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Publié le 11 juin dans Le Monde
Sur l’enveloppe déchirée, quelques mots au stylo. « Très très précieux. Lettres de mes petits-enfants. » Le courrier est tombé quand Ginette Kolinka a ouvert l’album souvenir du voyage en Pologne. « Ah, c’était là, ça ? » La vieille dame est heureuse d’avoir remis la main dessus. A 96 ans, elle dit en riant qu’elle a parfois « la mémoire qui fout l’camp », qu’elle passe son temps à chercher dans ses papiers celui qu’elle a égaré. D’ailleurs, elle a oublié qu’elle a griffonné des notes sur un bloc à en-tête du Golden Tulip Hotel de Cracovie et qu’elle les a rangées avec les deux lettres de ses petits-fils, dans l’enveloppe déchirée. Elle y commentait la journée : « J’en reviens (…) Pas détendue, Ginette. »
C’était en novembre 2013, pour les vacances de la Toussaint. Ginette Kolinka, matricule 78599, rescapée d’Auschwitz-Birkenau, est retournée avec sa famille sur les lieux de sa déportation. Ce n’était pas la première fois qu’elle y revenait, ni la dernière, elle y accompagne encore des lycéens, habituellement une à deux fois par mois. En revanche, c’était la première fois que l’ancienne déportée qui a mis tant d’années à parler de son histoire y était avec son fils, Richard Kolinka, ex-batteur de Téléphone, sa belle-fille, Hélène Kolinka, ses petits-fils, Mathis et Roman Kolinka, et Yoko, l’épouse de Roman. Trois générations de Kolinka sont revenues vivantes à Birkenau, comme un bras d’honneur à ceux qui avaient si soigneusement planifié leur extermination.
Eviter la douceur d’une belle journée
Ce jour-là, la famille pose pour la photo sous l’inscription « Arbeit macht frei ». Il fait beau, au-delà des barrières le ciel est presque bleu. Richard a ouvert son manteau, Ginette, lunettes de soleil sur le nez, toute petite entre Mathis et Roman, porte juste un gilet. Pourtant, si elle a voulu venir en novembre, si elle a préféré ne pas attendre le printemps, c’est justement pour éviter la douceur d’une belle journée.
« Mon fils chéri, les paroles ne pourront jamais décrire ce qu’on a supporté, ce à quoi on nous a réduits. » Ginette Kolinka
Comment raconter l’aube par –25 °C, les camarades qui crèvent de froid debout pendant l’appel, les cadavres amoncelés sous la neige, le métal glacé des wagonnets qui arrache la peau des mains, la terre gelée, dure comme la pierre, sur laquelle trébuchent des silhouettes courbées, hagardes, affamées ? Comment raconter l’hiver de Birkenau quand le gazon ondule sous le vent et que les pâquerettes éclatent de gaîté ?
Le jour du premier retour, dix ans plus tôt, en mars 2003, Ginette Kolinka n’a rien reconnu. « J’ai été déçue de ne pas voir ce que je voyais depuis cinquante-neuf ans dans ma tête », a-t-elle écrit quelque part, sur l’un de ces papiers qu’elle égare dans son appartement. Depuis, elle ferme les yeux quand elle commence à raconter – elle ne se souvient pas du camp, elle est dedans. « Imaginez », dit-elle à sa famille en novembre 2013, « imaginez », derrière vos paupières closes, les hurlements des Allemands, les aboiements des chiens, les pleurs des enfants, les cris des parents, l’odeur des chambres à gaz, celle des latrines, de la dysenterie, celle des corps couverts de crasse, imaginez la boue qui colle, le pus qui coule, les poux qui mordent, imaginez la faim, la faim qui vous obsède, qui vous torture, qui vous jette sur une épluchure, qui vous pousse à laper la soupe…
Elle est intarissable, Ginette Kolinka, elle qui a toujours eu peur de ne pas trouver les mots. « Mon fils chéri, les paroles ne pourront jamais décrire ce qu’on a supporté, ce à quoi on nous a réduits », a-t-elle écrit à Richard en 2013 pour tenter d’expliquer son long silence.
Un demi-siècle de silence absolu
Ce silence a duré un demi-siècle. Un silence total, absolu. Lorsqu’elle revient de déportation, en juillet 1945, elle a 20 ans, elle pèse 26 kg, elle a la peau sur les os et elle porte un numéro sur l’avant-bras gauche. Elle retrouve sa mère et quatre de ses cinq sœurs dans l’appartement parisien de la rue Jean-Pierre-Timbaud que les Cherkasky ont réintégré quelques semaines plus tôt. Ils arrivaient d’Avignon, où ils se sont réfugiés en 1942 après la menace d’une dénonciation.
Les parents, les six filles et le petit dernier, un garçon d’une dizaine d’années, portaient l’étoile sur le manteau. Le 13 mars 1944, Ginette, son père, son frère et son neveu sont arrêtés par la Gestapo ; ils sont déportés un mois plus tard. Ginette est la seule survivante : sa sœur aînée, arrêtée et déportée avant elle, son neveu, son père, son frère ne sont pas revenus. Mais d’eux, des morts, du camp, on ne parle pas. Ses sœurs ne l’interrogent pas.
Ginette ne leur raconte pas le 16 avril 1944, l’arrivée sur la Judenrampe d’Auschwitz, où les nazis procèdent à la sélection des juifs, le camion proposé aux plus âgés, aux femmes enceintes, aux enfants, pour, leur dit-on, « éviter de faire à pied le chemin qui conduit au camp », elle ne raconte pas ce cri qu’elle lance à son père et à son frère, épuisés par le voyage : « Papa, Gilbert, prenez le camion ! » Le camion les conduit directement à la chambre à gaz. Encore aujourd’hui, Ginette Kolinka vous dit qu’elle entend ce cri.
« Maman, c’est vrai que je suis juif ? »
La dépression dure plusieurs années. La nuit, la jeune femme se lève et dans l’obscurité de la cuisine, rue Jean-Pierre-Timbaud, elle vide la poubelle, trie les déchets, mange ce qui peut l’être. La gaîté de ses sœurs la ramène peu à peu à la vie. Elle retrouve sa place sur le marché d’Aubervilliers, où sa famille vend de la bonneterie. En 1952, elle rencontre son mari, Albert Kolinka. A lui non plus, Ginette ne parle pas. Elle pense à sa mère, qui les assommait en rabâchant ses souvenirs de la « Grosse Bertha » pendant la guerre de 1914. Elle n’a aucune envie de « jouer les casse-pieds », ni qu’on la plaigne ni qu’on lève les yeux au ciel en l’écoutant.
Ils sont juifs parce qu’ils sont juifs, c’est tout, il n’y a rien à comprendre ni rien à expliquer. Chez les Kolinka on ne disserte pas.
Lorsque Richard vient au monde, en juillet 1953, joli poupon tout blond, sa mère range sa déportation au fond de sa mémoire. Le numéro qu’elle a, tatoué sur le bras ? Il est persuadé que toutes les mamans en portent un. Le jour où il l’interroge, elle lui répond simplement que des gens ont été méchants et qu’elle lui expliquera plus tard. Il a 9 ans quand il revient de l’école en demandant : « Maman, c’est vrai que je suis juif ? » « Oui », lui répond Ginette avant de passer à autre chose. De toute façon, Albert et Ginette ne sont ni croyants ni pratiquants. Ils ne vont pas à la synagogue, ils ne jeûnent pas pendant Kippour, ils ne fêtent ni Pourim ni Pessah. Ils sont juifs parce qu’ils sont juifs, c’est tout, il n’y a rien à comprendre ni rien à expliquer. Chez les Kolinka on ne disserte pas.
Question de tempérament, question de temps aussi – Richard grandit entre deux parents absents, qui travaillent sur le marché tous les jours, toute la journée, toute l’année. Après la classe, il attend leur retour chez la gardienne, une vieille dame dans une loge sombre qui sent la cuisine. Le dimanche encore, ils sont à Aubervilliers. L’été, le gamin part en colonie. A l’adolescence, il arrive qu’il soit puni : sa mère le lève à l’aube, direction Aubervilliers, où il est obligé d’aider.
Albert et Ginette adorent leur métier ; Richard, lui, se jure de ne jamais leur succéder. Sa vie bascule au lycée devant un groupe de rock amateur, dont il surprend une répétition. Fascination. « Toi aussi, t’aimes la musique ? », lui demande un lycéen qui l’a rejoint. Richard est incapable de répondre : la musique, il n’a aucune idée de ce que c’est. « J’ai un groupe. Viens jouer avec nous. » Révélation. « Je suis né deux fois », dit aujourd’hui Richard Kolinka. « Grâce à mes parents et grâce à ce mec. »
Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac et Corine Marienneau
Il commence la batterie en tapant sur des barils de lessive vides. Richard arrête l’école à 16 ans, puis il quitte l’appartement familial, déterminé à vivre de sa musique. En attendant le succès, il trouve un boulot dans une agence de la Sécurité sociale où sa mère, soulagée, se réjouit de le voir engagé : pour lui, elle veut la sécurité, la stabilité. Le jour où il est renvoyé, Ginette est désespérée – quel métier va les faire manger, ces gosses de 20 ans à qui elle a laissé la cave de la rue Jean-Pierre-Timbaud pour faire leur boucan ? Ils ont beau capitonner une double porte et coller des chutes de cuir du maroquinier du rez-de-chaussée sur le soupirail de la cour, leur vacarme affole la copropriété…
Heureusement que les Kolinka sont les plus anciens dans l’immeuble. Ginette ne s’en laisse pas conter, malgré la mauvaise humeur des voisins excédés. Son fils c’est son fils, musique ou pas. Au sous-sol, depuis novembre 1976, Richard répète avec Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac et sa copine, Corine Marienneau. Jean-Louis a trouvé leur nom, Téléphone, « un truc que les gens connaissent partout dans le monde, qui parle de communication » – il a bien insisté sur ce mot, « communication ». Jean-Louis est persuasif, même si Richard aurait aimé Télévision, va pour Téléphone. Ginette possède un vieil appareil à cadran, elle le donne pour le symbole.
Si elle est toujours persuadée que taper sur une batterie ne remplit pas le frigo, elle vient quand même écouter son fils un après-midi où Téléphone est annoncé dans les couloirs du métro, station République. « Un monde ! Je n’ai pas pu m’approcher tellement il y avait de gens. » Elle retourne travailler sans avoir pu l’entendre, un peu rassurée par la foule et l’enthousiasme des spectateurs.
Dans l’entrée de l’appartement, rue Jean-Pierre-Timbaud, Ginette a gardé les traces de l’immense succès de Téléphone. Trois disques d’or, un disque de platine, les tee-shirts de promo et les affiches des tournées, la pochette du 45-tours d’Un jour s’est levé, des vieilles photos du groupe, un cliché en noir et blanc du groupe qui pose autour de Jack Lang quand il était ministre de la culture… Ginette ne jette rien. Dans un coin, elle a scotché le flyer du premier concert de Téléphone, samedi 29 janvier 1977 à partir de 16 heures au cirque de l’hippodrome de la porte de Pantin, prix d’entrée 25 francs.
« Dites donc, Ginette, vous êtes fan de Téléphone ! », remarquent encore, parfois, certains invités. Ça la fait doucement rigoler – « Ah ! ça, oui, je suis fan. Je suis même fan fan ! » Lorsqu’elle allait au yoga, Ginette enfilait souvent un vieux tee-shirt à l’effigie du groupe de son fils. Pendant toutes ces années, le Kolinka connu des médias, c’est le batteur de Téléphone, d’autant que le groupe, rebaptisé Les Insus, est remonté sur scène à partir de 2015 – sans Corine Marienneau.
La parole se libère peu à peu
Jusqu’à ce que Ginette publie Retour à Birkenau, un témoignage écrit avec la journaliste Marion Ruggieri qui paraît en mai 2019 aux éditions Grasset (vendu à plus de 80 000 exemplaires et traduit en plusieurs langues), la notoriété de la famille repose sur les épaules de Richard. Même si le fils de ce dernier, l’acteur Roman Kolinka, est nommé en 2019 aux Césars dans la catégorie espoirs pour son rôle dans Maya, de Mia Hansen-Løve. D’ailleurs, Ginette a découpé le portrait que Télérama a consacré à son petit-fils, qui est aussi le fils de Marie Trintignant, petit-fils de Jean-Louis Trintignant. Elle l’a coincé entre un disque de Téléphone et une affiche de L’Avenir, un autre film de Mia Hansen-Løve dans lequel Roman partage la vedette avec Isabelle Huppert.
Un peu plus haut sur le mur, il y a une photo de Mathis Kolinka, deuxième fils de Richard, bambin rayonnant, baguettes à la main devant une batterie. Aujourd’hui, Mathis a 23 ans et est devenu ingénieur du son. Comme son père, la musique est son métier.
D’une certaine manière, c’est un peu grâce à lui, Mathis, que le silence s’est dénoué entre la mère et le fils. En août 1998, Hélène Kolinka, l’épouse de Richard, annonce à Ginette qu’elle est enceinte. « Je lui ai dit que si c’était une fille, elle porterait en second prénom celui de sa sœur disparue, morte en camp de concentration. Ça l’a beaucoup émue… Pourtant, c’est un sujet dont elle ne parlait jamais. Je la connaissais depuis dix ans, je savais simplement qu’elle avait été déportée, et que son père, son frère, sa sœur et son neveu n’étaient pas revenus. Ce jour-là, je lui ai demandé si ça ne la dérangeait pas que je lui pose des questions. »
Un an plus tôt, en 1997, Ginette Kolinka a parlé devant une caméra. Pour la première fois depuis juin 1945, elle a raconté son arrestation et la déportation à un jeune cinéaste, envoyé par la fondation que Steven Spielberg a créée après le succès de La Liste de Schindler et qui a recueilli des témoignages de rescapés partout dans le monde. Le jeune homme est passé par l’Union des déportés d’Auschwitz, l’UDA, que Ginette, devenue veuve, a rejointe à sa retraite. Elle a commencé par l’envoyer promener, « Aucun intérêt ! » Il a tellement, tellement insisté qu’elle a fini par accepter : « Vous me cassez les pieds ! Venez donc, si vous avez du temps à perdre… »
L’enregistrement, conservé par la Fondation Spielberg (USC Shoah Foundation), dure plusieurs heures. « Si un jour j’ai un enfant, je préférerais le tuer de mes propres mains plutôt que de le voir subir ce que j’ai subi », affirme-t-elle alors, devant la caméra. Mais, dans la famille Kolinka, ce n’est toujours pas un sujet.
En 1999, les premiers mots
Il faut encore deux ans. Le 27 décembre 1999, peu après la naissance de Mathis, Ginette ouvre un agenda. Sur la page de garde, elle écrit enfin : « Une journée en camp, tout au moins ce que je m’en rappelle. » Ensuite, dès qu’elle y pense, elle prend son stylo et, d’un trait, d’un jet, elle noircit la page d’un calendrier, d’une feuille volante, le dos d’un prospectus du Mémorial du martyr juif inconnu… Ensuite, elle donne les papiers épars à Hélène : « Si ça t’intéresse, j’ai pris des notes. » Sa belle-fille lui propose de les taper sur l’ordinateur. « Dis donc, tu écris drôlement bien ! », constate Ginette la première fois qu’elle relit le petit manuscrit. « Non, Ginette, c’est toi qui écris drôlement bien ! », répond Hélène.
Richard découvre alors l’histoire de sa mère à travers les mots que sa femme transcrit. « Plus jeune, j’avais compris qu’elle avait vécu des choses terribles le jour où j’avais fait le lien avec l’origine de son tatouage, se souvient-il. Mais, même après, je n’avais pas posé de questions. Je voyais tellement peu mes parents ! Quand on se croisait, on ne parlait jamais de ça, ils me disaient plutôt : “La musique, ça rapporte rien !’’ Hélène a tout changé. » Hélène fait entrer la mémoire de Ginette, son histoire, dans la vie de Richard.
En 2003, Ginette Kolinka ne veut toujours pas retourner à Auschwitz-Birkenau. Elle accepte uniquement « pour dépanner », parce qu’un accompagnateur de l’UDA s’est désisté au dernier moment et que le voyage du groupe est menacé d’annulation. Lorsqu’elle arrive, qu’elle déambule dans les vestiges du passé, elle ne retrouve pas tout de suite la baraque où elle dormait. Sa copine la réalisatrice Marceline Loridan-Ivens (morte en 2018), plus tard, lui a rappelé le numéro du bloc, le 27B, celui à côté de la chambre à gaz. C’est là aussi qu’elle a connu Simone Veil, déportée avec sa mère et sa sœur.
En novembre 2013, le voyage familial
En 2013, Ginette montre peu d’enthousiasme quand Richard lui propose un voyage familial : elle redoute l’émotion, la pitié, elle a peur de s’embrouiller dans les explications. Parce que son fils ne veut pas d’un guide : il veut marcher dans les pas de sa mère. Il l’aurait bien accompagnée plus tôt – « Je me disais, si elle meurt avant, je m’en voudrais toute ma vie » –, mais Hélène tient à ce que Mathis ait l’âge de comprendre, de ne pas oublier.
« J’espère que nous avons été à la hauteur de tes attentes », lui a écrit Roman en 2013. « Si je savais pleurer, les lettres de mes petits-enfants mériteraient mes larmes », a noté Ginette sur un bout de papier.
Il a 14 ans quand il entend sa grand-mère raconter le bloc 27B, la promiscuité, la puanteur, les cadavres de la nuit. « Mamoushka, c’est vraiment incroyable que tu sois revenue vivante de ce cauchemar », lui écrit-il au retour. « Elle le vivait comme si c’était la veille. C’était très fort », se souvient encore aujourd’hui Mathis Kolinka. « C’était d’autant plus fort qu’elle n’en faisait pas des caisses, insiste son frère aîné, Roman Kolinka, l’autre petit-fils de Ginette. Elle n’avait pas besoin d’avoir des sanglots dans la voix pour qu’on soit touché. Son histoire, c’est la nôtre, celle de notre famille. »
« J’espère que nous avons été à la hauteur de tes attentes », lui a écrit Roman en 2013. « Si je savais pleurer, les lettres de mes petits-enfants mériteraient mes larmes », a noté Ginette sur un bout de papier. Juste au-dessous, mélangeant comme souvent la première et la troisième personne pour parler d’elle, la vieille dame a marqué le souvenir qu’elle garde de cette journée : « Ginette a été formidable ! (J’ai montré toutes les salles qui étaient à voir.) »
Pourtant, ce matin-là, Ginette a oublié à l’hôtel la longue liste d’explications préparée la veille. Heureusement, dans son sac à dos, elle a pensé à l’essentiel : la bouteille de sirop pour la toux, celle qu’elle a montrée aux douaniers polonais de l’aéroport en leur présentant son ordonnance. Quand Ginette a tendu à toute la famille un morceau de sucre arrosé de sirop, au moment de la pause à la cafétéria d’Auschwitz, Yoko, l’épouse de Roman, a fait une drôle de tête. Avant de se rendre compte que Ginette avait remplacé le sirop par de la vodka… « Elle emporte toujours de la gnôle pour la visite du camp », confirme Tal Bruttmann, historien spécialiste de la Shoah qui a fait plusieurs fois le voyage à Birkenau avec Ginette.
« Un témoin hors du commun »
Il salue « un témoin hors du commun, qui raconte ce qu’elle a subi sans chercher à répondre aux attentes de tel ou tel ». Il salue aussi « un personnage hors du commun », sa modestie, son intelligence, sa vitalité, « une femme capable de faire la visite en marchant toute la journée, sans râler, avec deux bottes du pied gauche parce qu’elle s’est trompée en préparant sa valise ».
Il faut dire que sa valise, Ginette la vide et la remplit plusieurs fois par semaine, au gré des lycées où elle est invitée à témoigner. Poitiers, Angoulême, Morteau, Le Havre, elle a posé ses médailles, celles qui lui ont été décernées au titre de « citoyenne d’honneur », celles qui commémorent l’ancienne déportée, sur le buffet de la salle à manger, entre une photo de sa famille avant la guerre et ses décorations de la Légion d’honneur. Elle répond à toutes les invitations, sauf lorsque la destination n’est pas desservie par un train direct : « Trop de stress. J’ai plus l’âge ! »
Ce qu’elle veut transmettre aux jeunes qu’elle rencontre ? Son combat contre la haine. Elle le dit souvent à ses petits-enfants, depuis longtemps : jamais de haine, à l’égard de personne. Quand on l’interroge sur l’unique raison de sa déportation, sa judaïté, sur la définition qu’elle en a, elle répond : « Etre juif, pour moi, c’est se lever quand quelqu’un tient des propos antisémites. » A la même question, Richard, Roman et Mathis répondent qu’ils portent en eux le passé de Ginette.
Aucun d’eux n’est croyant. Ginette Kolinka en a discuté plusieurs fois avec le grand rabbin de France, Haïm Korsia. Il l’amuse, celui-là, qui commence toujours leurs conversations en fredonnant une chanson de Téléphone dont il connaît par cœur la totalité du répertoire : « Je veux vous parler de l’arme de demain… », ou « Un jour Ginette j’irai à New-York avec toi » ou « Je rêvais d’un autre monde, où la Terre serait ronde »…
Une « star » depuis la publication de son livre
Un autre monde, c’est la préférée de Ginette. Le jour où, avec Richard, Hélène et Mathis, la famille a inauguré une plaque en l’honneur de Ginette au lycée parisien où elle a fait ses études, le lycée Beaumarchais, les élèves l’ont chantée pour elle. Richard a filmé la chorale avec son iPhone. Roman était absent – il ne vient pas souvent à Paris, retenu à Uzès, dans le Gard, par son restaurant, La Famille. Quand ses deux fils seront grands, il leur racontera l’histoire de leur arrière-grand-mère. Il pense que ce sera plus simple à entendre pour eux que pour lui : à mesure que l’histoire avance, le fardeau s’allège.
Tant qu’elle peut se déplacer, Ginette veut continuer à témoigner – « une distraction », dit-elle. Quand ce n’est pas un lycée, c’est une librairie ou un salon du livre. Elle aime signer ses dédicaces avec son matricule de déportée, 78599. « Je trouve que ça fait bien », s’amuse-t-elle, rappelant sans difficulté qu’elle vient d’un milieu populaire et qu’elle n’a pas fait d’études : « Moi, j’ai deux bacs. Ils sont dans ma cuisine. » Elle est à l’aise partout, Ginette, en interview, à la radio, dans les journaux, sur tous les plateaux. Partout, sa gouaille, son naturel, sa gaîté et son franc-parler font merveille. Désormais, la célébrité « vue à la télé », c’est elle. Maintenant, c’est à Richard qu’on demande parfois s’il a un lien avec Ginette. Ensemble, ils sont allés à Avignon, sur les lieux de son arrestation en 1944.
Le dimanche, la famille déjeune chez Richard et Hélène. Jamais chez Ginette. Depuis que Richard a vidé son frigo après l’avoir conduite à l’hôpital pour une intoxication alimentaire, il refuse systématiquement ce qu’elle propose à grignoter. Elle n’a toujours pas compris comment son fils a gagné sa vie, mais elle est fière de sa réussite et ça ne les empêche plus de discuter. Lorsqu’ils ont fêté tous ensemble le succès du livre en 2019, à la fin du dîner, Richard Kolinka a remercié la journaliste Marion Ruggieri et l’éditeur de Grasset, Christophe Bataille, d’avoir fait de sa mère « une star ».
Le jour où il a accepté d’évoquer la transmission de la mémoire dans la famille Kolinka pour M Le magazine du Monde, après plus de deux heures de conversation, il s’est étonné d’avoir discuté si longtemps. Lui, qui fêtera ses 68 ans en juillet, ça l’a fait rire : « Finalement, ça me fait du bien de parler de ma mère… C’est vrai, c’est chouette de parler de sa mère ! » Il n’est jamais trop tard pour s’en apercevoir.