur rénovation. Mais ce qui pourrait déjà être fait est un changement d'état d'esprit pour rétablir l'esprit démocratique et républicain à tous les niveaux de la société. Ce n'est pas seulement une question de texte, c'est surtout une question d'application des textes.
À titre d'exemple, les procédures administratives sont menées en France non pas pour connaître l'avis du public (qui est généralement considéré sans aucun intérêt) mais pour cocher des cases réglementaires, faisant ainsi perdre à la procédure en question tout son intérêt. À partir de cet exemple, il est facile de comprendre qu'il ne s'agit pas de modifier la loi mais de l'appliquer de manière à ce qu'elle ait du sens.
Le Crif : Des inquiétudes sont réapparues récemment en France, dans le domaine éducatif notamment, concernant le non-respect du principe de laïcité. Constatez-vous des dérives et une partie de la gauche, côté La France Insoumise (LFI) ou Europe Écologie les Verts (EELV) en particulier, n’est-elle pas coupable soit de naïveté, soit de complicité avec les acteurs, parfois activistes, à l’origine de ces dérives ?
Corinne Lepage : Je suis très sévère à l'égard de tous ceux qui, sous prétexte d'une liberté dévoyée, cautionne toutes les dérives antirépublicaines auxquelles nous sommes malheureusement confrontés et dont le résultat final est de renforcer l'extrême droite. J'ai eu, à de nombreuses reprises, l'occasion de m'affronter à certains écologistes dont le rapport à la laïcité était inacceptable. De manière plus large, je ne crois pas à la naïveté. Je pense que c'est un choix politique ou plutôt politicien, et plus encore clientéliste, bien éloigné en tout cas de l'intérêt général pour notre Nation qui ne peut se retrouver que dans la défense des valeurs universalistes et le refus catégorique d'assigner à résidence, quelque personne que ce soit.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -