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Avec une gauche d’opposition dominée par la radicalité populiste de Jean-Luc Mélenchon et une extrême droite florissante dominée par Marine Le Pen, comment qualifiez-vous l’état de la démocratie française : problématique, malade, inquiétant, ou normal ?
Bernard CAZENEUVE : Dans notre pays, la démocratie semble être confrontée à un mal profond, qui laisse les Français sur leur faim et les abandonne à l’inquiétude, quand ce n’est pas à la colère. La défiance à l’égard des institutions démocratiques se traduit par des taux d’abstention qui s’enkystent au moment des échéances électorales, qu’elles soient nationales où locales. Les votes qui se sont portés respectivement sur chacun des trois pôles autour desquels se structure désormais le paysage politique français ( la majorité présidentielle d’une part, la Nupes et le Rassemblement national d’autre part) n’ont pas dépassé 12,5% des inscrits. On peut dans un tel contexte parler d’un effondrement de la représentation démocratique car ceux qui s’abstiennent ou qui font le choix des positions les plus extrêmes forment désormais une nette majorité. Cette réalité, que les récents scrutins présidentiel et législatif ont confirmé, démontre, s’il en était besoin, que les Français se désespèrent d’un monde politique qui s’adresse si peu à eux.
Mélenchon organise « la mise sous tension du pays »
Certains, y compris à gauche, reprochent à LFI d’être très ambigüe sur les principes républicains, d’être même parfois complaisante avec des thèses ou des acteurs qui diffusent par exemple un islamisme politique, de contrevenir à l’égalité femmes-hommes et entretenir dangereusement une nouvelle forme d’antisémitisme. Partagez-vous ces constats ?
J’ai quitté le Parti socialiste avec une immense tristesse car je ne concevais pas qu’on pût avoir la moindre complaisance à l’égard de ceux qui, trop souvent, ont pris des distances avec les valeurs qui sont au fondement du Pacte Républicain. Lorsqu’à l’occasion d’une manifestation contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019, on fait défiler des enfants avec une étoile jaune, laissant à penser que la République organise à l’encontre des musulmans de France des discriminations et des persécutions qui renvoient aux pires heures de la collaboration, c’est d’un cynisme abject qui tourne le dos au message humaniste et universaliste des grandes consciences morales de la gauche que furent Jean Jaurès, Pierre Mendès-France ou Léon Blum. Qui peut à gauche imaginer que François Mitterrand aurait cautionné la mise en cause, délibérément orchestrée par la LFI, sur Israël et l’apartheid ?
Lorsque Jean-Luc Mélenchon déclare qu’en France la police tue, comme s’il s’agissait du mandat que les policiers ont reçu de leur hiérarchie, c’est la mise sous tension du pays et notamment de ses banlieues qu’on organise et c’est aussi une souffrance supplémentaire qu’on impose aux enfants et aux familles de ces policiers qui ont sacrifié leur vie, notamment au moment des attentats, pour que nous préservions nos libertés.
La lutte contre toutes les discriminations, contre le racisme et l’antisémitisme sont au cœur du combat de la gauche dans l’Histoire et son ambition de faire de la République l’étendard de ces grandes luttes ne s’explique que par sa détermination à les mener jusqu’à leur terme. Parmi ceux qui cherchent à se placer au centre du jeu à gauche, nombreux sont ceux qui ne partagèrent pas l’esprit de concorde nationale qui présida à la grande manifestation du 11 janvier 2015. Une certaine gauche paiera cher sa complaisance à l’égard de ceux-là qui brûlent un héritage républicain constitué de haute lutte. Il faut donc réaffirmer ces principes avec fermeté, sincérité et ne pas chercher à louvoyer lorsqu’ils sont si gravement mis en cause.
« Le situationnisme politique donne le sentiment du grand retour de la IVème République »
Vous plaidez, depuis cinq années dans l’opposition, pour une gauche républicaine et européenne, et un esprit de responsabilité dans la gestion des affaires publiques. Vous êtes allergique, et vous l’avez exprimé plusieurs fois, à la démagogie populiste. Dans des débats publics ou médiatiques, parfois marqués par des postures, voire des caricatures, comment est-il possible de faire entendre votre différence ?
L’actuel pouvoir a contribué à détruire tout ce à quoi les sociaux-démocrates sont attachés. Les institutions démocratiques ont été abîmées : les partis sont effondrés, les ministres ont été réduits à la condition d’exécutants dociles, le Parlement donne le triste spectacle d’un théâtre d’ombres quand ce n’est pas de boulevard, les syndicats sont méprisés et le dialogue social est en panne. Le situationnisme politique qui consiste à prendre autant de postions qu’il y a de situations différentes et de bénéfices politiques à escompter donne le sentiment du grand retour de la IVème République. Ce pouvoir, qui dit nous protéger des extrémismes, les entretient habilement pour se sauver lui-même, en prenant le risque de les laisser un jour triompher. Dans un tel contexte, il y a un devoir de refondation démocratique et politique qui passe à la fois par une nouvelle offre politique et un nouvel exercice du pouvoir, moins narcissique et personnel, plus respectueux de ceux autres qui ne pensent pas comme soi et où la constance et la sincérité reprendront leurs droits.
« Mon seul agenda ce sont mes convictions. Cela m’épargne bien des contorsions »
Vous avez décidé, malgré toutes vos tentatives internes, de quitter l’actuel Parti Socialiste, dont la direction actuelle a décidé au printemps (avec EELV) de pactiser avec LFI au sein de la « Nupes ». Cette démission vous paraissait-elle vraiment inévitable ?
J’ai pris la décision que me dictaient mes convictions et ma conscience, non parce que j’avais cessé d’être socialiste mais parce que je voulais continuer à l’être en demeurant fidèle à l’héritage de tous ceux qui avaient pris jadis le risque de gouverner, dans des contextes souvent inextricables, au nom de leurs convictions humanistes. Pour tenter de changer le cours des choses ces gouvernants, confrontés à toutes les critiques, notamment les plus outrancières, ont tenu un discours de vérité en ne cédant jamais à la démagogie, en faisant de la sincérité, de l’éthique de la responsabilité, de l’exigence de crédibilité leur seule arme face au sectarisme et à la violence politique et verbale de ceux qui contestaient tout et ne voulaient de rien. Ce que je fais n’est dicté par aucun agenda pour moi-même, car mon seul agenda ce sont mes convictions. Cela m’épargne bien des contorsions et des concessions à l’air du temps. Je pense que la sincérité, la clarté et le désintéressement peuvent ouvrir de larges espaces dans lesquels de nouvelles générations pourront s’engouffrer pour créer les conditions d’une alternance crédible. Sans cette exigence éthique les manœuvres d’appareils finiront par rendre la gauche définitivement indigeste au grand bénéfice de l’extrême droite et de la droite extrême.
« L’avenir de la social-démocratie sera européen ou ne sera pas »
Les partis sociaux-démocrates ne sont pas tous en chute libre dans le reste de l’Europe, le SPD est même au pouvoir en Allemagne, et ce courant ne se porte pas si mal dans certains pays d’Europe du Nord. En revanche, en Italie, le centre gauche est en crise, et une alliance dominée par l’extrême droite menace d’accéder au pouvoir lors des prochaines élections législatives. A l’échelle européenne quel est votre diagnostic sur l’avenir des sociaux-démocrates ?
L’avenir de la social-démocratie sera européen ou ne sera pas. Le défi climatique, la nécessité d’accompagner la transition écologique des économies à l’échelle du marché intérieur (européen), le retour de la guerre sur le continent et les graves atteintes aux Droits de l’Homme qui en résultent de la part de dictateurs face auxquels aucune complaisance n’est envisageable, la nécessité de porter des filières industrielles d’excellence et de les protéger en imposant à nos concurrents le respect de normes sociales et environnementales contraignantes, tout cela ne se construira pas si la gauche de gouvernement française disparaît et se coupe de ses partenaires historiques. Les grands leaders sociaux-démocrates européens, avec lesquels il m’arrive de parler, regardent avec inquiétude et tristesse ce qui se passe en France. Les élections européennes approchent. La gauche française ne coupera pas à l’épreuve de vérité.
Pouvez-vous nous indiquer, même en dehors de votre courant de pensée, un ou deux livres ou auteurs, qui ont pu particulièrement vous intéresser, voire impressionner ?
Il est toujours difficile de faire un choix entre des auteurs ou des livres, lorsqu’au fil des années, on s’est abandonné au plaisir de la lecture et que l’émerveillement en a la plupart du temps résulté. Mais puisque vous me poussez à me dévoiler, je citerais volontiers Albert Camus, ses romans avec en toile de fond l’évocation de l’Algérie, le déchirement, la fréquentation de l’absurde et la profonde humanité dont son discours, au moment où il reçoit le prix Nobel, témoigne de façon éclatante. Et puis il y a François Mauriac avec son Bloc-notes et l’acuité de son regard porté sur les événements au moment de la décolonisation et sur le personnel politique de la IVème république. En relisant certains portraits cruels et bien sentis, il m’arrive d’avoir la tentation de changer les noms pour les remplacer par de plus contemporains, car finalement presque rien n’a changé…
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet