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Publié le 31 Mai 2010

Shmuel Trigano : «Le temps est fini où les post-sionistes et leurs amis imposent leur version de l’histoire et de la réalité»

Dire que l’ « Appel à la raison » lancé par des intellectuels et politiques juifs, qui comptent dans l’espace européen, ne fait pas l’unanimité dans le monde juif relève de l’euphémisme. Il semble même avoir donné le départ à une moderne " Guerre des juifs", mais en plus frileuse, heureusement, que celle narrée en son temps par Flavius Joseph. De quoi s’agit-il ? Pour faire court, disons que les signataires de cet appel, regroupés dans Jcall, déçus par l’effondrement de la gauche israélienne, ulcérés par la non-politique de l’actuel gouvernement israélien en matière de paix, ont décidé de peser sur le cours des événements, à l’imitation du J-Street américain. Une ingérence inacceptable et contre-productive aux yeux des opposants à Jcall. Shmuel Trigano (*) est de ceux-là, sinon même leur porte-fanion, qui a réagi par l’appel " pour raison garder." Il était l’autre matin à Jérusalem.

Mati Ben Avraham : Vous voici contre-appelant, si j’ose ?

Shmuel Trigano : Tout d’abord d’affirmer une position, totalement différente de celle qui est proposée par Jcall. De proclamer aussi que ceux qui ne se rangent pas derrière la démarche de Jcall sont tout aussi beaux rôles, honorables et raisonnables que les initiateurs de cet appel. Et surtout, ce qui me semblait très important, c’était de montrer le déni de la souveraineté d’Israël inclus dans cet appel. En fait, il ne s’agit là ni plus ni moins que de placer Israël sous tutelle internationale, sous la houlette des Etats-Unis d’Obama et de l’Union européenne. C’est-à-dire de puissances dont les intérêts ne coïncident pas toujours avec ceux de l’Etat d’Israël. Ce qui m’a semblé d’autant plus inacceptable que cela revient à court-circuiter la procédure démocratique. La position de Jcall est là paradoxale : quand on se veut démocrate, la première règle est de respecter le résultat des urnes. Les électeurs israéliens se sont prononcés. S’il y a coalition, cela découle du système parlementaire israélien. On peut être ou pas d’accord avec ce système. Mais qui ne respecte pas le jeu démocratique n’est pas un démocrate.

Si je vous suis bien, la démarche Jcall vous semble s’inscrire dans le droit fil de l’Initiative de Genève ?

A mes yeux, l’initiative de Genève a été une violence symbolique et politique incroyable. Des citoyens ordinaires qui s’instituent représentants d’un Etat pour négocier avec des amis, afin de nouer des accords alors qu’il existe un gouvernement légitime, légal, c’est quand même une sorte de coup d’Etat soft. Il n’y a que par rapport à Israël que de telles choses se produisent. Derrière cette initiative, on retrouve l’Union européenne, sans omettre la Suisse. Aussi, en appeler à l’arbitrage de ces pays me semble quelque chose d’assez irresponsable. Au double plan politique et moral, justement.

Alors, “raison garder” nous amène où ?

Une précision : nous ne souhaitons pas entrer dans une controverse avec Jcall. Nous affirmons une position, qui dépasse les questions abordées car, en dernière analyse, derrière la démarche de Jcall, il y a l’expression d’une identité juive qui n’est pas la nôtre, à bien des égards. Ce que nous voulons, c’est lancer un signal. Nous ne sommes pas des politiciens, nous sommes des intellectuels. Nous sommes aussi des citoyens conscients et nous voulons affirmer nos positions de façon aussi morale, aussi raisonnable que Jcall, sinon plus. En fait, et Jcall a été l’occasion de cette affirmation, nous avons découvert que la majorité silencieuse était de nôtre côté. Nous avons recueilli des signatures du monde entier, de tous les secteurs d’opinion, 190 professeurs d’universités, 60 écrivains…Nous voulons, en fait, affirmer le récit juif sur la réalité. Je crois que le temps est fini où les post-sionistes et leurs amis imposent leur version de l’histoire et de la réalité. Une version falsifiée, à mes yeux, par rapport justement à la réalité historique. Il faut, et c’est notre volonté, restituer, rétablir le récit juif sur toute l’existence.


Moi, du haut de ma montagne judéenne, j’ai comme l’impression d’assister à un débat d’idées judéo-juif diasporique dont je ne serai que le prétexte…

Non, non. Cela ne concerne pas que la diaspora. Il en va du destin juif et non pas seulement d’Israël. Sur le plan de la réalité pratique, ce qu’il advient d’Israël a une influence directe sur les juifs dans le monde. Je vous rappelle que l’antisionisme frappe tout d’abord les juifs locaux, de toute part, depuis 50 ans. Nous ne sommes pas du tout dans cette logique " défendre Israël, le soutenir contre, etc…", non. Ce qui concerne Israël nous concerne directement. Par ailleurs, notre pétition, contrairement à Jcall est ouverte aux non-juifs, dans la mesure où tout ce qui concerne Israël est devenu un symbole qui draine d’autres questions, comme le rapport de l’Europe à l’Islam, au monde arabe. Je remarque que ce que vous dites-là, il fallait le dire à Jcall, il fallait le dire au mouvement La paix maintenant il y a trente ans qui, s’instituant le camp de la paix, a rejeté tout ce qui ne pensait pas comme lui dans le camp de la guerre, qui s’est adressé à New-York et Paris plutôt qu’à Dimona et à Tibériade. Il n’y a aucune raison que nous, qui représentons autre chose, nous nous résignons au silence. Je crois que ce temps-là est fini.

(*)Professeur à l’université Paris X-Nanterre, Shmuel Trigano est par ailleurs fondateur du Collège des Etudes juives de l’Alliance Israélite Universelle, co-fondateur avec Annie Kriegel de la revue d’études juives Pardès, fondateur également de l’Observatoire du monde juif, sans oublier, dernièrement, la revue Controverses, consacrée aux grands problèmes de notre temps. Par ailleurs, Il a notamment dirigé de grandes sommes collectives et internationales consacrées à l’histoire juive. Sa réflexion traverse plusieurs disciplines : la philosophie, la politologie, l’histoire, la sociologie, la religion, la psychanalyse, l’herméneutique.

(article publié le 31 mai 2010, sur israelvalley.com)

Photo : D.R.