Ce que l’Allemagne nazie avait testé en Espagne en 1936, l’Iran vient de le tester à Gaza : expérimenter ses armes, mettre au point ses méthodes et sa tactique de guerre, autant qu’évaluer la riposte de son ennemi. Le grand allié du Hamas fonctionne à l’identique. L’Allemagne nazie avait aussi pris la mesure de la mollesse des démocraties à se mobiliser en faveur de la République espagnole. Malgré le décalage historique, malgré, les différences politiques, il reste une constante : les régimes totalitaires connaissent les couardises des démocraties, leur lenteur à comprendre l’enjeu pour elles-mêmes. Au conseil de sécurité de l’ONU, qualifier les termes du conflit, nommer l’agresseur a été impossible. À l’Assemblée nationale, le Premier ministre Jean Castex a prioritairement exprimé son souci pour les malheurs de Gaza. Des salves de roquettes tirées indistinctement sur Israël, il ne fit pas mention.
Ici s’arrête la comparaison.
À la différence de la République espagnole, Israël a non seulement su contenir son agresseur, il a aussi réussi à l’affaiblir durablement sans pour autant le détruire. Rien n’est donc réglé. Un autre ennemi bien plus redoutable fourbit ses armes qu’il espère définitives. La pluie de roquettes tirées indistinctement sur tout le territoire israélien témoignait d’un projet guerrier exterminateur : sans la protection du dôme de fer, il y aurait eu des milliers de victimes civiles en Israël. Ces attaques indistinctes du Hamas révèlent un modèle stratégique dont on peut tirer la leçon : l’Iran n’hésitera pas à utiliser l’arme nucléaire contre Israël, dès qu’il en aura la capacité. Le djihad nucléaire sera l’étape suivante de l’affrontement.
Cette perspective ne procède en rien d’un souci quelconque pour la Palestine. Le sort du peuple palestinien est le dernier souci du pouvoir iranien et de ses créatures Hamas, Hezbollah et autre djihad islamique. Cette rente idéologique n’est que l’alibi de son projet. La vision apocalyptique iranienne obéit à un projet messianique que les ayatollahs au pouvoir n’ont jamais dissimulé : détruire cette enclave juive incrustée au cœur d’un espace tout entier supposé appartenir à la sphère de l’islam.
« Ce conflit en annonce un autre qui ne saurait tarder entre Israël et un Iran nucléaire dont la Palestine est l’alibi. »
Toutes les démocraties le savent, tous les dirigeants du monde occidental connaissent les données de l’enjeu. Ce qui vient de se dérouler à Gaza sert de test pour elles autant que pour le mentor du Hamas. Sont-elles prêtes à reconnaître que l’idéologie du Hamas est le variant islamisé d’un projet qui a sa source dans un nazisme oriental ? Sont-elles prêtes à l’affronter ? Ou bien estiment-elles au contraire que l’on peut négocier avec cette puissance et sacrifier Israël pour une paix illusoire ? En 1938, à Munich, la France et l’Angleterre estimèrent que sacrifier les Sudètes à l’Allemagne nazie allait sauver la paix. On connaît la suite et le mot de Churchill sur Daladier et Chamberlain : « Ils ont eu le choix entre le déshonneur et la guerre, ils ont choisi le déshonneur et ils auront la guerre ». Les négociations de Vienne sur le nucléaire iranien seront-elles de la même veine ? Ce conflit en annonce un autre qui ne saurait tarder entre Israël et un Iran nucléaire dont la Palestine est l’alibi.
Après dix jours d’intenses combats entre le Hamas et Israël, un cessez-le-feu a été imposé aux belligérants. Deux cent quarante-huit tués côté palestinien dont soixante-six enfants, dix-neuf morts dont un enfant, côté israélien. Comment interpréter ces chiffres si différents ? Tandis qu’Israël protège sa population des roquettes du Hamas, à la fois par les abris et son système de défense anti-missiles, le Hamas se protège des frappes israéliennes en s’abritant derrière sa population civile pour tirer ses roquettes. Grace à un réseau de souterrains bétonné, le Hamas a enterré ses structures militaires au cœur des villes, au milieu des immeubles civils. Les millions de dollars de l’aide internationale récoltés depuis 2014 ont été utilisés pour bâtir ce « métro » abritant ses armes.
Cet affrontement entre un mouvement islamiste et l’État juif ajoute un nouveau chapitre sanglant à l’histoire déjà longue de cette guerre de cent ans ou de mille ans selon qu’on lise cette histoire dans le registre de la rivalité entre Ismaël et Isaac ou dans celle de l’histoire du siècle dernier et de celui qui commence. Au-delà de sa seule dimension locale, proche-orientale, la récurrence de cette affaire nous concerne, en Europe, en France particulièrement, parce que son écho déchaîne d’autres passions enfouies, nées d’un passé pas si lointain. Le poids de la Shoah d’une part, des culpabilités et d’autre part le poids des relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman, entre la France et ses anciennes colonies surdéterminent le regard porté sur le conflit. C’est dans la trace de Vichy, de ses effets mémoriels, autant que dans le reflet de la guerre d’Algérie, de ce qu’elle implique des deux côtés de la Méditerranée, des affects nés de cette mémoire, de ses souffrances, qu’il faut fouiller pour se prémunir, ici, des guerres civiles à venir.
« La nazification d’Israël permet simultanément de délégitimer le droit d’Israël à être : en renversant les termes de l’histoire, en identifiant les Palestiniens comme les nouveaux Juifs et Israël comme le nouveau nazi, le gauchisme retrouve en Palestine une cause exemplaire. »
Ce Proche-Orient par procuration nous oblige ici même. C’est peut-être en France, à Sarcelles, à Trappes, à Bondy, que pourraient s’imaginer d’autres constructions intellectuelles indispensables pour sortir de ces schizophrénies identitaires qui annoncent le pire. Pour le moment, nous en sommes très loin : ce sont des manifestations de fureur haineuse qui ont déferlé dans les rues de Londres, Montréal, New York, Paris. Cette ivresse répétée apparaît davantage relever d’une pathologie collective inscrite au cœur de l’imaginaire arabo-musulman. Ce ressentiment, cette frustration, vise aussi la France quand la pensée dite décoloniale perpétue ici une guerre d’Algérie jamais finie.
Pourtant d’autres voix existent dans le monde arabo-musulman. En Algérie, le Hirak exprime un refus de cette fatalité. Ces voix sont minoritaires, mais elles osent dirent la vérité. Kamel Daoud, Riad Sattouf, Boualem Sansal osent briser cette pensée magique qui dit que son malheur vient d’Israël et des Juifs. « Israël est l’aphrodisiaque le plus puissant pour les arabes », aimait rappeler judicieusement Hassan II, l’ancien roi du Maroc.
Ce pré-pensé idéologique qui enferme le monde arabe dans la régression, la gauche l’a entretenu, en Occident, en France, en particulier. Cette gauche porte une lourde responsabilité dans l’entretien de ce récit, car c’est encore et toujours à travers la grille de lecture de la guerre d’Algérie que s’interprète le conflit israélo-arabe. Dans une surenchère aveugle, la gauche de la gauche fait sienne la rhétorique indigéniste et décoloniale. Jacques Julliard a parfaitement résumé les choses : « Chaque fois que la France est menacée dans son existence et dans ses raisons d’être, il se forme dans ses marges un parti collabo. D’ordinaire, ce parti est d’extrême droite et se confond avec la réaction. Aujourd’hui, il est d’extrême gauche ». Bien pire, la nazification d’Israël permet simultanément de délégitimer le droit d’Israël à être : en renversant les termes de l’histoire, en identifiant les Palestiniens comme les nouveaux Juifs et Israël comme le nouveau nazi, le gauchisme retrouve en Palestine une cause exemplaire. Ces banderoles affichant un signe = entre la svastika et l’étoile de David, resteront pour la gauche de la gauche, comme une obscénité symbolique majeure.
« Depuis plus de vingt ans, la Palestine est sortie de ses frontières au profit du choix de la guerre sainte et du djihad dont se nourrit l’imaginaire arabe. Si ces fantasmes mortifères prennent le pas sur la raison, la guerre des dix jours durera encore mille ans. »
Le pouvoir israélien a ses responsabilités dans l’illusion d’un statu quo dont les effets n’annoncent rien de bon pour l’avenir ; mais ça n’est pas de la politique du gouvernement israélien dont il est question dans ce qui vient de se produire et les cris de victoire du Hamas annonçant sa victoire à venir du fleuve à la mer reprennent tous les slogans matriciels de la rhétorique arabe contre l’entité sioniste. Dans un entretien à Politique Internationale, l’été 1982, Ben Bella, ancien premier président de l’Algérie, signifiait l’importance symbolique de ce conflit pour le monde arabe : « Ce que nous voulons, nous autres Arabes, c’est être, or nous ne pouvons être que si l’autre n’est pas » et il précisait : « S’il n’y a pas d’autre solution, alors que cette guerre nucléaire ait lieu et qu’on en finisse une fois pour toutes ! »
Depuis la visite de Sadate en 1977, et assassiné pour cela en 1981, c’est toujours le pire qui a eu le dernier mot. Dans un symétrique effrayant, Yitzhak Rabin a aussi été assassiné par un fanatique juif et avec lui, le rêve de la paix d’Oslo. N’était-elle qu’une illusion ?
Le malheur palestinien est réel et il n’y a dans ces mots aucun misérabilisme compassionnel artificiel, mais il faut se poser une autre question : que préfèrent les Palestiniens ? Quel est leur désir majeur : détruire Israël ou avoir un État ? Depuis plus de vingt ans, des opportunités d’arriver à un accord avec l’OLP ont été refusées par le leadership palestinien qui a toujours choisi la surenchère. Depuis plus de vingt ans, la Palestine est sortie de ses frontières au profit du choix de la guerre sainte et du djihad dont se nourrit l’imaginaire arabe. Si ces fantasmes mortifères prennent le pas sur la raison, la guerre des dix jours durera encore mille ans. Tant que dans la sphère musulmane on n’aura pas eu le courage de rompre avec ses mythes régressifs, tant que sera considéré comme une trahison le fait d’oser regarder en face les raisons de l’incurie qui préside aux destinées de ces peuples, le malheur de ce monde deviendra le bien commun de tous.