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Publié le 31 Août 2012

Un entretien avec Nathalie Zajde: « Les enfants cachés en France »

Propos recueillis par Marc Knobel

 

Nathalie Zajde est Maître de conférences en Psychologie à l’Université de Paris 8. Avec Catherine Grandsard, elle est responsable de la cellule psychologique destinée aux survivants de la Shoah et à leur famille du Centre Georges-Devereux, soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (FMS).  Nathalie Zajde est l’auteur d’ouvrages de référence sur les traumatismes de la Shoah, tels que Enfants de survivants (1995, éd. Odile Jacob) et Guérir de la Shoah (2005, éd. Odile Jacob). Dans son nouveau livre, Les enfants cachés en France, paru aux éditions Odile Jacob en 2012, elle aborde de manière originale la psychologie des anciens enfants juifs cachés pendant la Shoah. 

 

-Dans votre livre Les enfants cachés en France paru dernièrement aux éditions Odile Jacob, vous faites le portrait psychologique de ces enfants juifs qui ont survécu à la Deuxième Guerre mondiale. Vous dites qu’ils sont des survivants de la Shoah, au même titre que les adultes, pourquoi et qu’ont-ils de singulier ?

 

Nathalie Zajde : Ils sont effectivement des survivants puisque la majorité des enfants juifs d’Europe - environ 90%, c’est à dire un million et demi d’enfants ont été assassinés par le nazisme. Les enfants étaient visés, comme tous les juifs, avec cette dimension particulière qu’ils constituaient des cibles privilégiées pour les bourreaux antisémites puisqu’ils étaient porteurs de l’avenir du peuple, des futurs adultes juifs responsables et maillons de la transmission de l’identité juive. Si la grande majorité des enfants est décédée dans la Shoah c’est bien évidemment parce que les enfants sont beaucoup plus vulnérables que des adultes. Ce point est essentiel, quand on aborde la psychologie des enfants cachés, autrement dit, de ces enfants qui sont restés vivants, qui ont survécu alors qu’ils devaient logiquement être les premiers à disparaître. Le simple fait d’être resté vivant fait d’eux des êtres à part. Cette singularité est encore renforcée, quand ils ont perdu un ou les deux parents (en France, 20 000 enfants juifs sont restés orphelins) autrement dit, quand leurs parents, des adultes, des personnes responsables, fortes, ayant des moyens physiques, intellectuels et psychiques que les enfants n’ont pas encore, sont décédés. Je veux dire qu’ici, la logique est inversée, et cela fait partie des nombreuses énigmes qui ont marqué durablement les enfants cachés. « Qui suis-je pour avoir survécu, alors que mes parents n’ont pu être sauvés» ?

 

-Mais en France, il se passe quelque chose de singulier, puisque c’est la majorité des enfants qui a pu survivre.

 

Oui, en France, il y eut une situation exceptionnelle, puisque 85% des enfants survécurent (60 000 sur 72 000 enfants) grâce à des réseaux de sauvetage qui se sont organisés relativement tôt et à des parents qui ont accepté de se séparer de leurs enfants afin de les écarter des situations de danger et de se donner plus de chance de survivre dans la clandestinité.

 

-Vous expliquez dans votre livre, à l’aide de nombreux exemples éloquents, comment les enfants cachés ont réussi à survivre à condition qu’ils acceptent de changer d’identité. Vous parlez de « métamorphose de l’identité ». Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste exactement ?

 

Beaucoup d’enfants juifs ont pu survivre, car ils ont été cachés chez des chrétiens, sous une fausse identité. Je vous rappelle que la grande majorité des enfants juifs en France en 1939 étaient d’origine étrangère. À la maison, on parlait au moins une autre langue, si ce n’est deux ou trois autres langues. Les Juifs de l’époque, hormis les Juifs d’Alsace et de Lorraine (une minorité), vivaient majoritairement à Paris, Lyon, Lille et Marseille et connaissaient très peu la France (profonde). Quant aux enfants, ils n’en avaient souvent aucune idée. Sans parler de ceux qui n’avaient pas encore atteint l’âge d’aller à l’école, ceux-là ne parlaient généralement pas le français, mais la langue de la mère, le plus souvent, le yiddish.

 

Pour survivre, ils ont été arrachés à leur univers habituel, empêchés, interdits de continuer à grandir en tant que Juifs. Ils ont été soumis à un paradoxe existentiel qu’on commence à peine à comprendre, et qu’on peut résumer ainsi : « Cesse d’être toi, d’être juif, si tu veux rester en vie. » Comment des enfants réagissent à ce type d’injonction ? Que comprennent-ils exactement de ce qui est en train de se jouer ? Certes, ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants des enjeux géopolitiques et idéologiques du nazisme, de la collaboration, ceux  des mouvements de résistance ; certes, ils ne savent pas, et d’ailleurs personne ne le sait à part quelques rares informés, quel sera le véritable destin tragique des juifs qu’on arrête, mais ils savent que c’est leur identité juive qui est visée et ils vivent des situations de peur, de panique, de changement brusque de lieu de vie et de condition d’existence qui leur font comprendre qu’il ne s’agit pas d’un jeu, mais que la vie est en question.

 

On a identifié plusieurs phases d’adaptation à un tel paradoxe. La première, « le refus », au cours de laquelle l’enfant n’est pas d’accord, il résiste, il refuse de changer de nom, il refuse son nouveau prénom. Il refuse de nier l’identité réelle de ses parents. Il ne veut pas être séparé de son milieu. Cette première phase peut être extrêmement brève, la plupart des enfants cachés ne s’en souviennent pas. Ils disent généralement qu’ils ont de suite compris que l’enjeu était important et qu’il ne fallait pas faire d’histoire. Puis, ils sont passés à la seconde phase : « faire-semblant ». L’enfant fait semblant de s’appeler d’un autre nom et prénom. Il fait semblant de ne pas être juif, d’être chrétien – catholique ou protestant, selon l’endroit où il est caché. Il fait semblant de ne pas connaître l’identité d’un frère, d’une sœur, d’un cousin, qui se cache dans le même lieu que lui. Il fait semblant de ne pas parler et de ne pas comprendre sa langue maternelle – l’allemand, le yiddish. Il fait semblant d’avoir des parents chrétiens français (Tonton et Tata). Dans cette phase, comment fait-il tout de même, pour ne pas oublier  le visage de ses parents, qu’il ne voit plus, ou encore la voix de sa mère, qu’il n’entend plus ?   L’enfant caché, durant la phase du « faire-semblant » s’agrippe secrètement à sa véritable identité. Certains enfants font preuve de résistance identitaire. Ils inventent des techniques psychologiques pour ne pas oublier leur langue maternelle, qu’on leur interdit de parler, par exemple cette enfant de 7 ans, cachée dans un couvent de bonne sœur et qui s’empêchait de s’endormir le soir, après sa prière à Jésus, si elle ne s’était pas souvenue d’au moins 10 mots en yiddish. Et ainsi, pendant qu’elle se remémorait les mots de la langue de ses parents, elle revoyait leur visage, en secret, dans le dortoir du couvent, plongé dans le noir de la nuit, le visage de ceux qui lui manquaient tant ! Mais cette phase ne peut objectivement perdurer longtemps. L’enfant ne peut faire semblant d’être un autre plus de deux ou trois semaines d’affilée. Au bout de cette période, le tiraillement est trop insupportable, ses forces le lâchent. Il tombe malade, souvent gravement. Comme s’il allait mourir. Et de fait, il s’agit d’une sorte de mort, puisque lorsqu’il se réveille, lorsqu’il est guéri, il est un autre. La troisième phase est donc celle de la « conversion  ». Son âme est convertie à sa nouvelle identité. L’enfant a refoulé son nom d’avant, il a oublié sa langue maternelle, il a oublié le visage de ses parents, il n’est plus juif, il est chrétien. Certains, comme le petit Friedlander, veulent devenir des hommes d’Église. Nombreux sont ceux qui demandent à faire leur communion. L’enfant caché est devenu un nouvel être, qui n’a plus peur, qui est intégré au monde dans lequel il vit : un français chrétien, parlant même le patois, répondant naturellement à son nouveau nom. Un enfant qui, souvent, se sent à l’aise dans sa nouvelle famille, qui vit enfin légitimement et qui cesse d’être sur le qui-vive.

 

-Et ici, vous évoquez un autre paradoxe, impliquant directement l’antisémitisme.

 

Effectivement, car ce que visent les nazis, c’est la disparition de l’identité juive. Or, pour sauver un enfant juif du génocide,  il faut le cacher, l’empêcher d’être juif et le faire passer pour chrétien. Ne perdons pas de vue que l’enfant n’est pas un adulte. Son identité n’est pas encore construite. Il est en train de se développer, il est en train de devenir lui-même, autrement dit un être juif singulier, et c’est ce développement de l’identité qui est directement attaqué pendant la Shoah. Cet aspect a curieusement été très peu étudié, alors qu’il constitue l’une des singularités les plus marquantes du vécu d’enfant caché pendant la Shoah. On se demande comment ces enfants se sont construits psychologiquement alors qu’ils n’avaient pas le droit d’être juifs, alors qu’ils n’avaient pas accès aux savoirs juifs et à la pensée juive justement au moment crucial de leur formation personnelle. Et cela concerne pratiquement tous les enfants juifs pendant la Shoah, qu’ils aient été séparés de leurs parents, placés dans des couvents et des familles chrétiennes ou bien qu’ils soient restés à leur coté pendant la guerre. Dans tous les cas, la vie juive était presque toujours impossible. Alors on s’interroge : comment s’est développée leur identité, alors qu’être juif était directement lié à la peur, la menace, la terreur ? Cette question est très importante, non seulement pour comprendre la psychologie des anciens enfants cachés, mais également, celle de leurs propres enfants, qui naitront plusieurs années après la guerre. Elle est tout aussi pertinente lorsqu’on cherche à décoder la nature des relations que les anciens enfants cachés entretiennent avec leurs descendants. Si avoir des enfants c’est transmettre, alors on s’interroge: qu’ont reçu les enfants cachés de la part de la génération précédente et que transmettent-ils à leurs propres enfants ? Ici, les différences sont grandes en fonction de l’espace socio-culturel et du pays où l’ancien enfant caché a fait sa vie et fondé sa famille.

 

-Vous parlez d’un dernier temps de métamorphose de l’identité, celui imposé aux enfants cachés une fois la guerre terminée. Cela aussi peut sembler paradoxal : on croit que tout rentre dans l’ordre, mais en fait, vous dites que l’après-guerre s’est rarement bien passé pour les enfants cachés.

 

Oui, il s’agit du dernier temps de cette métamorphose, quand on vient voir l’enfant, qui depuis quelques mois, et même quelques années, a changé de nom, de famille, de langue, de religion, de valeurs et qu’on le sépare de ceux avec lesquels il a appris à vivre et qu’on lui présente ses vrais parents. Les enfants cachés l’ont peu raconté - car ils étaient avant tout chanceux d’être restés en vie, de n’avoir pas connu la déportation, la mort - mais le retour dans la famille, pour ceux qui ont retrouvé les leurs ne fut généralement pas facile, et même, pour certains, très pénible. Les survivants adultes avaient tout perdu, ils n’avaient plus de famille, ils étaient psychiquement abattus, certains très malades, et peu disposés à s’occuper d’enfants.

 

Mais ce sur quoi je veux insister, c’est le fait que cette deuxième métamorphose de l’identité n’a, en réalité, jamais complètement fonctionné. Quand la première fois, dans la contrainte, l’urgence et la terreur, on a imposé à l’enfant qu’il change d’identité, qu’il renonce à sa judaïté et à sa filiation, l’enfant, au prix de terribles efforts psychiques, est effectivement devenu un autre. Mais après la guerre, quand on est venu le chercher et qu’on lui a dit : « Les alliés ont gagné la guerre, c’est pourquoi après avoir été français chrétien pendant tous ces mois, toutes ces années, tu peux redevenir un enfant juif. Tu n’es plus un français chrétien et voici ton vrai nom, tes vrais parents, ta vraie famille. Quant à la famille chrétienne, française, ce village, tu peux les oublier, ce ne sont que des étrangers… ». L’enfant caché est resté perplexe. Il n’a plus cru à une métamorphose véritable, à une identité stable et durable, à un monde qui devrait désormais rester constant et qui permettrait aux individus de croire en la pérennité de ce qu’ils étaient. Puisqu’on lui avait déjà demandé de changer une première fois, et qu’il l’avait fait, complètement, et qu’à présent, on le lui demandait une deuxième fois  - et toujours en fonction de l’état du monde qui se révélait instable et aléatoire - alors, on pourrait tout aussi bien le lui demander encore une autre fois et encore une autre, et ainsi, indéfiniment - si le monde venait à changer à nouveau. Alors, au lieu de changer d’identité une troisième fois, l’enfant caché renonça à en avoir une imposée par le monde extérieur. Il n’est jamais redevenu celui qu’il avait commencé à être avant la Shoah ; il n’est pas non plus resté celui qu’il était devenu pendant la Shoah. Qui est-il vraiment ? En quoi croit-il profondément? Il me semble que tout enfant caché conserve en lui-même une part enfouie et secrète de son être, partagée avec personne - en tous les cas, avec personne de visible, de vivant…

 

 

-Vous dites que les enfants cachés ont été effrayés et que cette frayeur ne part jamais.

 

Pendant la Seconde Guerre mondiale,  presque tous les enfants juifs ont été effrayés, c’est-à-dire qu’ils ont pensé qu’ils allaient mourir, et cette sensation de mort imminente - perdre son souffle, son âme pendant une fraction de seconde - laisse des traces psychologiques particulières.

 

Les enfants cachés ont cru qu’ils allaient mourir, quand des gendarmes français ou allemands ont frappé brutalement à la porte de leur habitation. Ils ont été effrayés quand ils ont vu les proches, les voisins se faire brutalement arrêter. Ils étaient persuadés qu’ils allaient l’être à leur tour. Ils ont été effrayés quand la personne qui les cachait les a menacés de les dénoncer aux Allemands s’ils ne faisaient pas ce qu’on leur disait.  Ils ont cru que tout était fini pour eux, quand ils ont été arrêtés. Ils ont cru qu’ils étaient morts alors même qu’ils réussissaient à s’enfuir, courant de manière effrénée, en passant la ligne de démarcation, en traversant la frontière suisse, sous les tirs des gendarmes, des douaniers ou des Allemands. Ces vécus au cours desquels ils ont eu l’impression qu’ils allaient mourir restent encrés à jamais. Ils sont restés gravés avec une très grande précision dans la mémoire des anciens enfants cachés au point qu’ils revivent les scènes de frayeur à la moindre occasion. Quand une situation ou une chose les lui rappelle, ou bien dans les cauchemars, la nuit, suite à un événement singulier vécu la veille. L’enfant caché se dit alors, en lui-même, secrètement « ça recommence, et cette fois-ci, je ne survivrai pas ! » Il s’agit d’un vécu très difficile à confier. Rares sont ceux, dans l’entourage des anciens enfants cachés qui connaissent la réalité de ces souffrances.

 

 

-Est-il possible, 70 ans après les événements, de soigner ce genre de frayeur ?

 

C’est très difficile, mais rien n’est jamais perdu ! Réparer les troubles liés au deuil, à la frayeur et à la privation d’identité est la principale mission de la cellule psychologique destinées aux survivants de la Shoah et à leur famille, du Centre Georges Devereux[1] soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. L’équipe d’ethnopsychiatrie du Professeur Tobie Nathan, se donne comme but d’enrayer la malédiction voulue par les bourreaux nazis, en soignant les traumatismes psychiques induits par les terribles expériences vécues pendant la Shoah.  Soigner, réparer, guérir les traumatismes de la Shoah constitue une réponse directe à l’attaque génocidaire. Mais il faut tout de même préciser que les enfants cachés, pour une majeure partie, avaient déjà, pendant les événements, su inventer des réponses tout à fait adaptées aux terribles situations de menace et d’agression. Dans mon livre, je rapporte ces réactions, et montre comment les enfants cachés ont su développer une intelligence des situations et des dons hors du commun, leur ayant permis d’affronter, de comprendre, voire même de prédire les événements. Parfois, les enfants cachés étaient plus intelligents, plus perspicaces que leurs parents. Il leur est même arrivé d’être plus téméraires, en tous les cas, beaucoup ont été particulièrement inventifs et ont su trouver des solutions aux difficultés auxquelles ils n’avaient évidemment pas été préparés. Il est en outre intéressant de constater le nombre d’enfants cachés, souvent orphelins, qui après guerre se sont développés de manière brillante, et se sont engagés dans des activités d’intérêt collectif – scientifiques, intellectuelles, artistiques, politiques ou médiatiques. Pour ne parler que de la France : Boris Cyrulnik, André Glucksmann, René Frydman, Sarah Kofman, Simha Arom, Barbara, Serge Gainsbourg, Polnareff, Jean Ferrat, Daniel Cohn-Bendit, Bernard Kouchner, Samy Frey, Guy Sorman, Philippe Bouvard et tant d’autres. Comme s’ils ne pouvaient exister simplement, mais devaient donner des gages de légitimité à la société qui les avait exclus et qui après la catastrophe, leur redonnait une seconde chance.  Comme s’ils devaient prouver au monde que le destin avait finalement eu bien raison de les laisser en vie !

 

A consulter, le blog des enfants cachés où l'on trouve des témoignages, des références, des interviews, des photos, des commentaires postés par des anciens enfants cachés en France:

http://enfantscaches.wordpress.com/