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« Il a 80 ans, ici-même, le 9 février 1943, au numéro 12 de la rue Sainte-Catherine, au 2e étage, dans leslocaux alors occupés par l’UGIF, l’Union générale des Israélites de France, la Gestapo commetait un crime, un crime contre l’humanité, le crime des crimes !
Un jeune adolescent à peine âgé de 15 ans, missionné par sa mère, inquiète de ne pas voir revenir son mari à l’heure accoutumée, réussit à échapper de très peu au piège mortel tendu par les hommes de Klaus Barbie.
Ce garçon se nomme Robert Badinter.
Il ne reverra jamais son père, Simon, bénévole de l'UGIF.
Ces 84 victimes, dont la plus jeune avait 13 ans et la plus âgée 72 ans, trop longtemps réduites à l'état de statistiques, de recensements sommaires, de numéros d'écrous ou de convois, nous les connaissons désormais.
C'est grâce au remarquable et opiniâtre travail d'historien de Serge Klarsfeld que ces malheureuses victimes ont pu sortir de l'oubli.
Serge Klarsfeld, auquel nous devons tant, leur a donné une identité. Elle est désormais gravée, dans la pierre, sur cette plaque.
De même que les travaux minutieux de Serge nous ont instruits sur les itinéraires de souffrances et sur les funestes destinations des vicitimes de la rafle de l'UGIF.
Surtout, nous mesurons mieux, combien en ces sombres et tragiques circonstances, notre ville de Lyonétait une « ville refuge », l’Arche des Juifs d’Europe : ceux qui ont été raflés ici étaient français par leur naissance ou par leur naturalisation, ils étaient aussi polonais, roumains, allemands, autrichiens, tchèques, lecons, russes ou apatrides.
Ils étaient tous des exilés :
Ils étaient l’Humanité, tous condamnés par les nazis pour le simple fait d’être venus au monde !
Sachez, surtout, qu’au deuxième étage du numéro 12 de la rue Sainte-Catherine battait alors le cœur d’une fraternité, et d’une solidarité exemplaires.
Ce sombre mardi du mois de février 1943, jour de distribution de secours et de visites-médicales, les permanents et bénévoles de l’UGIF dispensaient tant leurs soutiens que leurs soins aux réfugiés qui se présentaient dans les locaux de l’UGIF, arrivant alors massivement dans la cité des Gaules.
Ces permanents et bénévoles étaient là pour aider, pour nourrir, soigner, loger, réconforter et organiser les filières de survie, notamment vers des campagnes hospitalières, et également vers la Suisse, lorsqu’elle ne fermait pas ses frontières…
Le sinistre récit de cette rafle nous a méticuleusement été restitué par les survivants, les échappés ou les rescapés, lors du procès de Klaus Barbie qui s’est ouvert en notre ville au mois de mai 1987.
De même que mon Confrère (et ami) Alain Jakubowicz, j’étais alors avocat des parties civiles aux côtés de Serge Klarsfeld :
- Je n’oublie pas le regard éperdu de Léa Katz, dont le destin a voulu qu’elle s’extirpe par miracle de cette souricière.
- Je n’oublie pas la voix fluette d’Eva Gottlieb, qui travaillait avec sa mère à l’UGIF, racontant le stratagème par lequel elle échappa à la mort, sans pouvoir sauver sa mère Rella, laquelle resta, comme Simon Badinter, du mauvais côté de la porte.
- Je n’oublie pas le témoignage douloureusement limpide de Gilberte Levy-Jabob, assistante sociale à l’UGIF, rescapée d’Auschwitz et de la marche de la mort, relatant lors du procès ce qui fut pour elle, le dernier jour, du reste de sa vie.
- Je n’oublie pas enfin l’implacable récit de Victor Sulklaper, sauvé par ses faux papiers, chance qui n’a pas souri à son père Rachmil, auquel les hommes de Barbie, excédés par les identités maquillées qu’ils découvraient au fur et à mesure, lâchèrent :
« Pourri de pays, on ne reconnaît pas un juif d’un non juif. »
Le 4 juillet 1987, au milieu de la nuit, Justice étaient rendue aux victimes de la rafle de la rue Sainte-Catherine, comme à celles de la maison d’Izieu et à celles du convoi du 11 août 1944.
L’auteur principal de ces crimes contre l’humanité, le lieutenant SS Klaus Barbie, étaient condamné, « au nom du peuple français », par la Cour d’assises du Rhône, à la réclusion criminelle à perpétuité.
L’œuvre de justice est passée, j’ose le dire, in extremis…
Aujourd’hui, 80 années après, nous avons tous l’incontournable devoir de poursuivre l’œuvre de justice en la prolongeant par une œuvre de mémoire, une œuvre de transmission, une œuvre républicaine, de lutte, sans relâche contre l’antisémitisme.
L’historienne Annette Wievioka définit la mémoire comme le fait « qu’une collectivité se souvienne de son passé et cherche à lui donner une explication au présent, à lui donner un sens. »
Ainsi, commémorer les vies juives brisées ici-même, c’est rappeler que tout dans l’âme de notre cité et de notre pays doit rejeter le mensonge antisémite, systématiquement précédé de son cortège de préjugés, d’amalgames, de complotisme, de négationnisme, de révisionnisme, d’injures, d’agressions et, hélas, de crimes qui, encore aujourd’hui, défigurent notre pays dans une mécanique immuable où l’ensauvagement des mots précède et prépare toujours l’ensauvagement des actes.
Commémorer, c’est rappeler au Premier des lyonnais qu’il lui revient l’impérieuse obligation morale de mener, comme tous ses prédécesseurs avant lui, et ponctuellement Justin Godart, Juste parmi les nations, le combat essentiel pour les valeurs de la République, gravées au fronton de notre maison commune.
Notre ville ne doit rien céder, d’aucune manière, d’aucune sorte, d’aucune ambigüité, aux sirènes de la division et de la discorde, ce, d’où qu’elles viennent et qui affaiblissent la fraternité autant que la lutte contre l’antisémitisme.
Non, décidément non !
On ne peut pas prétendre combattre et cautionner en même temps.
Commémorer, c’est également rappeler, sans désemparer à notre jeunesse les « mots sans sépulture », inaltérables de notre regretté Benjamin Orenstein, survivant de sept camps où les nazis ont voulu le rayer de la surface de la Terre.
Commémorer, c’est se souvenir de la parole d’Ida Natan, dénoncée par sa voisine, déportée à 23 ans, dernière survivante du convoi du 11 août 1944.
Commémorer, c’est entendre l’inlassable récit de notre cher Claude Bloch, rescapé d’Auschwitz, arrêté à 15 ans par la milice de Touvier et dont le courage de témoigner, encore à 94 ans, auprès de nos collégiens et lycéens, force le respect et l’admiration.
Commémorer, c’est affirmer que les victimes de la rue Sainte Catherine, que Benjamin Orenstein, qu’Ida Natan, que Claude Bloch ont tous été victimes d’une même haine et la nommer : c’est l’antisémitisme, « cette lèpre de l’humanité ».
Et, si commémorer doit avoir une signification sur les lieux du crime où nous nous trouvons aujourd’hui, c’est pour dire que la ville de Lyon, rassemblée par son passé, flétrie par cette histoire baignée dans le sang et dans les larmes, ne cédera jamais à la tentation de la banalisation de la Shoah à la faveur des comparaisons inacceptables qui défient la raison.
C’est surtout marteler que les mots ont un sens et qu’on ne peut pas impunément, au prix d’un double manquement à la mémoire des six millions de morts dont 1 million 500 mille enfants, assassinés, et à la vérité des faits, convoquer le mot « déportation », au service d’un confusionnisme insultant et d’une relativisation bien connue de ceux qui professent l’antisémitisme, sous les oripeaux de l’antisionisme.
Commémorer enfin, c’est rappeler que les victimes de la rue Sainte-Catherine étaient condamnées de naissance,sans autre forme d’incrimination que celle d’avoir, pour reprendre les mots d’André Froissard, commis le « crime d’être nés ».
La spécificité du crime commis dans cette petite rue du quartier de Terreaux appartient à l’histoire universelle, comme l’est et doit le rester, la prison Montluc, conformément à la volonté des rescapés et comme le sera demain, le mémorial de la Shoah de Lyon, au pied de la gare Perrache, d’où partirent les trains vers la mort.
Nous sommes les dépositaires, non seulement d’une mémoire, mais aussi d’une promesse.
Du haut de ces deux étages, 84 âmes nous contemplent et nous disent, le doigt pointé vers nous, que de nos pleurs et notre chagrin doit surgir l’averse féconde qui fait germer l’humanité.
Le crime qui s’est passé ici, nous afflige autant qu’il nous oblige à la conscience et à la lucidité devant ceux qui veulent, encore et toujours, la destruction des Juifs.
Souvenons-nous qu’un peuple qui perd son histoire est comme un homme qui perd sa mémoire :
Je vous remercie. »