C’était en 1979, fin avril 1979 – le 29, journée nationale du souvenir de la Déportation. J’avais 6 ans. Pour la deuxième année consécutive, FR3 – le France 3 de ces temps reculés – avait diffusé à 21h30 « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais.
Je dormais chez mon arrière-grand-mère et, souvent ces soirs-là, j’enfreignais allègrement le « couvre-feu » réglementaire. Vaquant à ses occupations, elle n’entendit pas l’annonce de la speakerine et déjà j’affutais mes arguments pour m’assurer une petite permission. « Il y aurait des Allemands », pensais-je, comme j’anticipais la présence de « cruels » Indiens dans les films de John Wayne…
Elle m’avait déjà tant dit sur les guerres, ses guerres, la Deuxième et la Première dont, née en 1903, elle conservait encore des souvenirs si vivaces. Elle m’en avait tant dit que, l’été, avec mes compagnons de plage, en notre paradis de Normandie, nous partions sans cesse à la recherche des « sablières », restes de cartouches du D-Day érodés par le sel. Elle m’en avait tant dit que, lors de nos parties de « petits soldats », je préférais réinventer l’Histoire plutôt que de jouer le jeu des « Boches ». Autour de nous, partout, 35 ans à peine après la fin de la guerre, son souvenir était encore de première main, comme en couleur, si proche…
Soudain, ma douce Mémé réapparut, se figea à quelques pas de l’écran puis, en alerte septuagénaire, elle se rua vers le téléviseur et l’éteignit d’un coup. Elle n’avait rien dit.
A 6 ans, même à 6 ans et demi, j’étais sans doute trop petit. Et mes questions incessantes commençant par « Dis-moi, c’était comment ? », et les récits de son retour de Bulgarie par le dernier Orient-Express, de l’Exode puis de l’Occupation, ici et là, une arrestation, une évasion, tout cela devait sans doute, selon elle, suffire amplement à satisfaire mon enfantine curiosité…
Ma génération, celle de l’entre-deux-siècles, celle qui sera la première des dernières à avoir touché cette Histoire de si près, ne bénéficia pas, ni au collège ni au lycée, d’un enseignement poussé de la Deuxième guerre mondiale en général, et de la Shoah en particulier. Et puis j’avais cessé d’importuner mon arrière-grand-mère avec ses « histoires de guerres »… Mais, plus tard, beaucoup plus tard, alors que celle-ci s’apprêtait, plutôt fringante, à célébrer son centenaire, nous revîmes ensemble, par hasard, les premières minutes de « Nuit et Brouillard ».
Devant les images introductives en couleur, celle d’Auschwitz en 1955, elle resta silencieuse, le regard fixe. A la séquence suivante, montage en noir et blanc des archives nazies, elle leva doucement la tête au ciel, son regard bleu vif devint comme laiteux et, vingt ans après, le petit garçon de 6 ans obtint une réponse : « Nous ne savions pas, nous ne savions pas, tu sais… »
"Même un paysage tranquille ;
même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe ;
même une route où passent des voitures, des paysans, des couples ;
même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration.
Le Struthof, Oranienburg, Auschwitz, Neuengamme, Belsen, Ravensbrück, Dachau, Mauthausen furent des noms comme les autres sur des cartes et des guides... »
Ainsi débute « Nuit et Brouillard », avec le commentaire de Jean Cayrol sur des images en couleur tournées en 1955 par Alain Resnais à Auschwitz, à Auschwitz II – Birkenau.
A notre arrivée sur le site en ce vendredi d’avril, je conserve à l’esprit les mots simples de l’ancien déporté et, comme, par instant, le soleil perce, ce sont des images assez semblables qui s’offrent à nous.
70 ans après la libération du camp, 60 ans après le tournage de ce documentaire, première véritable recollection historique, les mêmes deux rangées de barbelés entrecoupées de miradors ; A gauche, des restes de baraquements et, à droite, des cheminées au milieu des débris d’autres baraquements, d’autres blocs.
Sous nos yeux déjà, à perte de vue, toutes les preuves, même s’il n’en fallait pas, du caractère industriel des modes opératoires nazis. A gauche, BIa, Bib, à droite, BIIa, BIIb, BIIc, BIId, BIIe, BIIf… et, à la droite de la droite, BIII que l’on nous explique inachevé…
Ce que, en fin de compte, aucune description ne m’avait jamais donné authentiquement à envisager, ma première leçon de cette visite à Auschwitz II - Birkenau, c’est l’incommensurable immensité des lieux. Si, tout autour, la vie regagne peu à peu du terrain – et l’on pourrait d’ailleurs s’en offusquer et, sans réfléchir, par principe, l’on s’en offusque d’ailleurs -, l’espace occupé par les camps, tels qu’à leurs « apogées », reste clairement délimité, d’une dimension inimaginable. Inimaginable à première vue, inimaginable après neuf heures de marche, inimaginable toujours.
***
Nous franchissons le porche d’Auschwitz II – Birkenau. Et une première idée reçue est balayée, une confusion entre le portail de fer à l’inscription « Arbeit Macht Frei » et ce porche de bois avec sa tourelle et ses deux ailes. J’imaginais bien mal...
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