- English
- Français
Maurice Bidermann a survécu à la Shoah et a livré bien des batailles, mais la sale infection du Coronavirus l’a pris de vitesse.
Né avant-guerre, enfant caché avec ses sœurs Régine et Evelyne, il s’engagea pour Israël pendant la guerre d’indépendance. De retour à Paris, il intègre l’entreprise familiale de confection de la rue de Turenne.
Sous son égide, elle deviendra la première de France puis d’Europe, avant de se projeter outre-Atlantique. Si la couture française est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, cela doit beaucoup à Maurice Bidermann. Tous les grands couturiers français de Pierre Cardin à Yves Saint-Laurent, ont connu grâce à lui l’accès au prêt-à-porter qui a assuré la diffusion mondiale de leurs modèles.
Durant les années de désindustrialisation, dès qu’une entreprise textile se trouve en difficulté ou menacée, on appelle Bidermann à la rescousse. Les gouvernements de gauche comme de droite le sollicitent et Maurice ne dit jamais non – même quand il le devrait. Il reprendra à tour de bras usines et ouvriers. Avant l’époque de l’économie financiarisée, le commerçant en «schmates» devient un industriel respecté, terme qu’il affectionne, et compte sa puissance non en millions mais en nombre d’emplois. Des années 70 aux années 90, rien n’est trop grand pour son groupe qui s’étend à tous les marchés et à tous les continents, un pied à Paris, l’autre à New-York : aux États-Unis il sauve Ralph Lauren dont il reprend les licences féminines, tandis qu’en France il équipe l’armée et la police.
La liste est longue – et probablement même pas connue de lui-même – des personnes, causes ou institutions qu’il a soutenues. Pas croyant, ni pratiquant, il se savait juif et, toute sa vie durant, fut d’une fidélité sans faille à Israël comme aux différentes communautés juives. Cependant, il disait que, en tant que juif, il se devait de soutenir avec la même énergie et prodigalité des causes humanitaires et scientifiques qui ne l’étaient pas. Il aura aidé Action contre la Faim comme l’Université Ben Gourion, l’Alliance Israélite Universelle au même titre que les enfants du Biafra… Lors du renouveau de l’antisémitisme, il a joué un rôle majeur dans la structuration et l’essor des Amis de Crif, pour doter l’institution d’une plus grande assise communautaire et autonomie financière. Il fut de tous les tours de table pour contribuer et d’aucun comité ou prix pour recevoir honneurs ou récompenses.
Maurice Bidermann avait une insatiable curiosité de tout et de tous. Il fasait sien les problèmes des autres, même au sacrifice de ses propres difficultés. Peu avare de ses opinions, prodigue de ses conseils, Maurice n’épargnait ni l’ami intime, ni la simple connaissance de son avis quand il pensait savoir comment résoudre un problème de famille, de santé ou d’affaires. Je fus de ceux qui recevaient à échéance régulière un appel de son bureau qui annonçait sentencieusement «Monsieur Bidermann souhaiterait vous parler», avant que Maurice ne me rudoie affectueusement, et souvent à raison, sur les raisons pour lesquelles il faudrait réorienter au choix, la politique municipale ou ma carrière vers de «vrais dossiers qui ne passent pas à la télé».
A ses côtés, jusqu’aux dernières heures, Danièle, son épouse, l’a admirablement accompagné et suppléé dans toutes ses œuvres et pour tout ce qu’il décidait d’entreprendre avec force et obstination, même quand elle devait se dire qu’il en faisait un peu trop. Je pense avec émotion à l’inébranlable trio d’intelligence et d’affection qu’elle forme avec leurs filles Camille et Julia et qui a réuni en quelques heures des amis du monde entier dans une puissante célébration, forcément numérique pour cause de confinement, orchestrée par les petits enfants de Maurice depuis les États-Unis.
Un souvenir me revient et le résume bien.
Maurice avait appris que quelqu’un qu’il ne connaissait pas et qui s’était démené avec beaucoup de désintéressement pour la communauté juive se trouvait en difficulté. Il m’appela en me priant de trouver une solution pour lui venir en aide sans que jamais l’intéressé ne le sache, car «il ne voulait gêner ni ceux qui auraient dû s’en préoccuper, ni celui qui n’a pas osé demander». Jusqu’à ce jour, l’heureux bénéficiaire ignore le nom de son bienfaiteur.
Ainsi était Maurice Bidermann. Un homme, aux milles vies, qui se cachait derrière un nom qu’il avait rendu imposant pour faire le bien discrètement. Au-delà du succès de ses nombreuses entreprises, il nous laisse l’exemple sans pareil d’une générosité jamais démentie.
Si je devais pour finir tenter de le définir d’un mot, je dirai que c’était un Mensch. Un Mensch est celui dont on sait qu’il va manquer et dont la trace ne sera pas oubliée. Assurément, Maurice Bidermann était un Mensh et il manque déjà.
Patrick Klugman
Source : La Règle du Jeu