Le Monde : Israël donne parfois le sentiment de préférer le processus de la paix à la paix elle-même...
Shimon Peres : C'est injuste. Nous essayons de négocier avec les Palestiniens, dans le cadre d'un processus. Mais il y a une autre idée importante, c'est qu'une nation doit être construite et non pas être seulement négociée. Si les Palestiniens avaient utilisé les seize années depuis les accords d'Oslo pour construire, leur situation aujourd'hui serait bien meilleure. Ils n'ont construit ni économie ni institutions. Ce n'est qu'à présent qu'ils s'y mettent, depuis environ un an, en parallèle aux négociations, et avec notre soutien. Les Américains aident les Palestiniens à constituer une force qui fera respecter la loi et l'ordre. De notre côté, nous supprimons des check-points. Donc en dépit des récriminations sans fin, les choses changent. Alors qu'il y a un arrêt des négociations, il y a un début de construction.
Vous avez été l'un des principaux architectes des accords de paix d'Oslo, en 1993. Que reste-t-il de l' « esprit d'Oslo » ?
Les fondations d'Oslo sont toujours là. Sans elles il n'y aurait aujourd'hui aucune base pour la paix. Désormais, quoi qu'il se passe, les frontières de 1967 demeurent la référence de base. La revendication d'un Etat palestinien dans les frontières de 1967 est donc née à Oslo. A l'époque, Yasser Arafat a, en outre, annoncé qu'il renoncerait à la violence, au profit des négociations politiques. Sans cette décision, il n'y aurait pas d'Autorité palestinienne : tous les Palestiniens seraient à l'image du Hamas. Enfin, il y a eu la reconnaissance d'Israël en tant qu'Etat juif. La question qu'il faut se poser c'est ce que serait aujourd'hui la situation sans Oslo : Israël serait complètement en charge et responsable des territoires palestiniens, ce qui serait une catastrophe, pour nous comme pour les Palestiniens.
L'objectif est-il de créer deux Etats, dont un Etat palestinien ayant pour capitale Jérusalem ?
Ce sont là les questions à négocier. Les Palestiniens doivent faire leur part du chemin. C'est un donnant-donnant. Aujourd'hui, il y a quatre questions essentielles sur la table : les frontières, la sécurité, Jérusalem et les réfugiés. Ce sont les Palestiniens qui ont insisté pour que la première question à négocier soit celle des frontières, et donc de la sécurité.
S'agissant de Jérusalem, Israël a donné son accord pour que l'on ne construise pas dans la vieille ville, et que l'on ne change pas la situation sur le mont du Temple (que les Palestiniens appellent l'esplanade des Mosquées). Nous avons un problème à propos de différents quartiers autour de Jérusalem, qui n'ont rien à voir avec les lieux saints. Il y a des quartiers juifs, d'autres arabes. Israël a donné son accord à la proposition de Bill Clinton, selon laquelle les quartiers juifs feraient partie de l'Etat juif et les quartiers arabes feraient partie de l'Etat palestinien. Le problème est qu'il y a des zones mixtes. Nous pensons que l'on peut avoir un accord amiable sur ce point, plutôt qu'une distinction absolue et négative, qui ne serait pas respectée. Nous avons donc une base pour démarrer. Quant au résultat final, il dépendra des négociations, et personne ne s'engagera avant.
Que penser de l'idée de certains pays européens de proclamer un Etat palestinien ?
Que les Palestiniens n'en veulent pas. Ils disent qu'ils veulent d'abord savoir ce que seront les frontières de cet Etat. Si vous déclarez (unilatéralement) un Etat palestinien, quel résultat aura une telle déclaration ? Je rappelle que nous avons offert aux Palestiniens un Etat avec des frontières provisoires, ce qu'ils ont rejeté. Ce que proposent les Européens va donc à l'inverse des priorités des Palestiniens.
La solution d'un seul Etat pour deux peuples est-elle irréaliste ?
Totalement. Il n'y a pratiquement aucun pays au monde ayant deux peuples qui puissent vivre en paix dans un seul pays. Cela ne peut pas marcher. Nous ne voulons pas un Etat binational, nous voulons qu'il y ait un Etat palestinien. Nous ne nous sommes pas créés pour abriter un autre peuple, cela va à l'encontre de tout ce que nous défendons. Nous ne le voulons pas pour des raisons démographiques, mais aussi morales. Plus vite les Palestiniens auront un Etat, et plus vite nous aurons de meilleurs voisins.
Mais la Cisjordanie représente 12 % de la Palestine historique, contre 22 % en 1967. De quel Etat s'agit-il ?
Ce n'est pas la question de la taille d'un Etat qui compte, mais le niveau de son développement. La viabilité d'un Etat dépend de la modernité de son économie, pas de son agriculture ni de sa terre. Nous ne sommes pas fous : nous ne voulons pas avoir un Etat palestinien qui souffrirait. Nous voulons un Etat palestinien heureux, indépendant et qui nous respecte.
Le Proche-Orient fait-il face à de nouveaux dangers ?
Oui, car nous sommes confrontés à de nouvelles ambitions. Les Perses veulent de nouveau contrôler le Proche-Orient. Que ce soit pour des motifs religieux importe peu. La plupart des Arabes en sont profondément préoccupés. Ils ont peur d'une agression de l'Iran, et ils ne savent pas quoi faire. Quelques-uns se dressent ouvertement contre l'Iran, comme le président égyptien Hosni Moubarak, les Jordaniens et, de temps en temps, les Saoudiens. Israël n'est plus le principal problème pour eux, c'est l'Iran, qui utilise le conflit israélo-arabe comme une excuse pour ses ambitions.
Les pays arabes espèrent, au fond, que nous ferons quelque chose pour arrêter les Iraniens. Ils ne le diront jamais ouvertement bien sûr. Mais aujourd'hui, les contacts secrets sont plus importants que les contacts diplomatiques. Le vrai danger au Proche-Orient, c'est la terreur. L'Iran a aujourd'hui deux agences de terreur : le Hezbollah et le Hamas. Ils ont divisé le Liban et divisé les Palestiniens. Le Hezbollah ne permet pas au Liban de revenir vers la paix, et le Hamas - pas nous ! - ne permet pas aux Palestiniens d'avoir un Etat.
(Propos recueillis par Laurent Zecchini, article publié dans le Monde du 10 mars 2010)
Photo : D.R.