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Publié le 19 Juin 2024

Études du Crif n°66 : 7 octobre 2023 - Fracture(s) - Entretien avec Danny Trom : L'inquiétude, entendue comme une appréhension à l'égard du futur, est un affect typiquement juif

Découvrez ce numéro spécial de la collection Les Études du Crif consacré au 7 octobre. Il est des événements qui, d’un jour à l’autre, nous font basculer d’une époque à l’autre. Ce qui a eu lieu le 7 octobre est de ceux-là, nous rappelant – comme en ont notamment témoigné les répliques antisémites qui se sont manifestées partout dans le monde – qu’il y avait une communauté de destin entre la condition d’Israël, la condition juive diasporique et, au-delà, celle de toutes les sociétés éprises de liberté et de démocratie, à commencer bien entendu par la France. Ce numéro donne des armes pour penser la situation dans laquelle nous sommes, ses renversements de valeurs et sa perte de repères intellectuels, politiques et idéologiques. Ce numéro est une manière de participer à la réflexion sur un événement historique toujours en cours et dont on peine à entrevoir la forme que prendra son issue. Retrouvez dans ce soixante-sixième numéro les entretiens de Joann Sfar et Danny Trom, mais également des articles de Frédérique Leichter-Flack, Bruno Karsenti et Danny Trom, Denis Charbit, ou encore Julia Christ et Julien Darmon. Découvrez cet entretien de Danny Trom. Propos recueillis par Samuel Leenhardt et Stéphane Bou.

Réfléchir à l’avenir de la situation des Juifs, en Europe et en France, c’est aussi repenser à la manière dont les Juifs – plus qu’aucun autre groupe – ont, dans leurs réflexes politiques, été soumis à la nécessité de se projeter dans le futur. Danny Trom revient sur cette habitude, toujours teintée d’inquiétude, qui semble consubs-tantielle à la condition politique juive, éclairant par-là certaines tendances qui se dégagent de notre présent. On a voulu se demander à quoi pourrait ressembler la situation des Juifs de France dans vingt ans, mais peut-être faut-il d’abord élargir le cadre en s’interrogeant sur le sens qu’il y a à se poser une telle question. En effet, si c’est sans doute le propre de tous les groupes que d’imaginer quel sera leur futur, n’y-a-t-il pas un rapport spécifiquement juif à la projection dans l’avenir, une ma-nière spécifiquement juive de l’envisager ? La « politique juive » n’implique-t-elle pas qu’il faille se projeter, comme si la stabilité du présent n’apparaissait jamais garantie aux Juifs ?

 

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À cet entretien, réalisé peu de temps avant le 7 octobre, une question de plus a été posée à Danny Trom au vu de la nouvelle situation engendrée depuis les massacres perpétrés par le Hamas. La réponse qu’il apporte s’inscrit dans le prolongement de la réflexion engagée préalablement au massacre perpétré par le Hamas et la réponse militaire d’Israël.

 

Danny Trom : Je suis d’accord avec cette idée, mais pour comprendre la manière spécifique qu’ont les Juifs de se rapporter à l’avenir, il faut clarifier ce que l’on entend par « politique juive ». Cela implique de distinguer une politique juive prémoderne et une politique juive dans la modernité où les Juifs sont émancipés, intégrés dans la Nation.

Dans le cadre prémoderne, la politique est une affaire d’accommodement. En effet, l’exil, c’est-à-dire l’auto-compréhension qu’ont les Juifs de leur destin singulier – avoir été temporairement expulsés de leur domaine – implique que le milieu au sein duquel ils vivent leur est étranger. D’emblée donc, se pose à eux le problème de régler leurs rapports avec un pouvoir qui est toujours un pouvoir étranger. La politique surgit alors comme politique non-juive, rapport avec un souverain étranger, avec un royaume qui n’est pas le leur. Être en exil, c’est apprendre à vivre parmi les Nations et dans les Nations. Cette appréhension induit une inquiétude, car la résidence des Juifs y apparaît toujours précaire. Le pays où ils vivent est un pays d’accueil, et leur présence est donc conditionnelle. Résider est toujours à l’horizon d’un départ possible, même si l’hôte est bienveillant. C’est une condition très singulière  : les Juifs résident, ils restent là où le hasard les conduit. Or, rester signifie ne pas partir, de sorte que résider est ici une activité. Leur situation peut rester stable sur plusieurs générations, mais les Juifs en exil gardent à l’esprit la possibilité de leur expulsion. La politique juive prémoderne est conditionnée par une précarité qu’il convient d’atténuer, d’où la nécessité de négocier avec le pouvoir en se montrant loyal à son égard. Mais cet effort de réglage, d’accommodation avec le souverain étranger, n’a de sens que s’il est traversé de la certitude qu’un jour l’exil prendra fin. Il y a donc une politique en exil et une politique de sortie de l’exil qui se combinent. D’où cette manière spécifiquement juive de regarder vers l’avenir, conditionnée par cette attente. La situation prémoderne des Juifs consiste, d’une part, à vivre dans un présent qui est celui de leur aliénation, de leur soumission à un pouvoir étranger, et d’autre part, en une projection dans l’avenir, en un espoir placé dans la libération de l’exil. La condition politique juive en exil est donc déterminée par une tension entre présent et avenir. La politique du présent, qui vise la conservation et la reproduction du peuple en exil, est articulée à une politique tendue vers la sortie de l’exil, la libération, appelée messianisme. Ce sont les coordonnées « objectives » de la politique des Juifs. Dans la Persévérance du fait juif [1], j’ai tenté de montrer que toute politique juive est prise dans cette tension.

Le grand changement avec la modernité politique – si l’on entend par là sa phase la plus radicale, celle de l’avènement de la souveraineté populaire et de l’émancipation des Juifs – c’est que le souverain populaire n’est plus étranger. Les Juifs sont intégrés dans la Nation, ils deviennent citoyens. Le pouvoir sur soi de la Nation est désormais aussi le pouvoir des Juifs sur eux-mêmes en tant que partie intégrante de la Nation. Ils ne sont plus des résidents permanents, ce qu’ils devinrent déjà parfois sous l’Ancien Régime, mais des citoyens actifs indistincts des autres. Dans chaque État-nation, les Juifs sont nationalisés, de sorte que la po-litique que mène l’État est aussi la leur, pas en tant qu’ils sont Juifs, mais en tant qu’ils sont citoyens de leur État. La politique traditionnelle des Juifs s’en est trouvée bouleversée, puisque leur diplomatie cou-tumière avec l’État étranger n’avait plus d’objet, tandis que la politique messianique pouvait être retraduite dans les termes de la révolution les ayant libérés. C’est alors le schème de l’exil, de la galout [en hébreu], en tant que tel, qui paraissait vaciller. On assiste, logiquement, à un déplacement de la projection dans l’avenir : la sortie de l’exil n’a plus pour point focal Jérusalem, sa Restauration, car la libération advient sur place. Paris, Berlin ou Moscou deviennent de « nouvelles Jérusalem ». Ces substituts sont le produit d’un messianisme inversé : cela ne se produira pas là-bas, un jour, mais cela se produit maintenant et ici.

L’émancipation des Juifs au sein de l’Europe moderne altère donc leur projection dans l’avenir. La tension propre à la politique de la galout s’en trouve apaisée, certains diront émoussée.

 

Survient une autre césure que celle mar-quée par l’émancipation moderne des Juifs, laquelle modifie en profondeur la tension et le regard des Juifs vers le futur. Je pense à la double césure marquée par la Shoah et par la création d’Israël. Ces deux événements restructurent la manière selon laquelle les Juifs peuvent envisager leur avenir.

Danny Trom : La leçon de la Shoah, c’est que la reconfiguration moderne de la politique juive n’a pas tenu ses promesses. En principe, le progrès aurait dû être énorme puisque les Juifs sont sortis d’une situation de dépendance. Ils n’ont plus à obtenir la protection d’un État qui leur est extérieur, ils sont « dans » l’État. Or, chose imprévue, c’est précisément dans cette nouvelle configuration que l’État se retourne contre eux, là où les Juifs sont émancipés depuis plusieurs générations, parfois assimilés. L’État-nation ne régresse pas en État-étranger ancienne mouture, c’est le souverain populaire moderne qui mute su-bitement en souverain-criminel. Cela ne se déclenche pas dans l’aire géopolitique des Empires à l’est de l’Europe, là où les Juifs sont demeurés à l’extérieur de l’État, mais en Allemagne, laquelle, comme en France, semblait avoir nationalisé les Juifs de manière irréversible.

 

 

« Dans la situation post-Shoah, les Juifs, même s’ils sont citoyens de leur État, indistincts des autres citoyens, ressentent une inquiétude particulière, qui les conduit à rechercher une assurance supplémentaire, un surcroît de protection. »

 

 

La Shoah change donc profondément la donne pour deux raisons. D’abord, le projet de destruction des Juifs est élaboré et exécuté là où la modernité politique culmine. Ceci suscite une crise généralisée de la modernité, dans laquelle on se débat aujourd’hui. C’est pourquoi oublier, nier, relativiser la Shoah est un trait saillant de notre actualité. Ensuite, l’exécution de ce projet n’était pas pensable de l’intérieur du schème traditionnel de l’exil. Ce schème intégrait l’idée que les Juifs pouvaient être spoliés, parfois expulsés, mais non pas annihilés. La foule était dangereuse, mais le souverain était un protecteur. Il se montrait parfois fiable, parfois défaillant, mais c’est seulement face à une populace que le pouvoir ne parvenait pas à contrôler que les Juifs étaient exposés à un danger mortel. Et si avec la modernité politique, c’est le peuple éclairé qui monte dans l’État, la possibilité même que subsiste une populace disparaît, et avec elle, le danger. Or l’Allemagne nazie atteste que la populace n’a pas été résorbée : elle gonfle et monte dans l’État. C’est un souverain-populaire qui concocta et exécuta la destruction des Juifs. C’est pourquoi la démocratie a été le vecteur du crime. La Shoah a donc subverti l’intellectualité juive par les deux bouts, la plus moderne et la plus traditionnelle. L’événement est un défi pour la politique juive, dans la tension qui la constitue, la politique du présent en exil et la politique de sortie de l’exil. La Shoah la déstabilise en jetant un voile sombre sur la politique en exil. Nous vivons actuellement sous les effets de cette déstabilisation.

De la même manière, l’avènement d’un État pour les Juifs, qui suit immédiatement la Shoah, se surajoute à cette crise, en lui adjoignant une autre dimension. Car si la destruction des Juifs est traditionnellement pensée dans son impossibilité, la naissance d’un État pour soi, pour le peuple juif, a toujours aussi été pensée comme impossible si ce n’est à l’ère messianique, une projection dans un avenir indéterminé. Destruction des Juifs, État pour les Juifs, ces deux phénomènes consécutifs reconfigurent donc complètement les coordonnées exi-liques. Pour la première fois, un souverain qui porte un nom juif vient à l’existence. Il semble posséder les mêmes traits que l’État-nation européen, il est effectivement né en Europe, le sionisme a été son vecteur. Il est né des expériences très hétérogènes du pouvoir d’État qu’ont fait les Juifs d’Europe, à l’ouest et à l’est. Il est conçu pour soustraire les Juifs à l’Europe, leur offrir un abri, dans ce contexte d’après-guerre où la faillite des États européens est une évidence. Mais la nature de l’État d’Israël est demeurée obscure : s’inscrit-il dans le prolongement de la politique traditionnelle du présent, celle qui a cours en exil, ou alors est-il un prolongement de la politique de l’avenir, celle qui pousse vers la sortie de l’exil ? Ce dilemme nous plonge au cœur de la crise actuelle de l’État d’Israël.

 

Après ce passage par l’histoire juive au sens le plus large, revenons en France. Il se trouve que vous avez écrit un essai ayant pour titre La France sans les Juifs [2]. Or, en considérant un tel titre, on se dit qu’il avait peut-être pour point de départ une hypothèse, l’idée d’une réalité qui pourrait avoir lieu. Que signifie que l’on puisse envisager une France « sans les Juifs » – expression que l’on avait entendue dans un discours devenu fameux de Manuel Valls, Premier ministre entre 2014 et 2016 ? Avez-vous conçu La France sans les Juifs comme une sorte d’essai d’anticipation ? Quelle est la démarche qui a correspondu à son écriture ?

Danny Trom : La démarche a consisté à réfléchir à partir des conditions de possibilité de la présence des Juifs en France à l’ère post-Shoah. Dans la situation post-Shoah, les Juifs, même s’ils sont citoyens de leur État, indistincts des autres citoyens, ressentent une inquiétude particulière, qui les conduit à rechercher une assurance supplémentaire, un surcroît de protection. L’inquiétude, entendue comme une appréhension à l’égard du futur, est un affect typiquement juif qui a parfois été apaisé, mais que la politique anti-juive de l’État de Vichy a ravivé et approfondi en minant la confiance dans l’État. Cette inquiétude n’est pas facilement exprimable, car elle contrevient à la doxa républicaine qui postule que la condition de citoyen est partagée à égalité par tous, sans exception. La défiance à l’égard de l’État équivaut alors à une sortie de cette vision consensuelle : demander des garanties supplémentaires, un surcroît de protection résonne aux yeux de la société majoritaire comme une accusation. Car l’inquiétude ne porte pas exclusivement, comme ce fut longtemps le cas, sur la montée d’un mouvement social antisémite, mais sur la fiabilité de l’État, sur sa volonté ou sa capacité à le réprimer. C’est à cette défiance généralisée à l’égard de la fonction protectrice de l’État que l’État d’Israël vient imperceptiblement pallier. Le fait qu’il existe, qu’il se tienne là tel un sas d’évacuation, allège l’inquiétude, même lorsque les Juifs se définissent exclusivement comme des citoyens français sourcilleux. Ceci vient altérer la perspective israélite hantée par l’accusation de double allégeance. Ce qui se joue n’est pas au plan de la loyauté, mais d’un sentiment de précarité existentielle. Certains pensent que l’État d’Israël est une réalité politique qui tend, du fait de l’idéologie sioniste, à être un élément d’attraction concurrentiel à l’État-nation, de résorption de la diaspora. Cet aspect peut exister, mais il est marginal. Je pense au contraire que c’est l’État d’Israël qui permet aux Juifs de se maintenir en Europe. C’est un point très important. L’État d’Israël n’est pas une entité politique concurrente, mais une entité qui garantit la présence des Juifs en Europe. Dans La France sans les Juifs, il s’agissait d’expliquer que si s’accroît l’hostilité sociale à l’égard des Juifs (elle n’est pas politique dans la mesure où elle ne vient pas de l’État), et si l’État républicain est trop faible pour l’enrayer (il n’approuve pas, mais reste impuis-sant ou n’y prête pas attention), alors cette homéostasie un peu curieuse, qui implique deux États, celui en Europe et celui d’Israël, se dérègle. D’où une poussée de l’Alyah. Évi-demment, l’équilibre est variable et difficile à mesurer…

 

 

« Alors que nous avons longtemps cru que la Shoah prémunissait contre l’antisémitisme, on doit constater que l’antisémitisme se reconfigure malgré elle, plus encore, à cause d’elle.  »

 

 

Au cœur de La France sans les Juifs se trouve une analyse de l’antisémitisme des années 2000, ainsi que du long silence qui a précédé le moment où il a été reconnu comme un phénomène social contemporain significatif. Se trouvent aussi des hypothèses sur l’avenir de cet antisémitisme...

Danny Trom : Une des caractéristiques principales du mouvement social antisémite qui s’est développé en France depuis les années 2000 est qu’il s’organise autour de la perception que les Juifs tirent profit de la Shoah en instrumentalisant sa mémoire à leur bénéfice. Alors que nous avons longtemps cru que la Shoah prémunissait contre l’antisémitisme, on doit constater que l’antisémitisme se reconfigure malgré elle, plus encore, à cause d’elle. Or, cette dénonciation d’un « privilège juif » peut se faire depuis deux optiques divergentes, sinon opposées, mais qui pourraient ici trouver un terrain d’entente. D’un côté, c’est un moyen, pour ceux qui entretiennent une certaine idée de la France, d’en finir avec la culpabilité que continue de faire peser la politique active de collaboration avec les nazis. De l’autre, cette accusation est quasiment indissociable de la manière dont les post-coloniaux mettent en concurrence la Shoah et les crimes de la colonisation. Ce que décrit La France sans les Juifs est la possibilité d’une jonction entre ces deux constellations. Pour que ce mouvement s’effectue, il faudrait que s’allient l’intérêt des « Français de souche » à se débarrasser du problème de Vichy, et la demande post-coloniale d’une mise entre parenthèses de la mémoire de la Shoah afin que la colonisation soit reconnue comme le crime paradigmatique de l’Occident. Cette jonction pourrait effectivement donner lieu à un mouvement social sans frein, avec une forte dimension antisémite, et donc à une fluidification des Juifs en direction de l’extérieur, à leur départ.

 

C’est cette possibilité que décrit La France sans les Juifs, mais elle n’a pas eu lieu. La dynamique qui semblait rendre cette hy-pothèse possible ne s’est-elle pas enrayée ?

Danny Trom : Oui, elle semble s’être enrayée, momentanément du moins. Mais le prix à payer est énorme. Il a pour nom Éric Zemmour, cette poussée de fièvre xénophobe, qui a pour base sociale la bourgeoisie catholique provinciale de droite et la France dite périphérique. Le slogan « nous sommes chez nous », qui a été le slogan de sa campagne, a tétanisé l’autre camp, celui qui allie la bourgeoisie libérale partisane du multiculturalisme avec les populations issues de l’immigration et les « banlieues ». Le coup d’arrêt a donc été porté, sur un mode catastrophique, par une extrême droite débridée, qui n’hésite pas à réhabiliter Pétain, parce que la régulation républicaine ne s’est pas faite. Elle ne s’est pas faite malgré les demandes pressantes des Juifs depuis deux décennies. La République a été largement défaillante dans la lutte contre l’antisémitisme. Demeurent les deux foules et leur expression politique partielle, déformante au Parlement, avec le Rassemblement National (RN), l’ex-Front national (FN) et La France Insoumise (LFI). Envisager l’avenir des Juifs en France passe alors par une analyse des dynamiques sociales et politiques de ces deux camps, de leurs points de convergence et de divergence.

 

 

«  La confusion entre racisme et antisémitisme alimente cette pente, en masquant que le racisme consiste à mépriser et dominer le faible, tandis que l’antisémitisme consiste à jalouser et abattre le dominant. »

 

 

La chef de file des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, a d’ailleurs sorti un essai qui s’appelle Beaufs et barbares [3] et qui rêve d’une jonction entre les « beaufs » et les « barbares », c’est-à-dire entre ces deux foules que vous venez d’évoquer.

Danny Trom : Exactement. La foule de banlieue, c’est celle que Houria Bouteldja appelle « les barbares », c’est la foule post-coloniale : pour elle, les Juifs dominent à travers leurs privilèges, ils jouissent d’une prime tirée de la Shoah, d’un « philosémitisme d’État » comme disent les Indigènes de la République. Et puis il y a ce que l’on entendait parfois du côté de l’autre foule, celle qui tourne autour des ronds-points de la périphérie : « Macron, la pute de Ro-thschild ». Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de jonction solide entre ces deux foules, entre ces deux « populismes ». J’utilise volontairement ce mot qui peine à être défini, car c’est celui qui dit au mieux l’ambiguïté de la situation, le fait que se mêle inextricable-ment des motifs de gauche et de droite, comme cela a d’ailleurs toujours été le cas pour les mouvements sociaux de type an-tisémite en France. Les auteurs anti-juifs de la fin du XIXe siècle conçoivent l’antisémitisme comme un mouvement social, et c’est effectivement le peuple qui se révolte contre les élites, c’est en somme un mouvement de libération nationale. Ce n’est plus l’antijudaïsme du clergé qui dénonce le peuple déicide, corrupteur de la foi, c’est la France qui se libère des Juifs oppresseurs, dominateurs. La pensée dite « décoloniale » réplique parfois ce geste : les Juifs captent l’attention publique en leur faveur en contrôlant les médias, en détenant les capitaux, à travers l’hégémonie de leurs intellectuels, et en masquant les crimes de l’État d’Israël, dernier État colonial de la planète. La confusion entre racisme et antisémitisme alimente cette pente, en masquant que le racisme consiste à mépriser et dominer le faible, tandis que l’antisémitisme consiste à jalouser et abattre le dominant.

 

Mais ces foules sont distinctes, presque naturellement, car la France périphérique redoute avant tout la France des banlieues.

Danny Trom : C’est vrai. Ces foules sont antinomiques, elles ne devraient pas pouvoir se rencontrer si ce n’est pour s’affronter. Une certaine hostilité, latente et parfois très manifeste à l’égard des Juifs est leur seul dénominateur commun, le seul point d’accord possible. Si elles le trouvent, si la jonction se fait, alors l’accroissement du climat antisémite nous fait entrer dans la dynamique décrite dans La France sans les Juifs. L’accroissement de la fluidité entre l’électorat du RN et de LFI est ici un indice. Le coup d’arrêt momentané dont j’ai parlé plus haut tient au fait que c’est du terreau de la banlieue que vient le mouvement social antisémite dans ses effets les plus immédiats, une insécurité quotidienne des Juifs qui les conduit à retirer leurs enfants des écoles publiques et les pousse hors de leurs quartiers. Cela ne vient pas de la France périphérique parce que ce n’est pas leur lieu de résidence. Mais aussi parce que le vivier de l’antisémitisme quotidien est situé dans les populations issues de l’immigration, où des motifs islamistes et tiers-mondistes se combinent en un ressentiment qui a les Juifs pour cible. Le public de Dieudonné figure bien cet antisémitisme qui se réclame de l’égalité, de la justice et de la démocratie. C’est de là qu’est venue, depuis les années 2000, la violence effective, la détérioration des conditions de vie de nombreux Juifs, sur lesquels les attentats sont venus se greffer. L’antisémitisme éprouvé dans la vie quotiddienne vient de là. On a mis du temps à se l’avouer, à gauche surtout, parce que l’anti-sémitisme des dominés n’est pas facilement concevable, il doit être tu ou lorsque cela saute aux yeux, minoré. J’ai tenté d’analyser les causes profondes de cette cécité dans  La promesse et l’obstacle, qui, à l’époque, n’a provoqué que le silence ou la gêne de ceux qui en étaient le vecteur. Or, si la cause est structurelle, l’avenir s’assombrit, ce qui n’a cessé de se confirmer.

 

Vous parlez de situation suspendue, mais  il y a bien une dynamique qui est en train  de s’affirmer, non ? À quoi pourrait ressem-bler la situation des Juifs de France dans vingt ans ?

Danny Trom : La situation des Juifs va beaucoup dépendre d’un effet de neutralisation mutuelle des deux mouvances. Tant qu’ils alternent, qu’ils se manifestent dans leur incompatibilité, il ne peut rien arriver de catastrophique. On aura bien ici des pics d’alyah ou de départs ailleurs, ou des déplacements internes à la France, mais cela restera limité. Le grand problème est le vide qui s’est creusé au centre de l’échiquier politique, surtout le déclin vertigineux du socialisme réformiste qui a pu longtemps unir la bourgeoisie républicaine et les classes populaires. Si ce vide se confirme, l’hypothèse d’une unification des deux mouvances autour d’une offensive globalement anti-républicaine et hostile au parlementarisme, donc hostile aux Juifs aussi, est plausible.

Ceci étant dit, la France n’est pas un isolat, elle est partie prenante de l’Europe, même si elle a des caractéristiques propres. À l’échelle du continent européen, la dynamique de long terme, telle qu’on la constate, penche dans le sens du départ des Juifs. Ceci est une évidence à l’est de l’Europe où les Juifs ont été éradiqués et une bonne part des survivants évacués après-guerre, tandis que le reste a quitté l’Europe, parfois par vagues, tels les Juifs soviétiques après l’effondrement du régime. À l’ouest, les États actuellement unis dans l’Union eu-ropéenne ont en commun d’avoir été fascistes ou vaincus par l’Allemagne nazie et entraînés dans la collaboration. La France ne fait pas exception. Mais en France, les Juifs survivants, plus nombreux qu’ailleurs, sont restés, puis avec la décolonisation ont été abondés par les Juifs venus d’Algérie et plus largement d’Afrique du Nord. Puisque l’Union européenne s’est construite sur la base d’États qui furent fascistes ou vaincus puis fascistes, que tous sont impliqués à des degrés variables dans le Crime, cette construction a été mise sous condition de la mémoire de la Shoah et d’une atténuation du nationalisme ancienne mouture. Il s’en suit que pèse sur la politique européenne une défiance à l’égard de la politique elle-même. C’est pourquoi elle a édifié un marché unique. Elle a repris cette ancienne croyance libérale que le commerce adoucit les mœurs, qu’il est un antidote à la guerre. La paix à tout prix, intérieure et extérieure, voilà ce sur quoi repose l’édifice. C’est pourquoi la guerre se présente toujours comme une épreuve paralysante, la guerre de démantèlement de l’ex-Yougoslavie, celle du démantèlement de l’URSS qui a cours aujourd’hui en Ukraine. Cette posture a des répercussions dans tous les domaines dits régaliens, la politique de défense ou d’immigration.

 

 

« Pèse aujourd’hui sur l’Europe la critique post-coloniale, qui propose de substituer à la mémoire de la Shoah celle des crimes coloniaux, comme si les deux étaient incompatibles ou alors comme s’ils devaient se fondre, se confondre. »

 

 

D’accord, mais je ne comprends pas pourquoi les Juifs ne pourraient pas trouver leur place au sein de ce tableau ? Pourquoi dites-vous que la dynamique va dans le sens de leur départ d’Europe ?

Danny Trom : Pour pouvoir surmonter cette paralysie, il faudrait précisément que la mé-moire de la Shoah s’estompe. C’est comme si un piège s’était renfermé sur les Européens : le souvenir du Crime entrave toute politique. Si l’on veut que la construction progresse, qu’elle se donne une politique affirmative, la Shoah se pose en obstacle ; si l’on veut revenir aux États-nations d’avant-guerre, c’est aussi l’horizon du Crime qui resurgit. C’est en ce sens que l’Union européenne est prise dans un étau. On ne peut ni vrai-ment avancer, ni vraiment reculer. Les Juifs d’Europe sont pris dans ce même étau, ils pâtissent des deux manœuvres, celle qui pousse en avant et celle qui pousse en arrière. Le rapport de l’Europe aux Juifs est, et restera structurellement ambivalent. Alors, on peut se demander quelle est la marge de manœuvre des Juifs dans cette impasse. Après-guerre, on a réglé le problème des Juifs restants à l’est en évacuant les camps de déplacés vers la Palestine mandataire, puis l’État d’Israël, ceux qui sont restés en Russie et sous la zone d’influence soviétique ont été contraints de faire profil bas. À l’ouest de l’Europe, le Crime a trouvé une solution judiciaire. Il n’y a pas eu de règlement politique du Crime, ni à l’ouest ni à l’est. Les Juifs n’ont pas été des acteurs politiques de la reconstruction de l’Europe et ils ne le sont pas devenus. C’est dans ce contexte que pèse aujourd’hui sur l’Europe la critique post-coloniale, qui propose de substituer à la mémoire de la Shoah celle des crimes coloniaux, comme si les deux étaient incompatibles ou alors comme s’ils devaient se fondre, se confondre.

 

Qu’est-ce que vous pensez de ceux qui brandissent la République française comme une exception en Europe et comme une so-lution pour garantir la place des Juifs ?

Danny Trom : Mais la République, elle est là. 

 

Oui, mais ils disent qu’elle n’est pas assez là, ou qu’elle est menacée. Il y a un discours républicain qui affirme que les Juifs sont en danger parce que la République n’est pas assez forte.

Danny Trom : En effet, la République, elle non plus, n’est pas la République d’antan. Elle est entraînée dans le processus d’européanisation. On peut douter qu’un retour en arrière soit possible. La seule formule qu’on peut imaginer pour la sauver, c’est de trouver une forme de République compatible avec une Union européenne qui elle-même prendrait une mouture républicaine. Or, la marche de l’Europe a été complètement chaotique. L’intégration précipitée des pays de l’est, la Pologne ou la Hongrie, s’est faite sans condition, et l’on va en payer le prix encore très longtemps. Lors de leur intégration précipitée à l’Union européenne, on feignait de croire qu’ils étaient de bons enfants catholiques, heu-reux de rejoindre une Europe post-nationale, post-Shoah, libérale et prospère. Cela s’est avéré erroné de bout en bout. Sortis tout droit de la chape de plomb soviétique, ils n’ont connu que les Empires, une expérience démocratique courte et défaillante. Ils cultivent un sens de la Nation que nous jugeons obsolète. Et ils se pensent comme des victimes, alors que l’Europe communautaire s’est construite sur la culpabilité.

Comment pensez-vous que le rapport à Israël, en train de devenir extrêmement incertain depuis la crise qui a fait suite au nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou, participe à reconfigurer la place des Juifs en France et en Europe ?

Danny Trom : La transformation profonde de la condition des Juifs d’Europe après-guerre tient à deux événements qui, avec du recul, surgissent presque simultanément : la destruction des Juifs, l’État pour les Juifs. Comme je l’ai déjà souligné, ces deux évènements étaient complètement inenvisageables dans l’univers mental traditionnel des Juifs. Or voilà qu’ils se produisent. Le bouleversement est considérable, notre condition politique s’en est trouvée profon-dément altérée. Je crois que nous en restons encore à ce jour désorientés, nous ne les avons pas encore métabolisés. Il nous faut donc repenser complètement les coordon-nées de l’exil. Je ne pense pas que ce travail d’élaboration ait été fait, mais peut-être aujourd’hui y sommes-nous mieux préparés.

 

 

« L’État d’Israël est-il un projet de sortie de l’exil ou un projet dans la continuité de l’exil ? Est-il une déclinaison de la politique juive du présent en exil ou marque-t-il un tournant en direction de la dissolution de l’exil ? »

 

 

Il y a d’abord la question de savoir comment l’État d’Israël entre dans l’équation nouvelle, dans la configuration actuelle de la politique des Juifs d’Europe et d’ailleurs. Ils sont certes citoyens de leurs États respectifs, mais l’existence même d’un État associé au nom juif modifie leur condition politique, qu’ils le veuillent ou pas. Désormais se dresse devant eux un État dédié aux Juifs, qui leur accorde le droit inconditionnel d’y immigrer parce que c’est sa vocation première. Cet État n’est donc pas le leur et pourtant il remplit dans leur esprit une fonction spécifique, parfois latente. Raymond Aron, en paniquant lors du déclenchement de la guerre des Six Jours, avait presque involontairement révélé la teneur existentielle du rapport à « ce petit État » qu’il disait ne pas être « le sien », tout en confessant que sa disparition lui ôterait l’envie de vivre. Il n’a jamais livré d’analyse de cette contradiction. Sa réaction émotionnelle, qu’il s’est reprochée plus tard, tient à ce qu’un écart s’est creusé entre les Juifs et les autres citoyens, dans leurs rapports à l’État, cela même pour les plus patriotes d’entre les Juifs. Les Juifs, aussi israélites soient-ils, comme l’atteste le cas d’Aron, éprouvent un manque que l’État d’Israël vient pallier. La fonction de protection de cet État, qui est pour eux, à l’ère post-Shoah, un État de surcroît, est latente, enfouie, parfois niée, parfois consciente, mais dans la crise, elle surgit immanquablement. C’est tout le sens de la crise de 1967, qui brusquement dévoile la fonction homéostatique de l’État des Juifs. Tous ceux qui ont analysé ce moment vous diront que la communauté juive telle qu’elle existe aujourd’hui naît de cet événement. Il a révélé et transformé un niveau de conscience, il l’a explicité. La peur panique qui a traversé les Juifs de France tenait à la possibilité de la disparition de l’État d’Israël. On peut dire que cette crise a brusquement révélé une situation de dépendance existentielle.

Il y a ensuite la question de ce qu’est l’État d’Israël, définition qui est demeurée en suspens depuis sa naissance jusqu’à ce jour. Le problème se pose de la manière suivante : est-il un projet de sortie de l’exil ou un projet dans la continuité de l’exil ? Est-il une déclinaison de la politique juive du présent en exil ou marque-t-il un tournant en direction de la dissolution de l’exil ? Je donne ma réponse dans le titre du livre que je viens de consacrer à cette question : il est L’État de l’exil [4]. Il l’est au sens où le dénominateur commun des courants sionistes, par-delà les clivages parfois profonds, était la volonté de mettre les Juifs d’Europe à l’abri. L’urgence de le faire s’est très vite avérée. D’où ma thèse : l’État d’Israël n’est pas un État-nation, car il ne procède pas d’une revendication du peuple à disposer de lui-même. Cet État s’inscrit plutôt dans la série des conventions internationales de protection des minorités produites dans l’après-guerre. C’est pourquoi la loi du retour est la loi politique par excellence de l’État d’Israël. C’est elle qui définit sa fonction de refuge potentiel, c’est elle qui adjoint les Juifs à cet État, sur un mode très particulier, un mode virtuel.

La crise que vit l’État d’Israël actuellement est suspendue à cette question. Le grand problème, à mon sens, c’est que le sionisme religieux dans sa mouture actuelle, cette idéologie qui infuse la majorité gouvernementale (hormis les orthodoxes, mais cette communauté connaît aussi des mutations en ce sens), véhicule une conscience plus claire de cet enjeu, tandis que le camp de l’opposition soit l’ignore, soit peine à en prendre la mesure. C’est pourquoi elle perd progressivement l’hégémonie culturelle acquise depuis le Yichouv. Ce n’est pas la seule explication bien sûr, il y a aussi l’échec du processus d’Oslo qui s’est terminé dans le bain de sang avec la seconde intifada, il y aussi l’erreur de la gauche qui a, comme partout ailleurs, enfourché le cheval de la politique des identités, en abandonnant la justice sociale. Mais la question de la politique juive est fondamentale, car elle touche à la nature même de l’État d’Israël, à son identité. Ce que révèle la crise à laquelle nous assistons en Israël c’est que cet État est né dans le flou, que son identité n’a jamais été fixée et que cette indétermination était une condition de son existence. Le grand danger vient quand la clarification s’impose. La polarisation à laquelle nous assistons contraint à l’explicitation de tout ce qui était demeuré implicite. Or, la caractéristique de la coalition gouvernementale au pouvoir est qu’elle assemble, pour la première fois dans la courte histoire de l’État d’Israël, un ensemble de courants qui sont, chacun à sa manière, frontalement opposés à l’esprit du sionisme tel qu’il s’est déterminé en Europe. Si cette ligne se confirme, si son élan n’est pas stoppé, alors la nature de cet État d’Israël va muter. L’État va se détourner de l’expérience des Juifs d’Europe qui a été le terreau du sionisme. Il va clore le chapitre de l’histoire politique des Juifs en exil. D’ailleurs les négociations qui ont précédé le pacte de coalition ont immédiatement évoqué la possibilité d’amender la loi du retour, en lui ôtant son sens originaire de loi asilaire pour en faire un marqueur identitaire rigide, en adéquation avec une vision sacralisée de la terre. L’État ne serait plus celui de l’exil, mais un dispositif national-religieux visant sa résorption. Là se trouve la clé de voûte de la politique « illibérale » qui se trouve promue, sur tous les fronts, celui des Palestiniens, en matière de mœurs, jusque dans une conception populiste de la démocratie. Et le système homéostatique dont il a été question plus haut s’enrayerait définitivement . C’est une hypothèse sombre, mais l’actualité atteste qu’elle n’est pas fantaisiste. C’est pourquoi l’angoisse qui nous étreint, nous Juifs d’Europe, lorsque cette possibilité est envisagée, révèle la vérité de la nature de cet État. Chaque fois que nous intégrons l’État d’Israël, son existence même, dans notre monde, en le considérant comme un refuge ou comme un recours, lorsque par exemple fut envisagé à propos de l’Affaire Sarah Halimi de déposer plainte devant un tribunal israélien, nous réactivons l’intention qui a été déposée dans l’acte de naissance de cet État. Notre tâche est de lui rappeler sa vocation, celle qu’il s’est lui-même donnée, celle qu’il a exprimée dans le moment de la naissance de l’État. Coupé de l’expérience juive dont il procède, l’État d’Israël perd son fondement et dérivera dans une direction inconnue, il s’enfoncera probablement dans le Moyen-Orient, pour devenir un élément parmi d’autres au sein d’une mosaïque chaotique.

 

 

« Notre situation en France s’est considérablement détériorée depuis deux décennies, nous nous cramponnons certes au modèle républicain, mais l’avenir est incertain. »

 

 

La grande crainte pour vous est qu’Israël devienne un État infidèle à sa Déclaration d’Indépendance, comme l’ont souvent répété les manifestants contre le gouvernement de Benyamin Netanyahou ?

Danny Trom : Oui, la Déclaration est l’acte de naissance d’un État sans constitution. Rédigée dans la précipitation, elle est le fruit d’un processus complexe. Et elle sera cosignée par l’ensemble des courants sionistes, des religieux aux communistes. Elle dit en substance que l’État d’Israël est la matérialisation de la vision de Herzl, que les Juifs, minorité persécutée, vont s’auto-gouverner sur leur berceau historique, que l’État est ouvert à l’immigration des Juifs du monde, que l’État est libéral, un État de droit moderne qui veille à l’égalité de tous ses citoyens sans discrimination, qu’il cherche la paix avec ses voisins. C’est cela l’esprit de la Déclaration que les foules manifestantes en Israël défendent. La loi du retour discutée et votée en 1950 s’inscrit dans ce sillon. Lorsque le parti national religieux demande que soit précisé ce que signifie « Juif » dans le premier paragraphe de la loi du retour qui énonce « tout Juif a le droit d’immigrer », Ben Gourion sort cette question de l’ordre du jour de la Knesset, il sait bien que « Juif » n’est pas un désignateur rigide, que la loi a simplement pour objectif d’ouvrir les portes à quiconque éprouve la nécessité de s’abriter en tant que Juif, elle est faite pour quiconque est désigné comme Juif et cherche un refuge. Les velléités de toucher à ce dispositif sont solidaires de la volonté de sacraliser la terre, de rendre tout compromis territorial sans objet, de nier aux Palestiniens, par principe, des droits politiques, le droit à posséder un État surtout. La dérive se fait donc par les deux bouts, peuple et terre, c’est pourquoi, les Juifs du monde et les Palestiniens, forment ici, ensemble, les deux termes exclus de cette politique messianique. Or la Déclaration est imbibée de l’expérience des Juifs d’Europe, du droit des minorités à la protection, de l’importance cruciale de l’État de droit. Il ne s’agit pas de principes abstraits, comme semblent le penser les forces d’opposition à ce gouvernement, mais de principes profondément ancrés dans une texture juive. Les Juifs d’Europe le savent, mais les Israéliens qui s’en réclament n’y voient qu’un document solennel qui dit l’attachement à des valeurs universelles, ce qu’il est bien entendu aussi, mais sans s’apercevoir que ses valeurs sont ancrées dans l’expérience historique des Juifs. Or cela importe énormément, car, dans la bataille pour l’hégémonie culturelle qui se joue en Israël, c’est la droite nationale messianique qui a une avance. Elle parle une langue juive, elle a préempté le signifiant juif. Il convient de le lui arracher d’urgence. La gauche et la droite libérale qui à présent forment un bloc d’opposition semblent, dans leur désarroi, prendre conscience qu’il y a des Juifs hors de l’État d’Israël, qu’il y a là une ressource. Espérons que la jonction se fasse. Car notre situation en France s’est considérablement détério-rée depuis deux décennies, nous nous cramponnons certes au modèle républicain, mais l’avenir est incertain. Si l’État d’Israël mute en se détournant de la Déclaration, la courte séquence de son existence se refermera, et nous allons nous retrouver esseulés.

 

 

« L’État d’Israël a été atteint dans son essence même. Cette essence est une fonction : matérialiser un centre étatique qui se distingue de tous les autres au sens où il assure, par construction, la sécurité des Juifs. Le 7 octobre a renversé notre perspective habituelle. »

 

 

Post-scriptum

 

L’entretien qui précède a été réalisé peu de temps avant le 7 octobre 2023. Comment compléteriez-vous votre propos suite à ces événements qui sont apparus à tous comme un moment de césure majeur dans l’histoire d’Israël et du conflit palestinien ?

Danny Trom : Le 7 octobre vient considérablement altérer le système homéostatique post-Shoah dont il a été question plus haut [5]. Étant le lieu où la violence antijuive qui a pour nom « pogrom » est rendue conceptuellement et empiriquement impossible, l’État d’Israël a été atteint dans son essence même. Cette essence est une fonction : matérialiser un centre étatique qui se distingue de tous les autres au sens où il assure, par construction, la sécurité des Juifs. Le 7  octobre a renversé notre perspective habituelle : nous avons pensé jusqu’à présent qu’il était un centre étatique autour duquel l’ensemble des Juifs de la diaspora semblaient se placer toujours davantage en orbite. Son attraction tenait précisément à sa caractéristique principielle de prolonger ailleurs la fonction protectrice que l’État en Europe échoue à remplir efficacement. Or avec le 7 octobre, c’est à l’inverse l’État d’Israël qui rejoint la condition politique commune des centres juifs partout dans le monde. Cette inversion a uni les Juifs citoyens de cet État et les Juifs de par le monde dans une même expérience juive. Et les répercussions de la guerre que cet événement a déclenchées aura des conséquences immédiates sur les Juifs d’Europe : d’une part, l’État d’Israël se trouve discrédité puisqu’il a failli, qu’il a été le lieu du premier pogrom post-Shoah, ce qui redouble l’anxiété des Juifs de France et d’ailleurs, mais d’autre part, la vague antisémite qui se lève dans le moment de la riposte israélienne provoquera une nouvelle poussée de départ vers Israël dont on peut supposer qu’elle sera importante.  Se joue ici un arbitrage entre deux mouvements contradictoires, la défaillance des deux pôles, simultanément, qui déboucha probablement à terme sur une nouvelle stabilisation dont il est difficile de prévoir les termes, car la dynamique accélérée à laquelle on assiste est en cours.

 

Propos recueillis par Samuel Leenhardt et Stéphane Bou

 

Notes : 

[1] Danny Trom, Préservation du fait juif – Une théorie politique de la survie, Seuil, 2018

[2] Danny Trom, La France sans les Juifs. Émancipation, extermination, expulsion, Éditions PUF, 2019

[3] Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le pari du nous, La fabrique éditions, 2023

[4] Danny Trom, L’État de l’exil : Israël, les Juifs, l’Europe, Éditions PUF, 2023

[5] Voir à ce propos, dans ce numéro, le texte de Danny Trom et Bruno Karsenti, « Depuis le pogrom. La mutation de la configuration juive », p. 15

 

Biographie : 

Danny Trom est Directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS), membre du Laboratoire Interdisciplinaire d’Études des Réflexivités (LIER-FYT) et membre associé au Centre d’Études juives (CEJ/CNRS). Il est notamment l’auteur de La promesse et l’obstacleLa gauche radicale et le problème juif (Les Éditions du Cerf, 2007), de Persévérance du fait juif, Une théorie politique de la survie (EHESS/Gallimard/Seuil, 2018) et de La France sans les Juifs (Éditions PUF, 2019). Il vient de faire paraître L’État de l’exil. Israël, l’Europe, les Juifs (Éditions PUF, 2023).

 

 

 

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