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Publié le 23 décembre dans France Culture
Un gros semestre s’est écoulé depuis que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MahJ) avait publié un appel à témoignages pour identifier ces inconnus des Buttes-Chaumont, assis sur des bancs du parc parisien au début des années 1980. Ces hommes et ces femmes étaient restés là, anonymes, dans les archives et sur les planches contact de Patrick Zachmann, quarante ans durant. Sur France Culture, nous avions relayé cet appel comme un jeu de piste, la profondeur historique en plus. Il était destiné à combler les blancs, alors que le musée parisien consacre cet hiver 2021 une rétrospective à ce photographe, le premier à y faire l’objet d’une exposition de son vivant. L’occasion était belle de déjouer le silence. Mais encore fallait-il pouvoir nommer ces hommes et ces femmes aux destins sertis sur la pellicule muette. Des bribes de vie parisienne en pointillés silencieux.
Car cet appel avait aussi le mérite considérable d’amorcer quelque chose d’une enquête qu’il reste encore largement à mener, pour raconter l’histoire de cette communauté ashkénaze dans la capitale, deux, trois, quatre décennies après la Shoah. Or justement, cette histoire-là est aussi l’histoire de silences en poupées russes :
Quand, à leur tour, les enfants de ce qu’on appelle à présent “la troisième génération” commencent à chercher comme on revient sur ses pas, ils sont nombreux à commencer par parler du silence. Par exemple lors d’une soirée d’échanges autour de cette expérience de la troisième génération, à l’automne 2021 au Mémorial de la Sho : tous les intervenants revenaient ce soir-là, chacun leur tour et à leur manière, sur le rôle que ce silence avait pu jouer. A la fois pour empêcher de connaître et finalement vouloir savoir. Ce sont autant d’histoires personnelles, familiales, qui sont si peu dites qu’elles en paraissent parfois mutiques. Mais ces pas-là, à l’échelle individuelle, s’encastrent dans un récit collectif qui longtemps fut tout aussi assourdi. En chemin, ceux qui cherchent découvrent alors qu’existent en fait bien peu de travaux pour accéder à une sociohistoire des mondes ashkénazes dans les années 60, 70. Et même jusqu’au début des années 80, lorsque celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient survécu à l’Holocauste étaient encore vivants.
Silence latent et empreinte photographique
C’était le cas des inconnus des Buttes-Chaumont. Qu’ils aient connu et réchappé des camps, ou traversé le nazisme pour finalement s'asseoir encore sur ces bancs d’un jardin parisien trente ans plus tard, c’est leur histoire ; et c’est en même temps un monde de bien après la catastrophe qui apparaît sur ces tirages du parc. Un monde disparu à présent que tous ces gens sont morts. Et que désormais, à Paris, le yiddish ne se transmet plus guère mais plutôt s’apprend en cours du soir, et souvent en (tout) petit comité. Parce qu’on ne pourra plus leur demander de dire qui ils étaient et parce qu’on sait d’eux parfois si peu, cette trace dans le silence latent leste d’une force historique le travail de Patrick Zachmann. Il reste une empreinte visuelle.
C’est en 1983 que le photographe avait entamé cette série de photos singulièrement plus muette que le reste de son travail : lui qui, d’habitude, documentait ses reportages en noircissant des calepins ne leur avait tout bonnement pas demandé leurs noms. Au croisement des souvenirs, d’une histoire et d’une mémoire, il avait cependant attrapé quelque chose de ces vies-là. Au ras des photos, on voit que ces hommes et ces femmes d’une soixantaine d’années étaient yiddishophones : un homme, dans la série, marchait tout en lisant le journal Unzer Wort, dernier quotidien yiddishophone, qui paraîtra à Paris jusqu’en 1996. Et puis le photographe, qui peu de temps après ces images rejoindra l’agence Magnum, leur avait parlé (un peu) et les avait entendu parler (beaucoup plus). En français, ces gens lui avaient aussi posé quelques questions : ils avaient voulu savoir, un peu méfiants, ce qu’il pouvait bien leur vouloir. Alors, souvent, sur ces bancs, ils s’en étaient retournés à leurs conversations en yiddish : rétrospectivement, le photographe n’est pas vraiment sûr d’avoir trop bien su quoi leur en dire.
[...]
Longtemps, Patrick Zachmann cherchera ce que ça pouvait bien vouloir dire, au fond d’être juif. Lui qui n’est pas croyant, mais qui se sentira traversé par l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris, en 1980 (le premier depuis la Shoah et Vichy), le cherchera tous azimuts. C’est-à-dire, de groupes loubavitchs en marqueurs invisibles d'une judaïcité “sans signes extérieurs” (comme il dit), en passant par des communautés à l’étranger ou des groupes sionistes d’auto-défense, et puis de l’histoire que son père avait toujours tue et ces grands-parents assassinés dans les camps jusqu’à retrouver, bien plus tard, celle de la famille algérienne de sa mère. Même d’apparents détours par les disparus du Chili de Pinochet, ou les survivants du génocide des Tutsis au Rwanda où l’Holocauste est un point de départ pour élaborer la pensée, le ramèneront à ce que ça lui fait, à lui, d’être juif sans toujours l’avoir vraiment su. Pour finalement ouvrir cette rétrospective en écrivant : “Je suis devenu photographe parce que je n’ai pas de mémoire.”
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