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Le 1er février, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France recevait le Grand Rabbin Haïm Korsia, le Président du Cr, Mr Francis Kalifat, pour une session de travail, dans les locaux de la CEF, à l’issue de laquelle serait solennellement signée et remise une déclaration de l’épiscopat français pour un engagement à lutter contre l’antisémitisme et l’antijudaïsme.
Ce texte s’inscrit dans une grande lignée de documents sur les relations entre christianisme et judaïsme initiée, pour l’Eglise catholique, par le § 4 de la déclaration conciliaire Nostra Aetate de 1965. Une lignée dont le fil rouge est la citation : « les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rom 11,29), seule citation scripturaire dans ce texte. Il est donc intéressant de voir en quoi cette déclaration s’inscrit dans une continuité et marque d’une manière originale une nouveauté dans ce long chemin d’une confiance qui s’établit, d’une fraternité qui se retrouve, se construit après toutes les vicissitudes et les drames de l’histoire.
En premier lieu, il faut relever que le texte s’intitule : « Lutter ensemble contre l’antisémitisme et l’antijudaïsme sera la pierre de touche de toute fraternité réelle. » La mention de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme ensemble est importante.
En effet, ces deux fléaux sont liés. On peut à juste titre en débattre et étudier le rapport entre ces deux attitudes face au peuple juif, à son histoire et à sa tradition. La problématique pourrait se résumer en mettant ces deux positionnements en vis-à-vis.
D’une part, une causalité directe mise en valeur par Jules Isaac qui, pour expliquer le drame de la Shoah, a fort bien montré comment « l’enseignement du mépris » avait produit un rejet, une indifférence : « les consciences se trouvaient souvent endormies (1) » et au pire, une attitude d’hostilité vis-à-vis des Juifs dans la tradition chrétienne. Bien sûr, l’histoire invite à ne pas limiter l’origine de l’antisémitisme à l’antijudaïsme chrétien. Mais d’autre part, la réponse demeure très évasive lorsque la question est justement posée, comme dans la déclaration « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah » (16 mars 1998) : « Toutefois, on peut se demander si la persécution des juifs par les nazis n’a pas été facilitée par les préjugés anti-juifs enracinés dans les esprits et les cœurs de certains chrétiens. Le sentiment anti-juif parmi les chrétiens les rendit-ils moins sensibles, ou même indifférents, aux persécutions dirigées contre les juifs par le national-socialisme lorsque celui-ci arriva au pouvoir ? (2)»
Le texte de Nostra Aetate § 4 était très explicite et clair pour couper les racines du développement de l’antijudaïsme. Mais, on se souvient que la phrase sur l’antisémitisme avait profondément déçu la communauté juive, pas seulement elle d’ailleurs, puisque le texte disait simplement : « En outre, l’Église ne pouvant oublier le patrimoine qu’elle a en commun avec les juifs, et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Evangile, déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les juifs (3) ». Les expressions « déplore » et « par charité évangélique » laissaient une impression ambiguë ! Très rapidement, les déclarations suivantes condamnèrent l’antisémitisme, en tant que tel, ainsi en 1974 : «les liens spirituels et les relations historiques rattachant l’Église au judaïsme condamnent, comme opposée à l’esprit même du christianisme, toute forme d’antisémitisme et de discrimination, que la dignité de la personne humaine, à elle seule, suffit d’ailleurs à condamner (4) ». Puis tout l’enseignement du Magistère montra une constance dans cette condamnation et cet engagement à la lutte. Ce n’est pas le lieu ici d’en refaire tout l’historique.
Si elle se situe dans cette continuité, la première originalité de ce texte est donc son titre qui pose le lien entre ces deux dimensions de notre rapport à nos frères Juifs. Sans doute y a-t-il encore dans les cœurs, les esprits, les traditions, les clichés, des éléments d’antijudaïsme qui persistent ou qui ressurgissent même si l’ensemble de l’Église catholique, comme l’a rappelé Mgr Eric de Moulins-Beaufort, est attaché à mettre en valeur le lien qui nous unit, comme on pouvait le lire dans un document de 1985 du Saint Siège : «les juifs et le judaïsme ne devraient pas occuper une place occasionnelle et marginale dans la catéchèse et la prédication, mais leur présence indispensable doit y être intégrée de façon organique (5). »
Le texte de la déclaration est explicite : « guérir de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme est le fondement indispensable d’une véritable fraternité à l’échelle universelle (6). »
Il y a un deuxième point qui mérite d’être relevé : l’identité des signataires. Cette déclaration est faite au nom de l’ensemble de l’épiscopat français. Il engage, « oblige » l’ensemble des évêques et donc chacun d’eux. Pour réaliser le chemin parcouru et peut-être l’évolution des générations, il est bon de se rappeler les réactions qu’avait suscitées les « orientations pastorales » de 1973. Cet écrit émanait de la « Commission pour les Relations avec le Judaïsme », ancêtre du SNRJ actuel. Aussi la violence des réactions, notamment celle du Cardinal Danielou dans une tribune au Figaro (7) mais bien d’autres également, amena-t-elle la Commission d’alors à promettre un commentaire qui clarifierait certains points. C’était à la fois les questions théologiques et le problème d’Israël et des Palestiniens qui avaient provoqué cette levée de boucliers. L’Osservatore Romano, par la plume du P. Alessandrini, pris ses distances et rappela bien que ce n’était que la Commission française qui en était signataire.
De la même façon, la déclaration de repentance de Drancy de 1997, ne fût pas signée par l’ensemble de l’épiscopat français mais par les évêques des diocèses dans lesquels il y avait eu des camps, soit 16 évêques. Le choix fut fait d’en limiter les signataires pour ne pas embourber son élaboration dans des débats interminables qui aurait pu compromettre sa publication. Mgr Billé, alors président de la CEF, révéla combien cette déclaration avait provoqué des incompréhensions à cause de ceux qui ne percevaient pas le lien entre Christianisme et Judaïsme et demeuraient sur l’idée de peuple déicide : « je relève surtout, hélas, que l’antisémitisme n’est pas mort et que ses arguments les plus classiques, si j’ose employer ce mot, ont toujours cours. (8) ». On sait, par ailleurs, tout le débat que la démarche de repentance engagée par Jean Paul II à la veille du Jubilé de l’an 2000 entraîna et comment il y eut tout un travail théologique de réalisé pour justifier et expliquer cette démarche (9).
Certes on ne peut pas soupçonner l’Église de France de « trainer les pieds » pour s’engager dans la rencontre, le dialogue avec la communauté juive et ses membres et Mgr E. de Moulins-Beaufort le rappela également dans son allocution. Mais un texte qui engage collectivement le Corps de l’Église a un autre poids que la somme de toutes les initiatives individuelles, fussent-elles à quelque niveau qu’elles soient ! Il y a la conjugaison d’une option de fond qui engage tous et du travail de terrain d’homme à d’homme, de communauté à communauté, qui concerne tous les acteurs là où ils se trouvent. Alors, il ne s’agit plus seulement d’option personnelle ou de sensibilité individuelle, mais d’un service pour la mise en pratique d’un choix commun à toute l’Église, engagée par l’ensemble de ses pasteurs.
Troisième point important de cette déclaration : le calendrier ! Il n’y en a justement pas ! comme le releva dans ses propos le Grand Rabbin Haïm Korsia. Cette déclaration, et donc cet engagement, ne vient pas sous la pression d’une actualité brûlante, à la suite d’un attentat particulier. Il y a une décision murie, réfléchie dans un climat délétère et inquiétant, certes, mais il n’y a pas urgence à réagir à de nouvelles exactions antisémites. Ce n’est pas la solidarité et la compassion à un drame particulier qui conduit à la signature de ce texte. Il est le fruit d’un long cheminement, d’une maturation discrète, silencieuse, qui permet aux consciences d’avancer, aux esprits de réfléchir et de prendre position d’une manière posée et étayée. Parfois, certains artisans du dialogue s’impatientent et critiquent mais le temps est nécessaire pour donner encore plus de poids à l’engagement.
Le quatrième point à relever est la claire affirmation sur un pied d’égalité du double fondement de cet engagement : les racines chrétiennes et le rapport au peuple juif vivant aujourd’hui. Le lien originel entre Judaïsme et Christianisme est une paternité qui nous fonde dans la fraternité. On connaît les écueils des deux images : dans un cas, le fils succède au père et cherche à le tuer (cela donne la théologie de la substitution) et dans l’autre, c’est la querelle fraternelle qui peut aussi conduire au meurtre. Mais les deux doivent être tenus ensemble : fils d’un même Père, nous sommes frères et nous devons construire cette fraternité. Jean Paul II (10) et Benoit XVI ont employé les deux images. Il y a donc ce lien théologique qui lie l’identité chrétienne à l’identité juive : « La religion juive ne nous est pas « extrinsèque » mais, en un certain sens, elle est « intrinsèque » à notre religion. (11) » auquel ajoutent les raisons historiques et contemporaines : le vis-à-vis de nos communautés et son fruit dramatique avec la persécution unique en ses raisons et en son accomplissement industriel et systématique lors de la Shoah. Tout le travail accompli n’est pas le fruit de la mauvaise conscience dont on voudrait se dédouaner à bon compte mais de la prise de conscience de notre responsabilité. Une responsabilité qui engage l’avenir.
C’est peut–être la cinquième originalité de ce texte : la force de son orientation déterminée vers l’avenir. Il s’agit de la construction de la fraternité, une fraternité universelle mais où la fraternité entre Juifs et Chrétiens est un paradigme et doit donc être exemplaire. J’interprèterais volontiers cette déclaration comme la réponse à la déclaration du 23 novembre 2015 de la communauté juive, remise par le Grand Rabbin Haïm Korsia au Cardinal André Vingt-Trois. En effet, le texte aurait pu se contenter d’être une condamnation plus forte, plus solennelle, plus « contraignante » par rapport à l’antisémitisme et l’antijudaïsme, au nom de la dignité humaine et de la lutte contre le racisme. Mais il y a comme un écho à l’invitation alors formulée : « le jubilé qui s’ouvre nous enjoint d’œuvrer ensemble à la construction de cette fraternité universelle et à l’actualisation d’une éthique commune, valable pour le monde entier. (12) »
Comme l’a bien mis en valeur Francis Kalifat en égrenant la liste des noms des 12 victimes de ces vingt dernières années, l’antisémitisme n’est pas de l’ordre des débats, des idées, c’est une attitude qui tue ! Qui détruit des vies, des familles, une communauté ! Qui génère l’angoisse, un sentiment qui taraude quotidiennement ! Elle implique aussi, en réponse, une attitude : celle de la compassion et de l’empathie, celle de la proximité et de l’engagement ! Il ne s’agit donc pas seulement de condamner et de lutter, il s’agit d’aimer nos frères Juifs. Et cela très concrètement ! Un certain nombre le firent au cours de l’histoire au péril de leur vie ! Ce sont eux qui doivent être les exemples dans la construction de cette fraternité.
Cette déclaration n’est donc pas seulement une condamnation et un engagement à combattre un mal. On pourrait faire une anthologie de toutes ces condamnations depuis 50 ans, y compris celle par le Saint Office de 1928, mais elle n’avait guère été entendue ! Aujourd’hui, le « commandement » est positif. Il ne s’agit pas d’une simple non-violence, d’une simple protection, d’une simple coexistence. Il s’agit d’être frères. Et le Pape François l’avait bien proclamé dans une audience du mercredi : « Ce n’est ni humain, ni chrétien : les juifs sont nos frères ! » propos qu’il avait introduit auparavant en disant : « Le peuple juif a tant souffert dans l'histoire : Ils ont été chassés, persécutés. Et, au cours du siècle dernier, nous avons vu tant, tant de brutalités qu'ils ont faites au peuple juif et nous étions tous convaincus que c'était fini. Mais aujourd'hui, l'habitude de persécuter les juifs commence à renaître ici et là. (13) »
Cette déclaration s’inscrit donc dans la droite ligne du développement de la pensée sur notre nouveau rapport au Judaïsme mais aussi plus largement dans la mise en pratique des Orientations du Pape François sur la fraternité développées dans l’encyclique « Fratelli tutti ». Cet appel se place également dans la suite de l’exhortation papale à lutter contre l’indifférence (14), ce mal pervers, insidieux et mortel.
Et la déclaration se conclut par une ouverture pour l’ensemble de la société. L’Église a une parole, et une parole de vie à donner pour tout homme, donc pour chacun dans la société d’aujourd’hui. Elle s’adresse donc à tous, car c’est notre vie à tous qui est en jeu. Car comme l’a dit le Président Macron à Jérusalem, il y a un an : « ...à chaque fois dans notre histoire, il (l’antisémitisme) a précédé l’effondrement, il a dit notre faiblesse, la faiblesse des démocraties. (15)». Francis Kalifat a bien rappelé : « Car comme souvent dans l’histoire si l’antisémitisme a commencé avec les Juifs, il ne s’arrête jamais aux Juifs. » Il ne s’agit donc pas seulement d’une question entre juifs et chrétiens, il s’agit de l’ensemble de notre vie en société. Les chrétiens doivent être le ferment de cette lutte pour que lève la fraternité dans toute la société.
En conclusion, comment ne pas mentionner un concours de calendrier certainement passé inaperçu aux organisateurs de cet événement : il a eu lieu la veille du 40ème anniversaire de la nomination de Jean Marie-Aaron Lustiger, comme archevêque de Paris. Voilà certainement un fruit qu’il ne renierait pas.
Abu Gosh, le 8 février 2021
Fr. Louis Marie Coudray O.S.B. Ol., Consulteur de la commission du Saint-Siège pour les Relations avec le Judaïsme.
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