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Publié le 22 Mars 2011

«Personne n’a intérêt au maintien de Kadhafi»

Conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), François Heisbourg analyse l’impact des premières opérations de la coalition et les possibles scénarios dans la crise libyenne.




Que pensez-vous de la façon dont procèdent les Alliés militairement depuis samedi ?



La division des tâches est très intelligente. Les Français ont visé des blindés en rase campagne, aux abords de Benghazi, en évitant ainsi les dégâts collatéraux. Depuis, les rebelles se sont avancés de quelques dizaines de kilomètres, car les troupes de Kadhafi ont desserré leur dispositif. Les frappes françaises, qui sont un succès, ont permis de lever l’hypothèque sur la population de Benghazi. De leur côté, les Américains et, dans une moindre mesure, les Britanniques ont attaqué les sites de défense aérienne ; ce qui était absolument nécessaire pour instaurer une zone d’exclusion aérienne digne de ce nom. Sinon, on risque de perdre des avions, notamment de surveillance. L’instauration d’une telle zone n’aurait servi à rien sans les frappes ciblées.



Le colonel Kadhafi promet une guerre longue. Y a-t-il un risque d’enlisement ?



La capacité des rebelles à s’organiser et à se déplacer sera cruciale. Les frappes de la coalition ont pour effet de changer le rapport de forces, en dégradant l’état des unités terrestres de Kadhafi. Les rebelles peuvent, assez rapidement, revenir aux positions qu’ils occupaient avant la contre-offensive des troupes de Tripoli, il y a une dizaine de jours.



Pensez-vous qu’ils en ont la capacité ?



Ils ne seront plus gênés par les avions de Kadhafi et vont pouvoir avancer à l’ombre du parapluie de la coalition. Mais il est vrai que c’est une chose de défendre des villes, et que c’en est une autre d’encadrer des déplacements de troupes désorganisées et non formées.



Ne retrouve-t-on pas le même schéma qu’en Afghanistan, en 2001, quand les Alliés bombardaient les talibans et Al-Qaeda pendant que les troupes du commandant Massoud attaquaient au sol ?



Absolument. Quand Kaboul est tombé, il n’y avait pas plus de 500 à 600 militaires américains dans tout le pays. La différence, c’est qu’on pouvait s’appuyer sur les hommes de l’Alliance du Nord, qui se battaient depuis vingt ans en Afghanistan ! En Libye, de telles troupes n’existent pas. On a affaire à des volontaires dont la formation est proche de zéro. Sur ce plan-là, on est dans l’inconnu.



Ne craignez-vous pas un scénario à la kosovar, avec des raids aériens qui durent pendant des semaines pour faire plier le dictateur ?



Non, car la Libye de Kadhafi n’est pas la Serbie de Milosevic. La milice du colonel n’a rien à voir avec l’armée serbe, qui était une vraie puissance. Par ailleurs, la géographie du désert libyen n’a rien à voir avec les zones montagneuses du sud de la Yougoslavie. Elle ne se prête pas à une posture de guérilla. En outre, les forces de Kadhafi sont limitées. Ses capacités d’approvisionnement en munitions et en vivres sont coupées. Les rebelles, s’ils prennent le mors aux dents, vont pouvoir avancer très vite. Le problème se posera quand ils seront aux portes de Tripoli. Que va-t-on faire de Kadhafi ? Mais on n’en est pas là.



Que pensez-vous de sa réaction et des menaces qu’il profère ?



Elles sont à relativiser car il n’a plus de missiles à longue portée depuis le démantèlement de ses armes de destruction massive et balistiques en 2003, sous la supervision des Américains et des Britanniques. Il dit vouloir transformer la Méditerranée en champ de bataille ? Mais avec quels moyens : des Zodiacs ? Toutefois, il faut toujours veiller à se prémunir contre une attaque et surveiller l’espace maritime comme si Kadhafi avait la capacité de mettre ses menaces à exécution. Ce qui serait plus embêtant, c’est que Kadhafi décide d’ouvrir ses dépôts de munitions situés dans le sud du pays aux hommes d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). A cet égard, il faudra rapidement étendre la zone d’exclusion aérienne à l’ensemble de la Libye.



Comment peut réagir Kadhafi dans les prochains jours ?



Depuis quarante-deux ans, il s’intéresse en premier lieu à son maintien au pouvoir. C’est ce qui le rend imprévisible. S’il constate que son approche actuelle n’est pas bonne, il peut aussitôt adopter une position contraire. Il peut aussi décider d’arrêter les frais, comme il l’a fait hier soir en décrétant un cessez-le-feu sur l’ensemble du territoire.



Ne serait-ce pas là un scénario embarrassant, paradoxalement, pour la coalition, obligée de cesser les frappes ?



Cela ne me paraît pas crédible. Tout d’abord parce qu’une fois qu’on est entré dans la logique de guerre, c’est très difficile de revenir en arrière. Ensuite, ni les rebelles ni la coalition ne lui laisseraient faire ce genre de tour de passe-passe.



Voulez-vous dire que leur but est de chasser Kadhafi du pouvoir ?



Ce n’est certes pas le but de guerre déclaré, mais la résolution 1973 de l’ONU ne dit rien à ce sujet, dans un sens ou dans un autre. Or la dynamique de la situation va dans ce sens. Tant que le colonel Kadhafi est au pouvoir, les exactions contre sa propre population continueront. Si ce sont les rebelles qui le chassent, la Ligue arabe ne trouvera rien à redire. En excluant toute opération terrestre des troupes internationales, la Chine et la Russie ont rendu, d’une certaine manière, service à la coalition. C’est aux insurgés de faire le travail.



Si les opérations devaient se prolonger, ne craignez-vous pas une montée des critiques, notamment côté arabe ?



Plus cela dure, plus le risque de dégâts collatéraux augmente. C’est évident, même si l’on fait très attention comme les Français l’ont fait samedi lors des premiers raids en Libye. Mais, pour des raisons stratégiques et politiques, personne n’a intérêt au cessez-le-feu et au maintien de Kadhafi au pouvoir. De quoi auraient l’air les Occidentaux s’ils étaient incapables de faire plier la Libye ? Par ailleurs, un cessez-le-feu pourrait signifier la partition entre la Tripolitaine, aux mains de Kadhafi, et la Cyrénaïque, contrôlée par les rebelles. Ce serait un signal très inquiétant pour des pays qui, historiquement, ont été créés dans des conditions similaires à celles de la Libye : l’Irak, l’Arabie Saoudite, le Liban, la Syrie, le Yémen… Une telle perspective ne plaide guère pour un arrêt anticipé des hostilités. D’autant que Kadhafi a réussi à se faire détester dans l’ensemble du monde arabe.



Vous êtes plutôt confiant à court terme…



Oui, mais il faudra savoir gérer l’après-Kadhafi, et ce ne sera pas chose facile tant notre connaissance de ce pays est, en définitive, faible. Elle est moins bonne que celle de l’Irak par les Américains au moment de la chute de Saddam Hussein. Un exemple qui doit nous inciter à la prudence et à l’humilité.



Article publié dans Libération du 22 mars 2011



Photo (François Heisbourg) : D.R.