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Fils unique de Simon Jacob et de Thérèse Franck, né le 17 juin 1920 à Nancy, le jeune François profitera d’une enfance bourgeoise aussi douce que brutalement détournée de son cours. À l’âge des premiers grands choix, il commence par lorgner sur Polytechnique suivant en cela le modèle de son grand père, Albert Franck, «premier juif à atteindre le grade de général de corps d’armée», et dont il n’est pas peu fier. Son passage en «matélém» (mathématiques élémentaires) le dissuade de persévérer dans cette voie ou «la fonction du lycée était moins d’enseigner que de mater les jeunes, les uniformiser, les couler tous dans le même moule». Non pas qu’il rechigne à l’effort, mais encore faut-il que celui-ci lui semble justifié. L’alchimie s’opère après une visite dans un service de chirurgie, «un monde qui, aussitôt, me passionna». Un monde sur le point de basculer.
Début juin 1940, il perd sa mère au moment où la France se perd. «Un monde qui finissait, le monde doux et tiède de mon enfance». Il rejoint son père, réfugié avec ses grand-mères à Vichy, avant de gagner Saint-Jean-de-Luz. «Quel inimaginable bordel! En quelques jours, on a vu se désintégrer un pays tout entier», témoignera-t-il sans ambages dans La statue intérieure. Le voilà voguant vers l’Angleterre avec son ami Maurice Schumann, «embarqué sur un même bateau pour aller poursuivre la guerre contre l’Allemagne nazie». Il s’engage comme artilleur dans les Forces françaises libres, mais se trouve rapidement affecté au service de santé comme médecin auxiliaire. Il ne reposera le pied en France que quatre années plus tard, le 1er août 1944, en Normandie, à Utah Beach.
Quatre années de sable, de soleil et de sang. Dakar, tout d’abord en septembre 1940, puis le Gabon, le Tchad, la Lybie, la Tunisie. Première blessure, au bras, par un éclat de mortier au Djebel Garci au sud de Tunis en mai 43. Mais c’est en août 44 que la libération de la France prend pour François Jacob un goût amer. Il est sévèrement blessé en portant secours à un camarade lors d’un bombardement aérien qui laisse dans sa chair plus de quatre-vingts éclats d’obus. Le début d’un long chemin de croix dans les hôpitaux, d’opération en opération, qui va durer plus d’un an. Lui, l’engagé des premières heures, fêtera la libération de Paris, à l’hôpital du Val-de-Grâce, «cloué sur un lit comme un hanneton sur le dos. Emprisonné comme dans une camisole de force», plâtré de la tête au pied.
La vie reprend son cours interrompu. En 1947, il épouse la pianiste Lise Bloch, avec qui il aura quatre enfants: Pierre, Laurent, Odile et Henri. Veuf, il épousera Geneviève Barnier, fondatrice du SAMU de Paris, en seconde noce.
Plus question pour le blessé de guerre d’être chirurgien, «ce métier n’admettait aucun handicap», tranche-t-il sans hésiter. «Faute d’être médecin, il me fallait un autre destin. Je ne savais que faire. Je voulais tout faire. Pas la moindre vocation. Une totale vacance d’esprit et de goût. Prêt à tout et à rien. Capable de tout et de rien». Le hasard des rencontres, les tâtonnements de la jeunesse, François Jacob les confesse avec d’autant plus de facilité que l’on sent en l’homme un agnosticisme qui le pousse, sans qu’il le sache encore, vers la recherche scientifique. La religion, il s’en est défait peu après sa «Bar-Mitzvah», comme on refuse subitement de remettre un vêtement encore familier la veille. Le jour de Kippour, «soudain fulgura l’interrogation: “Et si Dieu n’existait pas”». François Jacob y répond à sa façon, rude, mais poétique, subite, mais définitive, vertigineuse, mais humble: «Le ciel était vide. Les hommes étaient seuls. Seuls ils faisaient ce qu’ils pouvaient. Comme ils pouvaient».
Pas sûr que Dieu lui ait manqué: «Ce que l’homme cherche jusqu’à l’angoisse dans ses dieux, dans son art, dans sa science, c’est la signification. Il ne supporte pas le vide. Il verse du sens sur les événements comme du sel sur les aliments». Avec une immodestie qu’on lui pardonne d’autant plus aisément qu’il eut ensuite le prix Nobel et n’avait alors pas vingt ans, François Jacob annonce ses intentions: «Si Dieu n’existait pas, il fallait s’en passer. Le ciel vidé, il y avait une terre à remplir et c’était à moi de la remplir. Un monde à construire et c’était à moi de le construire».
Tendu vers son destin, François Jacob va aimer la recherche. Il va l’aimer passionnément, éperdument. «Je cherche la Terre promise. J’écoute la musique des lendemains. Ma nourriture c’est l’expectation. Ma drogue, l’espoir», écrira-t-il. Sa Terre promise, il la trouvera à l’Institut Pasteur, dans le laboratoire d’André Lwoff, à l’autre bout du couloir de Jacques Monod, ses deux mentors avec qui il sera à jamais uni dans l’histoire de la médecine, puisqu’il partage avec eux le prix Nobel de médecine 1965.
Trois sentiments apparemment sans lien vont précipiter François Jacob au cœur de la révolution génétique qui s’amorce. Tout d’abord un pressentiment, alors que nous sommes au début des années 1950 et que Watson et Crick n’ont pas encore découvert la structure de l’ADN: «À certains indices, on pouvait espérer un prochain remue-ménage aux confins de la génétique, de la bactériologie et de la chimie. De toute la biologie, c’était la génétique, la science de l’hérédité qui m’attirait le plus». François Jacob veut y participer. Il en sera l’un des meneurs.
Ensuite, une révolte, plus viscérale celle-là, le fourvoiement de la science communiste à travers l’affaire Lyssenko, qui conduisit en déportation des scientifiques au motif que la génétique était incompatible avec le matérialisme dialectique. «Que la passion idéologique pût conduire à un tel abaissement, une telle servilité, des hommes libres de toutes contraintes apparentes que les intellectuels communistes français groupés derrière Aragon, c’était incroyable. Devant ce délire collectif, la génétique devenait un bastion de la raison. Faire de la génétique, c’était refuser l’intolérance et le fanatisme».
«Je suis conscient de n’être qu’un maillon dans une longue chaîne de chercheurs»
Enfin, son ignorance, lui dont le diplôme de médecin finalement acquis en 1947 devait plus à ses faits de guerre qu’à ses compétences médicales. «Penser en termes de génétique et non de biochimie convenait à un ignorant de mon genre», confesse-t-il amusé. Une ignorance qu’il va rapidement combler. La découverte qui lui vaudra le prix Nobel, il la fait en 1958. Appuyé sur André Lwoff, d’un côté, expert mondial de l’évolution des êtres unicellulaires dans leurs capacités biosynthétiques, et sur Jacques Monod de l’autre, plongé dans l’adaptation enzymatique des bactéries en fonction du milieu dans lequel elles se trouvent. «Je suis conscient de n’être qu’un maillon dans une longue chaîne de chercheurs», dira-t-il modestement lors de son discours de réception à l’Académie française en 1997.
Mais si la recherche a besoin de rigueur, elle a aussi besoin de créateurs de monde: «Elle commence par l’invention d’un monde possible, ou d’un fragment de monde possible, pour le confronter, par l’expérimentation, au monde extérieur». L’apport de François Jacob sera décisif. En découvrant l’opéron lactose de l’E .Coli, il dévoile la façon dont la régulation des gènes de biosynthèse s’exerce sur l’ADN lui-même, par un mécanisme de marche/arrêt. Il pose surtout ainsi les bases du génie génétique qui va révolutionner toute la médecine.
En 1960, il est nommé Professeur de génétique cellulaire au Collège de France. Ils publient deux ouvrages devenus incontournables dans l’histoire de la génétique, La logique du vivant, une histoire de l’hérédité (1970) et Le jeu des possibles, essai sur la diversité du vivant (1986). Dans la statue intérieure, il laisse surtout ce message à ceux qui forment la longue chaîne de chercheurs: «C’est à nous de plaquer les accords, d’écrire la partition, de faire jaillir la symphonie, de donner aux sons une forme que, sans nous, ils n’ont pas». Lui qui, enfant, ne craignait rien tant que d’avoir une vie ennuyeuse aura déjoué toute la fureur du siècle. Il avait vingt ans en quarante.
Source : http://jssnews.com/2013/04/22/deces-du-prix-nobel-juif-francais-francois-jacob-a-lage-de-92-ans/