Dov Maimon : Pour commencer, je dois faire une petite précision. Nous sommes certes très liés au gouvernement israélien, puisque d'une part Messieurs Shimon Peres, Benjamin Netanyahu, Ehud Barak, Madame Tsipi Livni ainsi qu'une dizaine de ministres et de chefs de cabinets israéliens ont participé cette année à notre séminaire de réflexion sur l'avenir du peuple juif, et d'autre part parce que l'Agence juive finance une partie conséquente de notre budget, mais nous sommes intellectuellement totalement indépendants, et dans nos rapports sur les instances juives internationales comme lors de nos présentations au conseil des ministres israéliens, nous sommes parfois très critiques. Nous sommes par ailleurs très liés depuis notre fondation en 2004 avec les conseillers du gouvernement américains et notre ordre du jour dépasse le cadre israélien et consiste à penser la perspective d'un dépassement du clivage Israël-diaspora au profit d'un être ensemble du peuple juif transcendant langues et frontières. Pour présenter les objectifs de cette conférence, il faut comprendre les enjeux auquel le peuple juif, et l'état d'Israël en particulier, se trouve confronté. Aujourd'hui plus que jamais, les enjeux sont globaux, la pérennité des communautés juives est liée dans une grande mesure, et certainement en Europe, à celle de l'Etat d'Israël, et les communautés juives sont devenues pour les israéliens une ressource stratégique de premier plan. Ce partenariat, vital pour assurer la pérennité du judaïsme en Israel comme en diaspora, a été évident par le passé mais l'est beaucoup moins pour la jeune génération alors même que les enjeux sont littéralement globaux et je reviendrais sur ce point tout à l'heure. Il faut donc rassembler les esprits les plus brillants du peuple juif et, en toute honnêteté et en toute confiance, loin des caméras, se dire ce qui ne va pas pour ensuite penser des solutions appropriées aux besoins des uns et des autres. Nous rassemblons ainsi chaque année, quelque cent vingt penseurs, écrivains, spécialistes de géopolitiques et leaders communautaires de cinq continents avec lesquels nous nous asseyons dans des ateliers de brainstorming pour deux jours de réflexion intense et sur la base de documents stratégiques préparés minutieusement pour diriger notre réflexion sur des sujets que nous avons identifiés comme critiques pour l'avenir du peuple juif. L'Etat d'Israël, première communauté mondiale et centre de créativité culturelle, intellectuelle, technologique, financière et religieuse doit, pour assurer sa croissance, veiller au renforcement de ses liens avec les communautés
En invitant notamment Richard Prasquier, Président du CRIF et Haim Musicant, son directeur, vous vous êtes intéressés pour la première fois à l’avenir de la communauté juive d’Europe. Pourquoi ce nouvel intérêt du JPPI pour une population qui s’est souvent pensée « mésestimée » dans le paysage juif international? Quel regard portez-vous sur les juifs d’Europe ? Quels sont vos craintes, vos espoirs, et peut-être vos conseils pour son développement?
Dov Maimon : En effet, le judaïsme européen est le laissé pour compte des instances juives mondiales, lesquelles se concentrent sur les communautés israélienne et américaine qui rassemblent à elles seules plus de 80% de la population juive mondiale ainsi que la majeure partie de ses ressources. Observant les évolutions géopolitiques, économiques, culturelles et démographiques de l'Europe, beaucoup imaginent que les forces vives du judaïsme européen vont se déplacer vers d'autres horizons et que les autres juifs européens vont s'assimiler. Le judaïsme institutionnel européen, peu coordonné et financièrement fragile, semble avoir du mal à se mesurer avec les enjeux culturels auxquels il est confronté pour redynamiser sa jeunesse. En fait, les jeunes juifs des grandes communautés françaises, anglaises et allemandes, bénéficiant d'un statut socioéconomique individuel confortable et n'étant pas en danger d'antisémitisme d'Etat, vont dans leur immense majorité rester en Europe et risquent effectivement de s'assimiler si les institutions communautaires ne leur proposent pas des modes d'engagement juifs attractifs, pluralistes et pertinents pour leur vécu quotidien. C'est là que le préjugé israélo-américain entre particulièrement en jeu et je prends volontairement un exemple extrêmement concret pour illustrer les implications de cette asymétrie. L'an dernier, en réponse à une commande gouvernementale israélienne, nous avons présenté cinq recommandations pour redynamiser les relations Israël diaspora et renforcer les communautés juives de diaspora. Cette étude basée sur une concertation intense avec plus de 350 leaders et intellectuels du monde entier; et que Monsieur Pierre Besnainou au nom du judaïsme mondial a présenté au Premier Ministre israélien, demande notamment de subventionner et de démultiplier les programmes de voyages de jeunes juifs en Israël, depuis le fameux programme Taglit, qui a d'ors et déjà réduit le taux de mariage mixte aux Etats-Unis, jusqu'au programmes de MBA sur les startups israéliennes pour les étudiants des universités d'élites de Diaspora. Suite notamment à cette étude, le gouvernement israélien a augmenté sa participation à ces programmes de 10 millions de dollars par an à 35 millions de dollars. Tout cela est merveilleux et extrêmement prometteur mais ces programmes de la dernière chance, essentiels pour les juifs les plus éloignés du vécu communautaire qui représentent une large majorité de la jeunesse juive, n'existent tout simplement pas en France. Au JPPI, nous pensons que cela doit changer, et Richard comme Haim Musicant et Pierre Besnainou qui m'ont accompagné avec générosité pour nous permettre de comprendre le judaïsme français dans sa complexité, ont donné écho à cette initiative. Ils m'ont fait rencontrer la jeunesse juive, la FMS et les intellectuels juifs français. A l'instar de leurs partenaires des autres communautés d'Europe, ils m'ont présenté avec franchise leurs dilemmes et leurs stratégies d'action et nous ont permis de construire des analyses et des scénarios pour le judaïsme européen en 2030. Il était donc normal qu'ils soient les premiers impliqués dans cette démarche pour penser une vision du futur, un projet fédérateur capable de mobiliser l'ensemble des juifs européen par delà les limites du noyau communautaire. Souhaitant donner la place qui lui revient à la troisième communauté juive mondiale, cet atelier s'est déroulé en français ce qui ne s'était jamais vu dans les instances juives internationales. Ce sont pour une fois, les américains, israéliens et autres participants non francophones qui ont du pour une fois se munir d'écouteurs pour comprendre ce que l'importante délégation française a pu exprimer dans les finesses de sa propre langue. Après le lancement de ce projet et ce premier atelier de brainstorming, nous envisageons de faire des comités de réflexion d'intellectuels jeunes et moins jeunes, à Paris, Londres, Berlin, Bruxelles et Budapest et espérons, présenter nos premières conclusions aux institutionnels communautaires et politiciens israéliens à la Conférence du Président Shimon Peres le 21-23 Juin 2011, à Jérusalem.
Ne pensez-vous pas que cette question du « mariage mixte » pose plutôt celle la modernité du judaïsme en diaspora, au point que l’on peut se demander, à la suite d’Edgar Bronfman, « Etre juif aujourd’hui relève d’un choix et non d’une condition… Le problème n’est pas que des Juifs tombent amoureux de non-Juives, mais plutôt que les Juifs ne tombent pas amoureux du Judaïsme ? »
Dov Maimon: Votre question provocatrice est pertinente car elle reconnait que le mariage mixte est un symptôme et que notre mission consiste à réinventer le judaïsme pour le rendre pertinent pour le 21e siècle pour ceux qui vivent en occident. En Israel, la question se pose différemment puisque Tel-Aviv vient d'être classée la troisième ville la plus branchée au Monde par le Lonely Planet et cela révèle que les juifs de Tel-Aviv sont culturellement bien créatifs même si on peut déplorer que leur ancrage dans la tradition ancestrale ne fasse que commencer à émerger. En occident, le judaïsme comme contenu positif et existentiel a du mal à trouver sa place dans l'individualisme hédoniste et le prêt à penser. Cela est un fait et est lie a la réduction du judaïsme a une religion laquelle na pas une place de choix dans la laïcité. Toutefois dans cette même structure inconfortable et défavorable, la judaïté peut encore s'inscrire comme une alternative a la bien-pensance occidentale et retrouver un jour de gloire parmi ceux qui recherchent du sens et sont aptes a s'initier dans les arcanes de la pensée complexe. C'est le cas des intellectuels juifs souvent ignorants de judaïsme textuel mais qui par intuition géniale saisissent la portée révolutionnaire de la théophanie sinaïtique. Par delà ce positionnement élitiste qui pourra séduire les esprits brillants dont notre peuple a besoin plus que tout, Le judaïsme, dans ses dimensions sociales, culturelles et spirituelles, se réinvente déjà tous les jours dans les yeshivot de Bne-Braq et de Brooklyn comme dans les happenings londoniens de Limmud ou dans les Jewish Salons de Budapest. Notre vieille tradition, longtemps conspuée et raillée comme dépassée et anachronique a apparemment des choses pertinentes a dire à notre jeunesse en ces temps de postmodernité. Il faut quand même l'articuler en un langage que nos jeunes peuvent comprendre et faire ce que le grand Levinas appelait "traduire la torah en grec". Le principal problème, a mes yeux, n'est pas un problème de fond mais un problème de forme et de structures et certainement un problème de volonté. Il me semble observer une grave carence de territorialité juive (les espaces et lieux ou les jeunes créeront la judaïté qui leur convient), d'accessibilité et Le projet français Akadem, non exclusiviste et pluriel, est une grande réussite sur ce point, et de soutien aux initiatives de terrain d'innovation culturelle qui existent mais qui ne reçoivent pas assez de soutien logistique et de mentor des institutions. Cela aussi peut changer, j'ai pu rencontrer dans les quinze communautés juives françaises que j'ai visite des jeunes qui aiment le judaïsme et essaient, avec des moyens extrêmement limités, de le diffuser. Si nous souhaitons vraiment que "les jeunes juifs restent juifs" et que cela s'inscrit comme une priorité en matière de budgets et de ressources, je n'ai pas de doute que le judaïsme français sera la grande surprise de notre génération. Il peut être intéressant de rappeler ici l'exemple du judaïsme britannique qui était moribond en 1980 et qui aujourd'hui commence à s'illustrer comme in modèle édifiant. A la suite Des conclusions difficiles d'un audit sans indulgence, les institutions anglaises qui d'habitude ne communiquaient pas entre elles se sont assises ensemble pour établir une vision d'avenir et ont restructure leurs institutions. Autour de ce projet fédérateur, ils ont trouve les ressources et les plans d'action et les résultats concrets n'ont pas tarde à émerger. Les effectifs des écoles a plein temps sont passes de 25% a 60% des enfants juifs, ils ont crée des incubateurs de projet, ont rajeuni leurs équipes dirigeantes de trente ans et ont créé des plans de carrière pour les jeunes ambitieux prêts à s'engager dans les institutions. Tout cela est encore plus prometteur en France ou nous avons une génération de jeunes rabbins enthousiastes, certains plein d'humour et de verve, et ou les jeunes juifs, mêmes maries en dehors de la communauté, sont très attaches a la tradition. La critique est facile mais l'art est difficile c'est donc avec humilité que nous souhaitons identifier les blocages et participer a votre processus de réflexion. La nouveauté est certainement qu'il existe aujourd'hui en Israël et aux états unis une volonté encore embryonnaire mais certaine que nous avons en Europe une fenêtre d'opportunité de quinze ans pour rattraper les dizaines de milliers de jeunes pour lesquels les structures traditionnelles, tournées vers la synagogue, ont perdu de leur pertinence.
D’une manière générale, les rapports entre Israël et les juifs de diaspora, toujours emprunts du sentiment de partage d’un destin commun, se manifestent souvent par des mouvements de solidarité, mais aussi, parfois, par des débats houleux. On le voit à l’heure actuelle en Europe avec l’émergence des mouvements JCall et Raison Garder, et aux Etats-Unis JStreet. Au-delà des procès d’intention, quel regard portez-vous sur ces nouveaux mouvements idéologiques dans les communautés juifs du monde ? Est-ce un frein ou au contraire un développement du judaïsme mondial ?
Dov Maimon : Les relations Israël-diaspora sont asymétriques; les juifs européens sont dans une certaines mesures otages de la politiques étrangère israélienne et leur voix n'est pas écouté. Cela doit changer et cela est important pour tous. Comme l'a présenté madame Einat Wilf, mon ex-collègue au JPPI et aujourd'hui membre de la Knesset, lors de notre dernière conférence, nous sommes aujourd'hui tous liés. Les divisions front et arrière ne sont plus ce qu'elles étaient. Si pendant ses trente premières années d'existence, Israël s'est trouvé confronté à une guerre conventionnelle qu'elle a finalement gagnée ; pendant les trente années suivantes, les ennemis d'Israël et du peuple juif ont mené la guerre du terrorisme, laquelle est pour les israéliens en grande partie gagnée. Les israéliens vont à la plage, sortent et vivent normalement et ne cèdent plus à la panique que souhaitent les terroristes. La nouvelle forme de délégitimation du judaïsme et du droit du peuple juif à une souveraineté nationale est aujourd'hui une guerre des idées. Il s'agit d'établir une « IIDF »; une armée intellectuelle capable de répondre aux Shlomo Sand, Alain Badiou et autres intellectuels qui dans le sillage de l'antijudaïsme très ancien refuse le particularisme juif. Dans cette guerre, le front se trouve à Paris et à Londres, à Columbia et à Oxford. Le partenariat est essentiel entre Israël et la Diaspora. Et dans ce cadre, les pétitions européennes sont les symptômes d'un repositionnement nécessaire qu'on peut critiquer ou approuver mais qui doit être pris en compte pour l'avenir. On ne peut demander à ses partenaires de ne pas pouvoir exprimer, en tout cas en privé, leur inquiétude et leurs besoins. Les actions anarchiques, non concertées, peuvent servir ou desservir les intérêts des différents partenaires. Le contexte de cette discussion Israël-Diaspora doit être repensé et cela est un des enjeux des comités de réflexion.
Propos recueillis par Eve Gani, chargée du développement, CRIF.
Photo : D.R.