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Publié le 13 Décembre 2010

Maurice Sosnowski (CCOJB) : «Juifs de Belgique, restez !»

Le conflit israélo-palestinien rejaillit-il sur la communauté juive de Belgique ? Oui, selon Maurice Sosnowski, le président du Comité de coordination des associations juives de Belgique, qui s’active à modifier la perception de l’Etat hébreu en Belgique.




Pour montrer qu’il existe « un autre Israël, démocratique et humaniste », le CCOJB a invité quelques journalistes à découvrir une autre facette d’un pays associé à une guerre interminable. Ce voyage a été l’occasion de donner longuement la parole à Maurice Sosnowski. Il décrit pour « Le Soir » le climat délétère qui entoure la communauté juive de Belgique, spécialement à l’ULB. Il plaide contre la délégitimisation de l’Etat d’Israël et annonce son intention de communiquer autrement.



Pourquoi ce voyage taillé sur mesure pour la presse ?



Maurice Sosnowski : On ne peut pas parler d’un voyage taillé sur mesure pour la presse. Il s’agissait surtout de montrer Israël tel qu’il existe réellement, non le pays de l’apartheid tel qu’il est montré aujourd’hui. Mon but était essentiellement de lutter contre la délégitimisation d’Israël que l’on ressent un peu partout dans le monde, et en Belgique en particulier.
Mon souci en tant que président du CCOJB réside dans le fait de constater une importation du conflit israélo-palestinien et les répercussions qu’elle a sur la communauté juive de Belgique. Je ne crois pas que ce voyage en Israël ait été un voyage de propagande. Il a permis aux journalistes qui s’étaient déjà rendus dans l’Etat hébreu de voir des choses qu’ils n’avaient pas vues jusqu’ici et de rencontrer une société démocratique, ouverte, en pleine expansion économique, avec des projets. Une société qui s’occupe de l’autre, que je considère comme humaniste. On a pu voir dans l’hôpital de Hassadah que des enfants palestiniens côtoyaient des enfants israéliens, que des parents juifs et arabes souffraient des mêmes peines. Des collaborations entre Juifs et Arabes existent dans d’autres domaines : transferts de connaissances, d’eau, de techniques (notamment de dessalement de l’eau de mer), etc. Autant de choses qui montrent combien la réalité sur le terrain n’est probablement pas celle qui est véhiculée en Europe.



Une polémique très virulente autour de l’acteur Dieudonné a éclaté à l’ULB en octobre dernier. Vous y avez été particulièrement malmené. Y a-t-il un lien de cause à effet entre ce débat et ce voyage de presse ?



Il n’y a pas de lien de cause à effet entre ce qui s’est passé à l’ULB et le voyage. Mais il y a un contexte général qui est effectivement défavorable. Ce qui s’est passé à l’ULB me touche particulièrement. Je suis professeur à l’ULB et libre-exaministe. M’accuser dans une pétition (signée par des gens qui n’ont pas assisté au débat) de vouloir « museler la libre expression » me touche énormément et me blesse au-delà de ma judaïté. Le libre-exaministe n’aurait plus le droit de critiquer la critique ? C’est inadmissible et l’ulbiste que je suis luttera jusqu’à la fin contre l’« intolérance » que mes opposants pratiquent mais astucieusement me reprochent.
Nous sommes désormais en face d’un certain extrémisme, dont l’origine se trouve dans l’importation du conflit israélo-palestinien. Cette importation ternit l’image de la communauté juive via le lien qui est erronément fait avec le sionisme. « Sionisme » est devenu une insulte, alors qu’il s’agit d’un mouvement de libération nationale comme un autre, qui existait bien avant la Shoah, et qui a trouvé son ancrage en Israël dans une communauté juive qui vivait sur ces terres depuis 2000 ans. Cela n’a rien à voir a priori avec la Shoah, et donc remettre toujours sur le dos des Européens la création d’Israël est une erreur.
Moi-même, je ne veux pas me référer à la Shoah pour défendre le sionisme, c’est-à-dire l’Etat d’Israël. Défendre la politique israélienne, actuelle, passée ou future, n’est pas mon rôle aujourd’hui. En revanche, l’Etat israélien en lui-même a été créé, admis par les Nations unies. Pour moi, le conflit n’est pas territorial. La communauté internationale pousse à ce qu’il y ait deux Etats. En Israël, la population accepte ces deux Etats. Le problème est donc purement idéologique aujourd’hui.



Vous dénoncez l’importation du conflit israélo-palestinien dans nos pays. Il n’empêche que c’est en montrant un Israël « normal », donc en restant attaché à l’importance de l’image d’Israël, que vous tentez aujourd’hui de lutter contre l’antisémitisme. N’auriez-vous pas intérêt au contraire à vous en détacher ?



J’ai voulu en effet défendre l’image de l’Etat d’Israël, c’est-à-dire une société où 5 % du PIB sont consacrés à la recherche, alors qu’en Belgique cette part est limitée à 1,4 %. Ce que l’on comprend comme un pays en guerre est en fait un pays de projets. En tant qu’humaniste, j’apprécie le fait qu’Israël se montre ouvert à la communauté arabe. Notre guide faisait remarquer sur place que les Palestiniens préfèrent vivre au sein de la société israélienne en termes d’avenir, d’éducation, de projets. Ils préfèrent vivre en Israël. Ce qui veut dire que la cohabitation est possible sur le terrain et c’est cela que je veux dire en tant qu’humaniste.
Mais il est vrai que l’autre partie du problème est que, si l’image d’Israël était meilleure, probablement que l’image des juifs dans le monde et en Belgique en particulier serait différente. Ce problème existe dans la réalité de ceux qui importent le conflit israélo-palestinien, et qui fait que l’antisémitisme que j’ignore personnellement, que j’ai ignoré durant ma carrière, est bien présent et que la communauté juive le ressent douloureusement aujourd’hui.



Cette volonté de montrer un Israël « normal » a-t-elle tiré parti du plan d’action mis en place par le ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, lequel met une série de moyens à la disposition de ceux qui peuvent concourir à l’amélioration de l’image d’Israël à l’étranger.



Pas du tout. L’idée de ce voyage était antérieure à cette campagne. Lieberman aurait mieux fait à mon sens de la réaliser, plutôt que d’en parler. Car cela fait 20 ou 25 ans que la communication sur ce qu’est réellement Israël n’est pas faite. Nous n’avons évidemment rien reçu de M. Lieberman. Nous avons reçu une aide de la compagnie El Al via une agence de voyage. Mais ce que fait M. Lieberman est tout à fait indépendant de la communauté juive vivant à l‘étranger, et de la communauté juive belge en particulier.
Sur le terrain, on s’aperçoit qu’Israël est capable d’accomplir de grandes choses. Mais comment les dissocier du contexte d’insécurité et de guerre ? Investir massivement dans la recherche c’est bien, mais la recherche sert aussi les militaires. L’hôpital Hadassah soigne les enfants de Gaza, c’est bien, mais si la Bande de Gaza n’avait pas été transformée par Israël en une prison à ciel ouvert, on n’en serait pas là. Etc.
Deux choses m’ont frappé. Un : je n’ai pas eu l’impression d’être dans un pays en guerre. En voyageant vers le nord, le sud, au centre, je ne pense pas que nous ayons vu beaucoup de soldats.
Deux : en allant à Sderot (NDLR : petite ville à proximité de la Bande de Gaza, côté israélien) nous avons rencontré des enfants qui souffrent d’un stress post-trauma. Cela existe aussi à Gaza, suite à la récente intervention militaire israélienne. Mais l’idée n’était pas d’aller voir qui est plus touché que l’autre, mais plutôt de constater que les deux populations souffrent des mêmes maux. Et je suis triste pour toutes les deux. Il n’y a pas un côté qui est blanc, et l’autre noir. Il y a des victimes des deux côtés.



A votre sens, y a-t-il un antisémitisme spécifique à la Belgique ?



Depuis que je suis président du CCOJB, j’ai une perception différente. Je reprends l’exemple de M. De Gucht qui se permet de stigmatiser la communauté juive.
Il y a deux possibilités.
Un : quand un homme qui a de telles responsabilités se permet de telles paroles, le citoyen lambda est libre de dire n’importe quoi.
Deux : le problème, et c’est ce qu’un journaliste a mis en exergue, est qu’il s’agit peut-être d’un cheminement inverse : M. De Gucht se serait permis de dire cela parce que la base pense cela. Il aurait dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
L’une ou l’autre hypothèse est mauvaise. Mais cela prouve qu’il y a aujourd’hui un vrai problème d’antisémitisme, dû aux conditions économiques, mais aussi à l’importation du conflit. Les problèmes de l’époque sont attribués aux Juifs, comme cela fut le cas dans les années 30. Sans paranoïa de ma part. Je constate qu’un humour antijuif s’installe. Cet humour dérape de plus en plus comme dans le jeu télévisé de la VRT (vu par deux millions de Belges où l’animateur se permet de plaisanter sur la « liquidation des juifs »). C’est inquiétant car les Allemands n’étaient pas antisémites avant la guerre. Il suffit donc que quelques personnes aient un langage approprié pour que des mots on passe aux actes. J’aurais aimé voir s’installer le vivre ensemble dont on parle tant, le respect de l’autre, quelle que soit la religion. Or au contraire on assiste au repli communautaire.
Ce qui m’inquiète le plus, et j’en reviens aux incidents de l’ULB, c’est l’incapacité que les démocrates ont aujourd’hui de se faire entendre et de se respecter face à l’extrémisme de ceux qui ont une stratégie pour parvenir à leurs buts et empoisonnent l’existence, la vie sociale.
Pour moi, si les démocrates ne s’occupent pas de cela, les fascistes le feront. De manière plus douce, je dirais que j’aurais aimé assister à l’avènement de la révolution des modérés, des gens qui prennent conscience que nos valeurs, celles de l’Europe d’après-guerre, sont perpétuellement attaquées. Sans réaction. Que les juifs soient attaqués en premier, c’est un fait récurrent au plan historique. Mais si nous sommes les premiers, nous ne serons pas les derniers. Le problème est pour moi le manque de réaction appropriée de nos hommes politiques et de la société en général.



Pour entraîner cette « révolution des modérés », le CCOJB compte-t-il se lancer dans une campagne de communication spécifique ?



C’est évidemment le genre de choses qu’on essaie de faire. J’essaie de multiplier les contacts avec des journalistes et des hommes politiques. J’essaie par ailleurs de favoriser l’éducation dans les écoles, pour que les enfants comprennent ce qu’est un juif, ce qu’est un arabe. Par exemple, dans les écoles à discrimination positive, dans les écoles où il y a de gros problèmes, il faut essayer de faire comprendre combien le respect de l’autre est important. A 20 ans, c’est trop tard. C’est malheureux, mais c’est comme ça. Cette éducation doit avoir lieu à 5 ans pour que l’enfant comprenne ce que c’est d’être juif, noir, flamand, qu’on peut être différent de l’autre et avoir du respect.



Mais peut-on critiquer Israël sans que cela ne soit perçu comme une offense ou une attaque contre les diasporas ?



On a évidemment le droit de critiquer la politique d’un Etat. On est libre de critiquer. Personnellement, je pense ainsi que dans les négociations israélo-palestiniennes, Abbas est l’homme courageux. Bien qu’il ait le Hamas dans le dos, il s’assied à la table de négociations. Netanyahou a pour sa part les ultra-orthodoxes dans le dos et il n’a pas eu le courage de prolonger le moratoire (NDLR sur le gel de la colonisation) de quelques mois, ne fût-ce que le temps de se mettre à table. Simplement, cela montre chez Abbas de la volonté politique, une carrure. Il sert l’intérêt de son pays et pas les intérêts de ceux qui peuvent le faire tomber. On peut critiquer Israël comme le font le J-Call, le Haaretz, etc. La critique d’Israël est bonne car c’est une démocratie qui ne demande qu’à avancer. Mais en arriver à remettre en cause l’Etat d’Israël est inacceptable. L’Etat d’Israël existe. Il a été décidé par l’ensemble des nations et ça, certains n’aiment pas l’entendre. J’entends désormais moins parler des frontières de 1967 que de celles de 1948. C’est nouveau.



La guerre et la Shoah ont souvent permis à Israël et aux communautés juives de se retrancher derrière un tabou. La critique d’un non-juif est assimilée à un manque de respect pour le génocide, sinon davantage. D’aucuns estiment que cet interdit a conduit à l’absence de débat, qu’il est à l’origine d’une animosité grandissante. Un phénomène de casserole à pression en quelque sorte. N’y a-t-il pas eu là ce qu’on appellerait aujourd’hui une « faute de communication » ?



Très certainement. Je pense que de 1948 à 1967 Israël a eu la sympathie des nations parce que la Shoah, parce que la victime. Après 1967, l’inverse s’est produit : Israël s’est montré fort militairement, trop fort dans les arguments politiques, avec un manque de communication et d’explication qui est très net. Les Israéliens ont vécu sur l’image de la victime et ont pensé qu’ils pouvaient continuer de la même manière. Cela n’est plus le cas. Depuis 30 ans, il y a une perte de confiance, une perte de l’image d’Israël qui fait qu’aujourd’hui probablement on en récolte les fruits



Communiquer davantage, répondre pied à pied aux arguments de vos adversaires et non plus vous retrancher derrière un tabou, c‘est-ce que vous comptez faire pour rompre avec cette logique ?



J’essaierai de transmettre ce que je pense. La communauté juive de Belgique est très diversifiée mais si on m’a mis à sa tête, c’est que je pense être un homme de consensus. En ce qui me concerne, mon but sera de communiquer par tous les moyens modernes qui sont à notre disposition, chose qui n’a pas été faite pendant toutes ces années.



En matière de communication, diriez-vous que la communauté juive s’est laissée dépasser par la communauté arabo-musulmane ?



C’est une évidence. Cette communauté est beaucoup plus large et s’est implantée de manière intelligente, avec une volonté certaine de manifester ses opinions. Par contre, je suis un peu triste de voir qu’il y a dans la communauté musulmane une minorité agissante, extrémiste, qui n’accepte pas le débat, ni l’idée d’Israël. Elle transforme l’image d’Israël et malheureusement celle du juif.



Ce qui se passe aux Pays-Bas où le libéral Bolkestein vient de conseiller aux juifs d‘émigrer vous fait-il peur ? Vous y voyez une analogie avec la Belgique ?



Je ne connais pas le contexte des paroles de Mr Bolkestein, mais je constate que beaucoup de gens dans la communauté juive s’inquiètent du climat décrit par l’ancien commissaire européen. C’est pourquoi mon rôle aujourd’hui est de rassurer, cela veut dire communiquer, travailler avec les musulmans. Mais aussi avec les journalistes et les politiques pour faire passer le message. Je ne veux citer qu’un seul chiffre : il y a deux fois plus de juifs de Belgique cette année qui ont décidé d’émigrer en Israël. En une année, le chiffre a doublé. Il y a un malaise très net. Des gens se sentent de plus en plus mal dans cette société, probablement à cause du manque de réaction qui se généralise par rapport à l’intolérance.
Mon message en tant que juif belge et président du CCOJ ne sera jamais de dire « partez ». Mais plutôt « restez ! » Pour cela, je dois essayer de restaurer un climat de confiance. J’ai entendu le vice-président des étudiants juifs, membre du comité directeur du CCOJB, dire à la radio aux jeunes juifs qu’il n’y a plus de place pour eux ici. Cela est dû au climat malsain de l’ULB où les étudiants juifs n’osent plus se promener sur le campus en raison d’un climat délétère. Autrefois, on les traitait de sionistes. Maintenant, ils se font simplement traiter de juifs. On peut comprendre – sans l’accepter – que certaines veuillent partir. Les deux cents personnes qui sont parties cette année m’inquiètent.
En Suède où une synagogue a brûlé, les juifs se sont fait dire par le maire de l’endroit « Si vous n’êtes pas contents, allez en Israël ». En Suède ! Un pays qui n’a pas connu les fascismes, les Céline et les Maurras. Je ne peux mettre cette atmosphère que sur le compte du conflit israélo-palestinien.



Propos recueillis par Pascal Martin



Photo (Maurice Sosnowski) : D.R.



Source : Le Soir