Une recension de Jean-Pierre Allali
Yohann Dorai qui fut l'un des otages retenus le 9 janvier 2015 dans le supermarché de la Porte de Vincennes, « Hyper Cacher », donne dans cet ouvrage, avec le concours de Michel Taubmann (1), un précieux témoignage sur les événements tragiques qui ont conduits à l'assassinat de quatre hommes parce qu'ils étaient juifs, par le terroriste islamiste Amedy Coulibaly.
Dans ce qu'on peut considérer comme une véritable catharsis, Yohann Derai revient sur son enfance, au sein d'une famille modeste d'origine algérienne. Il raconte comment, dans la banlieue où il habitait, Juifs, Arabes et Africains vivaient en bonne entente. Les meilleurs amis de Yohann s'appelaient, d'ailleurs, Coulibaly, un nom assez répandu. Ce temps, hélas, est révolu. Après une adolescente turbulente, Yohann a fini par se ranger, par devenir entrepreneur de société et par opter pour un judaïsme religieux. Une femme, Séverine et quatre enfants, Avishai, Shiran, Léna et Lévi. La famille prépare, peu avant le drame, la bar mitsva de l'aîné, Avishai.
C'est vraiment par hasard que Yohann choisit l' Hyper Cacher qu'il n'avait jamais fréquenté jusqu'ici, pour faire ses dernières courses de Chabbat avec son ami Rudy. Il s'agit d'acheter une bouteille de bon vin et de la charcuterie. Sur place, très vite, peu après leur entrée dans le supermarché, la situation s'envenime. C'est l'affolement. Le terroriste semble déterminé. Par chance, Rudy connaît le magasin car il y a travaillé une quinzaine d'années auparavant. Suivis par une dizaine de personnes, ils filent vers la sortie de secours. « Pris comme des mouches dans un bocal, nous puisons en nous-mêmes l'énergie du désespoir ».
Pas de chance, la sortie est verrouillée de l'extérieur ! Rudy a l'idée de diriger le groupe vers le sous-sol où se trouve un congélateur et une chambre froide. Parmi les fugitifs, Sarah qui serre contre elle le petit Noam, un bébé de onze mois. Régulièrement, envoyée par le tueur, la caissière du magasin, Zarie Sibony, vient demander aux fuyards de remonter. Un jeune Juif tunisien, fils d'un rabbin de la Grande Synagogue de Tunis, Yohav Hattab, accepte de suivre la caissière. Il le paiera, on le sait, de sa vie. Il avait, courageusement, essayé de s'emparer d'une kalachnikov qui était à terre, mais qui s'enraya quand il la dirigea vers le terroriste. Plus tard, un autre otage, un certain Jean-Luc, viendra, toujours sur ordre du tueur, chercher des sacs de farine et de sucre pour ériger des barricades.
Malgré la peur et les réticences de certains, six adultes et un bébé pénètrent dans le congélateur dont la porte n'est pas verrouillée. Yohann, qui est chauffagiste, sait comment faire pour remonter la température insoutenable : il arrache les fils du moteur avant de refermer sur le groupe la porte du congélateur. Coupés désormais du monde, les emmurés du froid vont se livrer à une course contre le temps, une course contre le froid, une course contre la mort. Par le biais d'un ami à l'extérieur, David Malka, Yohann est l'interlocuteur du colonel Jean-Michel Fauvergues, patron du RAID. De temps en temps, pour meubler et pour donner du courage aux prisonniers du congélo, il lance quelques blagues, parfois un peu limite : « Vous n'auriez pas vu ma quéquette ? Je ne la retrouve plus. À cause du froid humide, elle est réduite à cinq centimètres ».
Pour amuser le bébé, qui semble inerte, il lui fait des grimaces. Comme c'est l'heure de la cérémonie du chabbat, Yohann propose de prononcer le kiddoush, la prière sur le vin. Les naufragés du frigo n'auront pas le temps de commencer. La police les avertit par téléphone:« Nous allons lancer l'assaut dans quelques minutes. Préparez-vous ! ». Grâce aux clefs fournies par Lassana Bathily, les policiers parviennent à ouvrir le rideau de fer puis font sauter la porte. Les libérateurs, méfiants, ne sont pas particulièrement tendres avec les otages : « Ne bougez pas ! », « Ferme ta gueule ! », « Regardez droit devant vous ! », « Ne regardez pas à terre ! ». Ce n 'est qu'un mauvais moment à passer. Le dernier. Une fois à l'air libre, les otages crient en direction des policiers : « Merci les gars ! Vive la France ! ». Mais ils n'en ont pas encore terminé.
Le debriefing est de rigueur. Rendez-vous au Crédit Mutuel voisin transformé en QG de fortune de la police. Trois-quarts d'heure d'interrogatoire puis, direction l'Hôtel Dieu. Il est vingt heures. « C'est définitivement râpé pour le repas familial du vendredi soir ». Enfin, dernière étape de ce « chemin de croix » : le 36, quai des Orfèvres. Il est vingt deux heures. C'est seulement vers minuit que Yohann et les autres retrouvent enfin leurs foyers. Malgré l'heure tardive, la « hallah », le sel et le vin attendent le prisonnier libéré et les prières traditionnelles fusent, plus émouvantes qu'à l'accoutumée. Shabbat Shalom.
Yohann Dorai, dans son témoignage, précise bien que contrairement à ce qui a pu être dit, ici ou là, Lassana Bathily n'aura été pour rien dans l'investissement du congélateur. « En tout cas, personnellement, je n'ai pas fait attention à Lassana Bathily dans le sous-sol de l'Hyper Cacher. J'ai découvert plus tard, à la télévision, le rôle de héros qu'on lui attribuait. J'en ai été plus que surpris ».
Désormais, avoue Yohann Dorai, « Quand je prends l'avion le train ou le métro, je regarde en coin les autres passagers. Quand je marche dans une rue de Paris, un coup d’œil à gauche, un autre à droite, je surveille les passants...Mais je vaincrai cette peur. Le Haïm ! Vive la vie !
Un témoignage remarquable et irremplaçable. À découvrir absolument.
Notes :
(*) Éditions du Moment. Janvier 2016. 160 pages. 14,95 euros.
(1) Journaliste franco-israélien, Michel Taubmann est l'auteur de plusieurs ouvrages. En mars 2015,aux Éditions du Moment, il a publié une biographie de Philippe Séguin : « Le fils perdu de la République ». Voir notre recension dans la Newsletter du 28 mai 2015.