Jean-Pierre Allali
Illustration : La Grande Synagogue de Bagdad
Comme on a pu le voir il y a peu, le pape François a effectué une visite très remarquée en Irak où il a notamment rencontré l’ayatollah Al-Sistani et les principaux dirigeants de la communauté chrétienne autrefois très nombreuse et très prospère. À cette occasion, les commentateurs ont remarqué que cette visite qui se voulait œcuménique et qui a conduit le souverain pontife à Ur, lieu de naissance d’Abraham, s’est faite en l’absence de représentants du judaïsme. Qu’en est-il des Juifs d’Irak ? Retour sur une histoire millénaire.
L'Irak est un pays particulièrement cher à la mémoire du peuple juif. C'est en Irak, en effet, que vécut le patriarche Abraham, fils de Térah et d'Amathlaah, descendant de Sem, fils de Noé. Ur Kaśdim, ville natale d'Abraham, se situe à environ 300 km de Bagdad. L'Irak, c'est la Mésopotamie, c'est-à-dire la Chaldée biblique. L'Irak, enfin, c'est Babylone où se réfugia le peuple juif exilé.
C'est en Irak que furent installées les célèbres académies (« yechivot ») de Nehardea, de Mahoza, de Sura et de Pumbedita (dans les environs de l'actuelle Falloujah). C'est là que fut compilé le "Talmud de Babylone". C'est là aussi que vécut le célèbre Hillel. C'est là enfin que se trouvent les tombes de personnages bibliques chers à tous les Juifs : Ezéchiel, Ezra, Daniel, Jonas et Nahum, Ovadiah ou encore le Grand prêtre Yehoshoua .
L'histoire des Juifs d'Irak commence avec la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor II, une première fois en 597 avant JC alors que le roi Joaquin était au pouvoir puis, une seconde fois, en 586 avant JC sous le règne de Sédécias. Les Juifs sont contraints à l'exil. Des dizaines de milliers de personnes quittent la terre d'Israël pour Babylone. Et c'est à Babylone que les sages et les érudits vont codifier le corpus de la tradition juive et le calendrier des fêtes.
« L'an prochain à Jérusalem » va, pendant des années, être le credo des Juifs exilés. Mais le retour leur sera interdit par les rois de Babylone. Il faudra attendre la prise de Babylone par le roi Cyrus de Perse. Cyrus ayant proclamé, en 539 avant JC, l'autorisation faite aux Juifs de retourner dans leur pays, 42 000 exilés, emmenés par Zorobabel, petit-fils du roi Joaquin, rentrent au pays, ramenant avec eux les trésors du Temple qui avaient pu être préservés. Mais nombreux sont ceux qui préfèrent rester en Babylonie. Plus tard, un autre groupe regagnera Israël sous l'autorité d'Ezra le scribe et de Néhémie, échanson du roi de Perse. Les murailles du Temple de Jérusalem sont alors reconstruites. Ceux des Juifs qui sont demeurés en Babylonie, dirigés par des exilarques vont, au cours des siècles, être sous la coupe de divers conquérants : les Grecs séleucides, les Parthes arsacides et les Perses sassanides.
En terre d'Israël, la conquête romaine et la destruction du Second Temple par Titus en 70 entraîne de nouveau un exil juif. Une autre diaspora rejoint Babylone.
Du IIIème siècle au Vème siècle, les sages juifs babyloniens vont rédiger le fameux "Talmud de Babylone", une tâche immense qui sera menée à son terme par Rav Achi et Ravina II. De cette époque date aussi le Targoum d'Onkelos et l'écriture de prières encore récitées de nos jours dans les synagogues. En l'an 600 de l'ère chrétienne, on estime à 800 000 le nombre de Juifs qui vivaient en Mésopotamie. (1)
La conquête arabe va modifier sensiblement la vie des Juifs en Babylonie. L'islam impose aux Juifs, dans les territoires qu'il conquiert, le statut de dhimmi. Selon que ce régime est imposé avec plus ou moins de rigueur, la vie juive subit des périodes plus ou moins difficiles. Sous le califat omeyade (660-650) comme sous les Abassides qui leur succèdent, les hauts suivent les bas.
Au XIIème siècle, lorsque Benjamin de Tudéla visite Bagdad, il y signale une importante communauté juive, 28 synagogues et 10 académies. Il note également que des Juifs sont ministres du Calife. Il parle également d'une communauté prospère de plusieurs milliers d'âmes à Bassora.
La conquête mongole, en 1258, va s'avérer catastrophique pour les Juifs de Bagdad et de Babylonie. Des synagogues sont incendiées, des maisons pillées, des Juifs massacrés. Bien que certains notables à la cour du khan mongol soient juifs, des émeutes antijuives éclatent comme en 1284 à Bagdad.
Après les Mongols, les Ottomans. En 1535, Bagdad est conquise par Soliman le Magnifique. L'Irak entre dans la galaxie de l'empire ottoman.
À l'aube du XXème siècle, alors qu'on compte environ 120 000 Juifs en Irak, l'Alliance Israélite Universelle installe des écoles à Bagdad. Une émeute antijuive éclate le 15 octobre 1908.
La Première Guerre mondiale va de nouveau influer sur le sort des Juifs du pays. En 1920, la Société des Nations confie l'administration de l'Irak à la Grande-Bretagne. Un Juif, Sir Sassoon Eskell devient ministre des Finances du roi Fayçal 1er, favorable à un État multiconfessionnel. Cela n'empêche pas des Juifs de participer au mouvement nationaliste naissant tels Mourad Mikhael et Anwar Shaul.
Au milieu des années 1930, le conflit qui se dessine en Palestine entre Arabes et Juifs a des répercussions en Irak. Les incidents antijuifs se multiplient : assassinats, attentats contre des synagogues, pressions sur les dirigeants de la communauté. Dès 1937, l'influence allemande et donc nazie, se fait de plus en plus sentir. Ennemis des Anglais, les Allemands sont perçus comme des libérateurs potentiels. Le chef des Jeunesses Hitlériennes, Baldur von Schirach est reçu par le roi Ghazi ben Fayçal al Hachimi 1er en 1938 et, en 1939, c'est au tour du Grand mufti de Jérusalem, Hadj Amine El Husseini d'être reçu en Irak où il trouve refuge après son expulsion de Palestine par les Anglais. En 1940, alors qu'un quart des habitants de Bagdad sont juifs, Rachid Ali prend la tête d'un gouvernement pro-nazi. Contraint à la démission en janvier 1941, il revient au pouvoir à la faveur d'un coup d'État en avril de la même année qui chasse le jeune roi Fayçal II, six ans, le régent Abdallah et le Premier ministre Nouri Saïd. Entre la Grand-Bretagne et l'Irak de Rachid Ali al-Gillani, c'est la guerre dont de nombreux Juifs font les frais lors d'agressions antisémites. Le pire est à venir avec le « farhoud », un terrible pogrome qui se déroule pendant la célébration de la fête juive de Chavouot les 1er et 2 juin 1941. Près de 200 Juifs sont tués et 500 autres blessés. Des centaines de Juifs quittent l'Irak, notamment pour l'Inde et le Canada, quelques dizaines parviennent, malgré les interdictions, à joindre la Palestine.
La proclamation de l'indépendance de l'État d'Israël le 14 mai 1948 et l'attaque de l'État juif par plusieurs pays arabes dont l'Irak va, peu à peu, sonner le glas de la communauté juive de Babylonie. Malgré l'existence de Juifs antisionistes et malgré les déclarations anti-israéliennes du Grand rabbin Kadoorie, les mesures antijuives comme les attentats se multiplient. On compte alors 200 000 Juifs en Irak.
Si, dès 1948, le Mossad (2) commence à organiser l'exode des Juifs irakiens en direction d'Israël, permettant à quelques centaines de personnes d'échapper aux lois antisémites de plus en plus sévères, qui voient les Juifs déchus de leur nationalité et spoliés, l'exode va rapidement s'intensifier. Une opération dénommée « Ezra et Néhémie » est mise sur pied en 1950 et 1951. Elle table sur 150 départs mensuels mais ce sont des dizaines de milliers de Juifs qui se déclarent candidats au départ. Dès lors, un pont aérien gigantesque se met en place. Entre Bagdad et Chypre, dans un premier temps puis entre Bagdad et Lod-Tel Aviv, par la suite. 110 000 Juifs irakiens quittent ainsi leur terre natale pour les villages de tentes, les « maabarot » en Israël. Au moment même où cette opération bat son plein, des attentats visent la communauté juive, causant la mort de six personnes, l'un dans un café fréquenté par la jeunesse juive, l'autre dans la synagogue Messaouda Shem Tov, centre d'enregistrement des candidats à l'émigration.
Parmi ceux des Juifs qui n'ont pas rejoint Israël, certains choisiront d'aller refaire leur vie en Grande-Bretagne, au Canada, aux États-Unis, en Inde, en Chine , à Hong Kong et même en Iran. À partir de 1952, il n'y a plus que quelques milliers de Juifs en Irak, regroupés, pour l'essentiel à Bagdad, autour de la synagogue Avraham Meïr Twayg dans le quartier central de Batawyyin.
Le 14 juillet 1958, lors d'un coup d'État, la République d'Irak est proclamée. La famille royale est assassinée ainsi que le Premier ministre. Le général Abdul al-Karim Qasim prend le pouvoir. Les Juifs sont alors astreints à une carte d'identité de couleur jaune et la Maguen David, étoile de David, devient un symbole formellement interdit sous peine d'amende voire de prison. On ne doit pas en trouver même dans les synagogues. Le général Qasim sera assassiné le 9 février 1963. La situation des Juifs irakiens va s'aggraver avec les retombées de la guerre des Six Jours en juin 1967 puis avec la venue au pouvoir du parti Baas le 17 juillet 1968. C'est, cette fois, le général Ahmad Hassan al-Bakr qui va présider aux destinées du pays avec, en numéro deux, Abd-al Majid al Takriti, alias Saddam Hussein qui lui succédera en 1979.
Le 27 janvier 1969, c'est la stupéfaction dans le monde et particulièrement en Israël. Quatorze Irakiens dont neuf Juifs sont pendus en public, place de la Libération à Bagdad, pour « complot sioniste » et exhibés pendant vingt-quatre heures. Une foule de deux cent mille personnes défile devant les cadavres. Les protestations internationales, dont celle du secrétaire général des Nations unies, U Thant et du pape Paul VI, vont amener les dirigeants irakiens à autoriser quelques départs de Juifs en 1970.
Le Grand rabbin d'Irak, Sassoon Khadouri, peu avant sa mort, en novembre 1971, lança un appel à ses coreligionnaires qui avaient quitté le pays pour les inciter à revenir en Irak, précisant, dans son message : « Les Juifs d'Irak jouissent de tous leurs droits civils » (3). Le gouvernement irakien, après la disparition du Gand rabbin, nomma un comité de gestion pour diriger la communauté. Cette année-là, six synagogues continuaient de fonctionner à Bagdad, dans le quartier de Torat. En 1972, malgré la libération de la cinquantaine de Juifs encore emprisonnés, on ne comptait plus que 500 Juifs en Irak, essentiellement à Bagdad.
De nouveaux incidents antisémites se dérouleront en 1973 : en mars, disparition de 5 Juifs, 4 hommes et une femme, deux Juifs enlevés en avril.
Lorsque Saddam Hussein prend le pouvoir, en 1979, certains Juifs se prennent à espérer. En effet, à la grande surprise des observateurs, il se déclare féru de Bible et raconte que sa mère, après lui avoir donné naissance, a été accueillie et soignée pendant de longs mois par une famille juive et que son père adoptif a réussi dans les affaires grâce à son associé juif (4). Il proposera même, aux Juifs irakiens exilés de revenir dans leur pays et libéralisera la délivrance de passeports et de visas aux candidats au départ. Lors de la guerre Iran-Irak au début des années 1980, qui verra une dizaine de Juifs irakiens s'engager dans l'armée de leur pays, Saddam Hussein décorera le soldat, par ailleurs « shohet » (5) Shaul Sasson. Il ordonnera aussi la restauration de monuments juifs délabrés.
Mais le personnage était d'humeur changeante. Surnommé par les uns « Le Boucher de Bagdad » et, par d'autres « Nabuchodonosor II », il interdit l'enseignement de l'hébreu et confisque des centaines de rouleaux de la Torah et de documents précieux appartenant à la communauté ainsi que le contenu exceptionnel de la bibliothèque Ben Ich Haï (6). De plus, alors qu'il avait tendance, pour parler d'Israël, à fustiger les « sionistes », il s'en prend désormais aux « sales Juifs ».
En 1990, il restait encore 250 Juifs en Irak. Une seule synagogue fonctionnait, les autres étant, comme les deux hôpitaux juifs, mis en location pour permettre à la communauté de subsister.
Le 20 mars 2003, la guerre d'Irak, appelée aussi « Troisième guerre du Golfe », est enclenchée. Lors de l'opération « Liberté Irak », l'armée américaine attaque l'Irak qui est très rapidement défait. Peu après, Saddam Hussein est capturé et exécuté. Président du Centre des Traditions du Judaïsme Babylonien-Irakien en Israël, Mordehaï Ben Porat révélera après le conflit qu'Israël avait fourni aux militaires américains des cartes indiquant l'emplacement précis des maisons des derniers Juifs vivant encore à Bagdad afin qu'elles soient épargnées. (7). Peu après, en mai 2003, le journal Le Monde, dans une enquête, fait le point et titre : « Derniers Juifs ». On y apprend que seuls 26 Juifs vivent encore à Bagdad. Quant au reste du pays, « le compte est encore plus vite fait : il n'y aurait qu'une femme, une seule, à Bassora » (8). En octobre 2003, le vendeur de chaussures, faisant office de rabbin à Bagdad, Emad Lévy, faisait part à l'envoyé spécial du Monde, Rémy Ourdan, de son intention de rejoindre son père, Ezra Lévy, ancien chef de la communauté, en Israël.
En 2008, il ne restait qu'une dizaine de Juifs en Irak. En mars 2016, ils ne sont plus que huit, sept femmes et un homme, vivant, selon leurs propos, dans la peur quotidienne.
Dans un pays désormais vide de Juifs, les terroristes islamistes s'en prennent à présent aux lieux de mémoire. À l'instar de ce qui s'est passé à Palmyre en Syrie, pour des chefs d’œuvres du passé, synagogues et cimetières sont détruits comme à Al-Amara et des mausolées millénaires saccagés au prétexte qu'ils représentent « l'idolâtrie ».
Parfois, fort heureusement, des archives parviennent à être sauvées. C'est ainsi qu'en octobre 2013, on apprenait que le 6 mai 2003, juste après la conquête de Bagdad par la forces de la Coalition, 16 soldats américains du groupe mobile Alpha, chargés de débusquer l'éventuel arsenal nucléaire, biologique et chimique du dictateur irakien, ont fait une étonnante trouvaille en pénétrant dans le QG de Saddam Hussein. Ils ont découvert, dans les sous-sols, sous un mètre d'eau, des milliers de livres, de dossiers et de documents. À l'examen, un véritable trésor patrimonial juif se révèle. Résultat d'un pillage systématique des synagogues et des centres communautaires juifs du pays par le pouvoir irakien. Un avion militaire est dépêché. Les précieuses archives, deux tonnes en tout, sont alors transférées aux États-Unis, séchées, digitalisées et conservées sous vide. Une part de cette collection inouïe sera mise ligne et une exposition publique est organisée qui permet de découvrir des ouvrages en hébreu, en arabe et en judéo-arabe produits entre 1540 et 1970.
Très vite, une polémique va surgir avec cette question : faut-il rendre à l'Irak ces documents trouvés sur son sol ? Pour le département d'État américain, la réponse est positive. Le son de cloche est différent au sein de la communauté juive américaine qui estime, par la voix de la journaliste américaine Caroline Glick que « les véritables propriétaires de ces documents sont les Juifs irakiens et leurs descendants, fussent-ils même israéliens. La place naturelle de ces archives se trouve dans le musée de Or Yéhouda consacré à l'histoire des Juifs de Babylonie » (9). Après des mois d'âpres négociations entrecoupés de la publication de pétitions, on apprenait, en mai 2014, de la voix de l'ambassadeur irakien à Washington, Lockmahn Fhali, que ces archives resteraient pour l'heure aux États-Unis. La situation n’a pas évolué à ce jour.
En 2018, une nouvelle rafraîchissante nous est parvenue du monde des jolies filles. Miss Irak, Sarah Idan, malgré les menaces, a accepté l’invitation de son homologue israélienne, Adar Gandelsman et visité Jérusalem.
Le judaïsme irakien a donné au monde de nombreuses personnalités : David Saasson, qui sera à l'origine d'une dynastie de commerçants et de banquiers florissants en Inde et son fils Albert et les Kadoorie, devenus grands industriels dans le Lancashire. Sans oublier Dalia Itzhik, qui fut présidente de la Knesset, Rav Ovadia Yossef, Grand rabbin séfarade d'Israël, Mordehaï Ben Porat, ancien ministre israélien, l'écrivain Naïm Kattan, l'homme d'affaires, philanthrope et dirigeant communautaire britannique Edwin Shuker, l'avocate et réalisatrice américaine Carole Basri.
Jean Pierre Allali