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Publié le janvier dans L'Obs
La RMN-Grand Palais et son président Chris Dercon offrent à Anselm Kiefer ce lieu magique qu’est le Grand Palais Ephémère entre l’Ecole militaire et la Tour Eiffel, jusqu’au 11 janvier seulement. Kiefer a nommé « Pour Paul Celan » cette « performance », à l’occasion du centenaire retardé du poète juif (1920-1970), qu’il considère à juste titre comme le poète majeur de langue allemande depuis 1945. Cette exposition est bien plus qu’un, voire deux anniversaires, elle retrace le dialogue de quarante ans entre Kiefer et Celan. C’est au pont Mirabeau que Celan se jeta dans la Seine fin avril 1970, à l’âge de 50 ans. Cette exposition est plus qu’une exposition. C’est un moment de méditation d’un peintre majeur envers un poète capital, de même langue. Qui a oublié que Kiefer fut le premier invité à Monumenta au Grand-Palais, en 2007, sur la recommandation de Christian Boltanski, qui en fut l’hôte en 2010 ?
Chris Decron publie dans le très élégant catalogue de l’exposition Anselm Kiefer Pour Paul Celan (éd. RMN – Grand Palais, 2021), une lettre d’Alexander Kluge à Anselm Kiefer datée du 27 juillet 2021 :
« La plume “rouge vie” a été réduite en cendres et en fumées dans le four crématoire. Il n’a pas eu d’été. Seulement des crématoires en action. Tout cela est sans pitié. Mais que ces vers existent et habitent tes tableaux, voilà une interprétation adéquate de la sentence d’Adorno selon laquelle il est impossible d’écrire de la poésie après Auschwitz. Celan l’a bien fait, lui. Et tu peins des tableaux qui constituent plus qu’une passerelle jusqu’à ses mots. »
Sans doute le démenti le plus flagrant à la phrase la plus citée d’un philosophe contemporain, qui fut habité par la tragédie nationale-socialiste, fut-il l’œuvre de Paul Celan à côté de laquelle se dresse toute la poésie yiddish qui a survécu et aujourd’hui, cette convergence Kiefer-Celan porte en elle quelque chose de l’ordre de la Révélation et peut-être tient-elle, au sens du philosophe Franz Rosenzweig (1886-1929), à une certaine Rédemption dans l’ordre artistique, comme son étoile de la Rédemption (Stern der Erlösung) a pu l’être dans l’ordre philosophique pour la génération Levinas-Ricœur par exemple.
On ne peut qu’être saisi de stupeur quand on prend conscience qu’entre le vocable nazi de « solution finale » (Endlösung) et la Rédemption (Erlösung) annoncée par le judaïsme puis le christianisme, il n’y avait que deux petites lettres qui ont condamné tout un peuple à devenir cendres et fumées.
Les vers de Celan partout présents comme des psaumes
À travers vingt-et-une peintures immenses, un avion et un arsenal composé de trois étagères d’entrepôt reconstituées par Anselm Kiefer à partir de multiples éléments empruntés à ses ateliers géants, en particulier celui de Croissy-Beaubourg, le peintre allemand de naissance, mais franco-allemand par choix, rend par-delà les ruines, les cendres de ses paysages, l’hommage le plus saisissant que l’on ait rendu au poète juif roumain, de langue allemande, devenu français par choix après la Shoah et l’extermination de ses parents par les nazis.
Les femmes aussi sont présentes ici, Ingeborg Bachmann, la poétesse amie de Celan mais également Madame de Staël, qui se voit dédier une immense toile qui porte comme titre : « Madame de Staël : de l’Allemagne ». Et puis, il y a la figure allégorique et mystique juive, la Shekhina, terme intraduisible, que Rosenzweig définissait comme « l’inhabitation de Dieu dans le monde ».
Vingt-et-une peintures, plus un avion avec pour inscription « Für Paul Celan (pour Paul Celan) », plus l’arsenal impressionnant de ses milliers d’objets en vrac, de mannequins de femmes sans tête, de ces monceaux de livres en fer ou en tôle (qui me font penser inexorablement à certaines toiles de Soulages avec des montagnes d’in-folio qui montent et montent au-dessus de la toile). Et les vers de Paul Celan partout présents sur les toiles de Kiefer comme des versets de psaumes, comme des prières à Niemand – à Personne, comme ce poème étrange et bouleversant intitulé « Psalm » (Psaume). Ici, Kiefer a retenu des poèmes de deux œuvres : « Pavot et mémoire » (Mohn und Gedächtnis, édition bilingue, Christian Bourgois éditeur, 1987) et « Contrainte de lumière » (Lichtzwang, éd. Belin, 1989) avec ce poème envoûtant « Geheimnis der Farne » (Le Secret des fougères), car les fougères sont si présentes sur les toiles.
Pourtant, un vers n’aura pas passé inaperçu des visiteurs comme des lecteurs de Paul Celan, ce vers même qui habite ou hante Anselm Kiefer et nous-mêmes, « Personne ne témoigne pour le témoin ». Comment ne pas mentionner ici le compositeur Olivier Greif (1950-2000) qui composa un quatuor à cordes avec voix sur « Todesfuge » (Fugue de mort), 1998, l’un des poèmes capitaux de Celan, qui fascine et ne cesse d’interroger tout autant Kiefer.
« L’écrivain est l’antithèse du mal »
Les éditions du Regard publient pour leur part « Panthéon. Maurice Genevoix - Anselm Kiefer - Pascal Dusapin » avec, en ouverture, une préface d’Emmanuel Macron, suivie d’un texte de Pascal Bruckner. Album savamment illustré de textes sur fond de peintures et de pages musicales de la composition de Dusapin, car Emmanuel Macron avait demandé aux deux artistes de créer une suite de peintures et une composition autour de la panthéonisation de Maurice Genevoix, le 11 novembre 2020.
Puis, tout récemment, vient de paraître un livre à part, ni biographie, ni album, sans aucune image, signé Youssef Ishaghpour et intitulé : « Kiefer. La Ruine, au commencement » (édition du Canoë). Historien du cinéma puis historien d’art, Ishaghpour a passé sept années à écrire son livre sans chercher une seule fois à rencontrer Kiefer. Il est mort quelques jours avant la sortie de ce très puissant livre, habité par une double flamme : la sienne et celle d’Anselm Kiefer.
« Pour Kiefer, l’artiste est comme le prophète, ils se trouvent l’un et l’autre “à l’intersection de l’absolu et du factuel” » (p. 152).
Ce livre va si loin dans la quintessence de l’art de Kiefer, que l’on peut se dire, un peu trop facilement j’en conviens, qu’il y a tout dit, tout écrit et qu’il ne lui restait plus rien d’aussi important à nous laisser en postérité. Il faut lire le Kiefer d’Ishaghpour après avoir vu et revu l’exposition « Pour Paul Celan », pour commencer à comprendre quelque chose de ce formidable et encore une fois capital artiste allemand, franco-allemand, d’Europe et du monde, mais aussi approcher autrement la Ruine et le commencement.
En sortant du Grand Palais Ephémère, le visiteur qui n’est pas quitte de cette impressionnante exposition, comme une révélation artistique, n’a d’autre hâte que de courir au Panthéon pour y découvrir ou y revoir les vitrines et les grandes toiles en hommage à Genevoix, sur des compositions envoûtantes de Pascal Dusapin. Dans son chapitre de l’album « Panthéon », Kiefer convoque outre Genevoix, et les morts innombrables de la Grande Guerre, ceux de la Seconde Guerre et de la Shoah, Kant, Leibniz sur la question du Mal et de la transcendance, mais aussi Voltaire et surtout Sade et Jünger. Entre les grandes peintures pour Celan et celles pour Genevoix, il y a plus d’une similitude, approfondissant la question de la torture, des désastres de la guerre et des crimes contre l’humanité – comme Goya l’a fait avec son incomparable génie, Otto Freundlich mort à Auschwitz, ou plus près de nous Alfred Kubin, Zoran Music, Beuys.
Kiefer écrit à propos de Genevoix : « L’écrivain est l’antithèse du mal, il souffre et ressent avec ses camarades ». Placé juste avant, le chapitre de Dusapin, sur sa composition musicale et le rapport qu’il établit entre la souffrance, la mort et la musique, est tout aussi habité.
« L’art survivra à ses ruines »
La plus puissante idée de Kiefer est de dire que « l’art survivra à ses ruines », titre de leçon inaugurale au Collège de France du 2 décembre 2010. Ishagpour a des pages d’une force remarquable sur l’opposition Adorno/Kiefer. Si pour le premier, Auschwitz était devenu l’impossibilité de la possibilité, en art comme en poésie, pour Kiefer, au contraire, à partir de l’œuvre de Paul Celan, la poésie et l’art sont plus urgents que jamais. Et le peintre d’ajouter, en forme de conclusion :
« Mais malgré cela et à cause de cela le rôle de l’art, pour moi, c’est de survivre. Il est le seul moyen de donner un sens à ce qui paraît ne plus en avoir, à ce qui peut-être n’en a pas. » (cf. Ishagpour, p. 184-187).
Dimanche 9 janvier, la galerie Thaddaeus Ropac (à Pantin) présente l’exposition « Anselm Kiefer – Hommage à un poète » jusqu’au 11 mai. Nous n’en avons pas fini avec Anselm Kiefer.
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