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Publié le 27 Février 2015

La France est malade si l’on attaque les Juifs

Par Roger Cukierman

L’Arche : Comment définiriez-vous l’état de la communauté juive ?

Roger Cukierman : Je crois que la communauté juive est inquiète. Inquiète devant la recrudescence des actes antisémites.

Photo D.R

On est passé de 2013 à 2014 à un doublement des actes antisémites contre les juifs. En ce qui concerne les actes de violence, la progression est même de 130 %. Et les actes antisémites représentent 51% de tous les actes racistes et xéno­phobes commis dans ce pays alors que nous ne sommes que 1 % de la population. On assiste donc à une aggravation des actes antisémites, et surtout ils sont plus violents que dans le passé. On est maintenant face à des assassinats. C’est l’importation en France du djihadisme qui a fait des ravages, et fait encore des ravages au Moyen-Orient et en Afrique. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait nouveau, puisque cela a commencé en 2012 avec l’assassinat par Mohammed Merah de plusieurs personnes, dont des enfants tués à bout portant à l’école Otzar Hatorah, en Belgique en 2014 avec le Musée juif de Bruxelles, et en janvier 2015 avec l’épicerie Hypercacher de la porte de Vincennes. Il est assez vraisemblable que d’autres actes de mme nature puissent se reproduire. Ce qui entraîne de la part de l’Etat une prise de conscience du danger auquel les juifs sont soumis, et donc des mesures de sécurité protè­gent désormais toutes les écoles et toutes les synagogues, au point qu’on a même mobilisé l’armée. Donc pour des parents juifs, le choix est soit d’en­voyer leurs enfants dans des écoles de la République, où les enfants courent le risque d’être insultés ou agressés, au point qu’aujourd’hui il n’y a qu’un tiers des enfants juifs qui vont à l’école laïque, ou bien ils vont dans des écoles juives, et là, ils doivent être protégés par l’armée et la police. Lourdement armés, ce qui inquiète les enfants et inquiète les parents. Dans ces condi­tions, on peut comprendre que nombre de juifs envisagent l’alyah, ou le départ vers d’autres pays.

 

Rester ou partir, c’est la question qui se pose pour beaucoup de gens aujourd’hui. Quand les gens vous interrogent, quelle réponse don­nez-vous à cette question ?

Je dis d’abord que c’est un choix per­sonnel. C’est une lourde responsabi­lité pour sa famille que de prendre la décision de quitter la France, ou de rester. Le CRIF, en tant qu’institution française, ne peut pas et ne doit pas recommander le départ, mais la déci­sion, si elle est prise, est respectable, parce qu’elle s’explique par le fait que les juifs se sentent aujourd’hui, dans une assez grande partie, mena­cés. On attente à leur dignité d’êtres humains, puisqu’on les assassine lâchement à la kalashnikov au seul motif qu’ils sont juifs. Cela dit, en tant qu’institution juive faisant partie de la République française, je dis qu’il faut se battre là où l’on est. D’ailleurs, il n’y a de sécurité nulle part dans le monde, ni en Israël, ni en Grande-Bretagne, ni au Canada, ni en Amérique, ni en Argentine, ni en Australie. On voit des attentats se produire partout dans le monde. C’est le même phénomène. Nous sommes face à une guerre mondiale, qui est menée au nom d’Allah par une minorité de la minorité musul­mane, mais une minorité d’une minorité, ça reste quand même beau­coup de gens qui peuvent nous atta­quer. Et on se sent un peu des parias de la République. Et comme on est par ailleurs des « sentinelles de la démocratie », cela est très inquiétant pour la nation française. Parce que l’antisémitisme n’est pas un pro­blème des juifs, c’est un problème de la France.

 

Est-ce que les responsables poli­tiques ont été à la hauteur de l’évé­nement, et qu’est-ce qui a changé, dans quels domaines, depuis les attentats et le sursaut du 11 janvier ?

Je constate d’abord que nous avons la chance, dans nos difficultés actuelles, d’avoir un gouvernement extrêmement sensible à nos préoccu­pations. Le langage que tient Manuel Valls est tout à fait remarquable. Son discours à l’Assemblée nationale était digne de tous les éloges. Le Président de la République, comme le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur sont incontestablement sincères dans leur souci de lutter contre l’antisémi­tisme. Nous avons exprimé un cer­tain nombre de demandes dans nos rencontres avec les autorités, avec le Premier ministre, avec le ministre de l’Intérieur, et avec M.Clairveul, le nouveau délégué interministériel dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Donc j’espère qu’il y aura très rapidement, c’est en tout cas ce qu’on nous a promis, de nom­breuses mesures qui seront prises dans tous les domaines. Au niveau du ministère de l’Intérieur, le premier objectif qui a été demandé et qui est réalisé, c’est que tous les lieux de culte sont désormais protégés, soit par la police, soit par l’armée.

 

Est-ce que pour vous cette mesure-là, faire protéger les écoles et les synagogues par l’armée, est une bonne chose ?

C’est d’une part une demande de protection que nous formulons, c’est d’ailleurs une obligation de l’Etat vis-à-vis de tous ses citoyens, et c’est un constat d’échec. Déjà, en 2003, des enseignants ont produit ce livre, Les territoires perdus de la république, qui montrait le désastre de l’antisé­mitisme dans les établissements sco­laires. Rien n’a été fait. On est face à un échec patent, et aujourd’hui, on commence à vouloir réagir. Donc la protection, c’est nous qui l’avons demandée. On ne peut pas s’en satis­faire, et on ne peut pas protéger tous les lieux, toutes les épiceries, toutes les maisons qui portent une mezouza devant la porte, c’est impossible à réaliser. Sur ce plan-là, on espère qu’il va y avoir des patrouilles, mais il est vrai que c’est insupportable à long terme.

 

Sur le plan de la sécurité, vous jugez que Manuel Valls et Bernard Cazeneuve ont pris la mesure des difficultés ?

Oui. Ils ont mobilisé 10 000 personnes des forces de l’ordre. C’est quand mme quelque chose d’extrêmement important, qui paraît même lourd à supporter et qui ne doit pas s’étaler sur la durée. Parce qu’il est clair que les parents d’élèves ne continueront pas à envoyer leurs enfants longtemps s’ils ont l’impression qu’on les envoie comme des cibles pour les djihadistes. C’est une mesure dissuasive pour l’instant, dont j’espère qu’on pourra se libérer. Sinon, l’alyah résoudra à sa manière le problème.

 

Sur le plan de la lutte contre le dji­hadisme, vous pensez qu’à la fois en terme de prévention et de sanction, y compris pour les gens qui justi­fient ou qui font l’éloge de ces atten­tats, on a pris les bonnes décisions ?

Pas encore, mais elles sont en chantier. J’espère qu’on va en voir dans les toutes prochaines semaines la mise en place. Nous avons demandé pas mal de choses au ministère de la Justice. D’abord de nettoyer les pri­sons. Il est insupportable que le djiha­disme trouve dans les prisons l’école de formation du djihad. Or, c’est le cas aujourd’hui. Et même chose sur les réseaux sociaux. Il faut absolument faire tout pour que les réseaux sociaux – Twitter, Facebook, Google – cessent d’être un véhicule de formation. Nous avons demandé déchéance et expul­sion pour les bi-nationaux, rétention administrative préventive, voire avec bracelets pour suivre les Français dji­hadistes, pas de remise de peine pour les condamnations liées au terrorisme, et puis une chose importante aussi, qui avait été demandée déjà il y a au moins dix ans, de retirer le racisme et l’antisémitisme du droit de la presse pour le faire tomber dans le droit com­mun. Ce serait beaucoup plus efficace que la 17ème chambre qui protège tel­lement la presse que finalement, on a assez peu de condamnations. Et on a demandé aussi une diffusion natio­nale de toutes les condamnations pour antisémitisme sur l’ensemble du territoire français, ce qui aurait un effet pédagogique. Ce qu’on avait réclamé depuis longtemps et qu’on n’avait pas obtenu.

 

Sur le plan de l’école, de l’éducation, de la citoyenneté, comment avez-vous réagi aux mesures annoncées par Najat Valaud-Belkacem ?

Je n’en connais pas encore le détail. Je crois en tout cas que l’éducation au « vivre ensemble » doit se mettre en place très, très jeune ; les enfants ne naissent pas racistes ou antisémites. S’ils le deviennent dès l’âge de six ans – puisque le mot « juif » est devenu une insulte dès le cours préparatoire – eh bien il faut éduquer au « vivre ensemble » les enfants très jeunes. Donc, ne pas se lancer dans la philo­sophie de la laïcité ou de la Shoah, mais enseigner aux enfants à respecter leurs voisins, quelle que soit la cou­leur de leur peau, quelle que soit leur religion. Et quand ça vient des parents, il faut faire un travail d’édu­cation des parents en mobilisant toute la nation. D’où l’intérêt de faire de la lutte contre l’antisémitisme une cause nationale. En mobilisant la presse, les moyens de publicité et les syndicats qui jusqu’à présent refu­saient de jouer un rôle dans ce domaine-là. Quand on a voulu réali­ser une publicité sur le « vivre-ensemble », signée par toutes les religions, signée par tous les partis politiques, deux des grands syndicats – CGT et FO – ont refusé, parce que ça sortait du domaine économique et social. Il faut leur faire obligation d’entrer dans le circuit de la lutte pour l’éducation des parents. Il faut mobiliser aussi les chefs d’entreprise. Il faut que toute la nation éradique ce cancer de l’antisémitisme qui n’est pas un problème des juifs. C’est le problème de la France. Si les Français quittent la France, la France ne sera plus le pays des droits de l’homme ; ça rappellera la triste période de Pétain. Moi, je ne peux pas imaginer une France où les juifs n’aient pas la liberté, l’égalité, la fraternité.

 

Quand vous dites que cette lutte doit se faire dans le concret, vous pensez à ce qui a été fait dans certaines écoles et qu’a très bien restitué ce film Les héritiers ?

Oui, je crois qu’il faut utiliser tous les moyens pour faire passer l’idée du « vivre ensemble » ; il y a un énorme effort à faire du côté des enseignants, mais aussi des parents. Je suis per­suadé que les parents ont aussi une très lourde responsabilité. Le sondage Fondapol montrait que le négation­nisme n’a pas prise sur la population française, que l’ensemble de la popula­tion française n’a pas de préjugés antisémites, mais qu’il y a deux noyaux concernés : d’une part l’ex­trême droite, où les préjugés antisé­mites font florès mais qui n’est pas violente, et puis les milieux musul­mans o les préjugés antisémites se sont complètement épanouis. Et curieusement, ce sondage montre aussi que ces préjugés sont plus forts en fonction de la religion. Plus on est pratiquant, religieux, plus les préju­gés existent.

 

Et vous voyez un lien direct entre ces préjugés et le passage à l’acte ?

Oui, puisqu’à partir du moment o on méprise son voisin, où on lui attribue toutes sortes de défauts, on justifie les actions. Quand on voit ce qui s’est passé en juillet dernier, c’est flagrant. Le prétexte de Gaza, où il y a eu – je le rappelle – 2 000 morts du côté palestinien, mais il y en a eu 200 000 en Syrie. Les 35 000 mani­festants pro-palestiniens ne se sont jamais manifestés pour les 200 000 morts en Syrie, mais pour les 2 000 morts de Palestine. Et ils ne criaient pas « Mort à Israël ! », ils criaient « Mort aux juifs ! » directement.

Des centaines d’entre eux se sont mis à attaquer, par bandes organi­sées, des synagogues ; Gaza était un prétexte, pour moi, c’est tout à fait clair. Et l’antisémitisme de ce milieu-là, c’est – je le répète – une minorité de la minorité musulmane, heureusement. Les musulmans sont 5 à 6 millions, peut-être plus puisqu’on ne sait pas, il n’y a pas de recensement selon la religion, mais ceux qui commettent ces actes antisémites sont probablement quelques milliers, donc ils rendent la vie de leurs concitoyens juifs dif­ficile, voire insupportable.

 

Comment définiriez-vous ce nou­vel antisémitisme qui se déve­loppe en France depuis quelques années ? C’est l’antisémitisme tra­ditionnel qui se recycle avec de nouvelles couches de popula­tions ? Ou est-ce un antisémitisme d’un type nouveau ?

Je crois que dans les pays arabes, l’an­tisémitisme n’a jamais disparu. On me dit qu’il y a souvent eu des actes anti­sémites dans les pays arabes au cours de l’histoire du siècle dernier. Mais disons que jusqu’en l’an 2000, on vivait en France en bonne intelligence. Le nombre d’actes antisémites en 1999 Žtait de 80. Aujourd’hui, il est pour l’année 2014 de 840 ; donc, visi­blement, il y a eu une évolution dans la mauvaise direction. Je crois que ce nouvel antisémitisme s’exprime avec violence, principalement dans les milieux de la jeunesse musulmane. Que c’est probablement lié à leur non-intégration à la société française. L’échec de l’école de la République, l’échec dans le domaine de l’école, l’échec dans le domaine du logement font qu’ils recherchent un bouc émis­saire. Ils sont d’ailleurs aussi anti-français qu’anti-juifs. Quand je vois le comportement de célèbres footbal­leurs français qui refusent de chanter la Marseillaise, c’est tout à fait fla­grant. Je suis étonné d’ailleurs qu’on continue de sélectionner en équipe nationale des hommes qui refusent de chanter la Marseillaise. Donc, je crois qu’une fois de plus, nous sommes les boucs émissaires et d’une manière générale, des sentinelles de la démo­cratie. Notre histoire l’a toujours prouvé. La France est malade si on attaque les juifs.