Jean-Pierre Allali
Le chêne de Rhodes, par Vittorio Alhadeff (*)
Un homme se penche sur son passé et sur celui de sa famille : les Alhadeff de l’île de Rhodes. Il fait remonter la présence de cette famille dans l’île à 1793 et brosse un portrait de ses ancêtres, Hadji Bohor Salomon, son épouse, née Esther Misrahi dite Vava et son frère, Hermano Moreno dont le fils se prénommera David. Hadji Bohor et Esther auront un fils unique, Jacob, dit Papou Yaco. Les Juifs sont à l’époque un millier d’âmes à Rhodes et trois clans se disputaient alors le « pouvoir », les Notrica, les Ménaché et les Alhadeff.
C’est en 1525, qu’expulsés d’Espagne, les Alhadeff s’installèrent dans l’île.
À Rhodes, occupée par les Turcs, « assoupie dans la morne léthargie d’une bourgade » depuis sa conquête en 1522 par Soliman le Magnifique, se côtoient alors des Turcs, des Grecs, des «Francos » et des Juifs. Des communautés vivant en autarcie, sans réelle pénétration des uns chez les autres. Les jeunes Juifs sont, pour ce qui est de leur scolarité, dirigés vers les établissements de l’Alliance Israélite ou à l’École des Frères de Saint-Jean Baptiste de la Salle.
En 1878 un grand incendie ravage la ville. Les magasins familiaux n’échapperont pas à la catastrophe et les créanciers se feront pressants et gourmands. Les Alhadeff réussiront néanmoins à satisfaire leurs créanciers et à sauvegarder leurs affaires. Un autre incendie aura lieu, plus tard, en 1923.
En véritable peintre, l’auteur, né en 1904, nous décrit les personnages truculents qu’ont été ses aïeux. Il n’hésite pas à pimenter son récit par la narration de quelques affaires croustillantes qui ont, en leur temps, fait jaser la communauté et nous décrit par le menu, les mariages, divorces et remariages au sein de sa famille. Sans oublier les intrigues au sein de la Banque Alhadeff qui finira par imploser.
Hadji et Vava décident, en 1875 de rejoindre Jérusalem, laissant leurs affaires prospères aux soins de leur fils Yaco, qui épousera Vava Raquel et aura cinq filles et deux garçons et de leur petit-fils, Salomon. C’est là, en Terre Sainte, qu’ils achèveront leurs jours.
L’aînée des cinq filles de Vava Raquel, Perla Hermana Behora, aura, de son côté trois filles et deux garçons. Ses sœurs eurent, elles aussi, une nombreuse progéniture.
Papou Yaco et Vava Raquel, à leur tour, feront le voyage à Jérusalem en 1890 où ils finiront leurs jours. À la mort de Papou Yaco, en 1895, l’héritage revient à ses deux fils, Salomon, 45 ans et Haco, 17 ans. Des fiançailles arrangées, entre Haco et la fille de Salomon, Sarah, ne tiendront pas.
L’affaire familiale, au nom de Salomon Alhadeff & fils ou S.A.F. continue, elle, de prospérer. Ce sont les deux fils de Salomon, Joseph Effendi, père de l’auteur, de sa sœur Amélie et de ses frères, Jacques-Giacomo et Nick, et Acher Bey, qui prennent la suite au début des années 1900. Ils seront secondés par quatre directeurs, les « Trois Mousquetaires », Ruben Capelluto, Bension Menaché, Élie Galante et Maurice Soriano.
En 1912, c’est au tour des Italiens d’occuper l’île. « Juifs et Italiens fraternisèrent immédiatement »… « Nous étions affamés de culture occidentale, de liberté et d’égalité, toutes choses que les Turcs en quatre siècles de domination, n’avaient pu nous donner ».
En 1919, peu après la Première Guerre mondiale, la famille Alhadeff choisit de s’installer à Milan. « Cette décision signifiait la fin d’une période de quatre cents ans. Nous laissions derrière nous les cendres de vingt générations d’Alhadeff ». Le 15 juillet 1919, à bord du Palacky, c’est le grand saut vers l’inconnu. L’auteur, lui, continue sa route vers Paris où il va poursuivre ses études au lycée Lakanal de Bourg-la-Reine avant de préparer le concours d’entrée à l’École des Hautes Études Commerciales. Plus tard, il suivra les cours de l’université de Pavie puis soutiendra un doctorat en droit à Milan avant de s’inscrire au barreau de cette ville. Plus tard encore il ouvrira un cabinet d’avocat.
20 mai 1927. Le jour même où Charles Lindbergh accomplit son fameux périple de New York à Paris, Victor Alhadeff est reçu au Palais Chigi à Rome par le Duce, Benito Mussolini. Mussolini n’est pas encore le dictateur allié d’Hitler par le Pacte d’Acier qu’il deviendra. Sa maîtresse, Margarita Sarfatti, est juive. Juifs également, nombre de ses proches collaborateurs. On apprend avec étonnement que Victor Alhadeff, « comme tout le monde à l’époque » avait sa carte du pari fasciste. Il refusera cependant le poste diplomatique que lui offrira le Duce mais acceptera une photo dédicacée. Très vite, les choses évolueront comme on le sait et les Juifs, de Rhodes, d’Italie et d’ailleurs, réaliseront l’horreur de la folie hitlérienne.
Dès lors, une seule voie s’impose à Victor Alhadeff et à Renioulka Kon, la jeune juive polonaise de Lodz qu’il a entretemps épousée : l’exil. Quatre cents cinquante ans après avoir quitté l’Espagne, en 1492, les Alhadeff fuient vers l’Argentine qu’ils atteignent après de nombreuses péripéties.
Mai 1940. Une nouvelle vie commence au pays du tango, de la pampa et des gauchos
L’ouvrage est parsemé de dictons et expressions en judéo-espagnol et s’achève par une liste impressionnante des 151 Alhadeff assassinés dans les camps de la mort.
Histoire, d’une famille, histoire d’une communauté.
Original. À découvrir !
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Lior. Préface de Jean Carasso. Juin 2019. 408 pages. 20 €.