C'est là que David Graumann est né. Mais la santé chancelante de son père ne supporte pas la chaleur, et les parents du bébé repartent vivre à Francfort, là où ils se sont connus quelques années plus tôt dans un camp de réfugiés. Le jour de son entrée à l'école, les parents de David lui annoncent qu'il est hors de question de garder ce prénom "trop juif". "A partir d'aujourd'hui, tu t'appelleras Dieter", lui ordonnent-ils. Si son père ne parle jamais de la guerre, sa mère, elle, en parle tous les jours. Adolescent, le jeune homme ne peut s'empêcher de dévisager les gens dans la rue et de s'interroger : étaient-ils nazis ? Ont-ils dénoncé des juifs ? Comme pour beaucoup de juifs allemands, le 30 octobre 1985 constitue pour lui une date charnière. C'est ce soir-là que doit se jouer à Francfort la pièce de Rainer Fassbinder Les Ordures, la ville et la mort, dans laquelle un promoteur immobilier juif détruit une ville. Le président de la communauté juive de Francfort, Ignatz Bubis, et quelques proches, dont Dieter Graumann, occupent la scène pour dénoncer cette pièce, qu'ils jugent antisémite (Daniel Cohn-Bendit, lui, manifeste, le même jour, pour défendre Fassbinder). A compter de ce coup d'éclat considéré comme la première manifestation publique de la communauté juive depuis 1945, Dieter Graumann n'a cessé de prendre des responsabilités. Il sera notamment président de l'association sportive juive Maccabi, ce qui lui vaut parfois d'entendre les adversaires crier : "Gazez-les !"
Ses parents, aujourd'hui très âgés, ne voient pas d'un bon oeil cet engagement : "Tu mets ta famille en danger", lui disent-ils. Lui n'analyse évidemment pas les choses de la même façon et se veut optimiste. Premier président du Conseil central des juifs à ne pas avoir connu l'Holocauste, cet homme d'affaires estime même que, si "le passé est là et reste important pour toute l'Allemagne, la Shoah ne peut constituer ni une identité ni une religion de remplacement".
Une des raisons de son optimisme s'appelle Alina Treiger. Agée de 31 ans, elle est la première femme à être ordonnée rabbin en Allemagne depuis la Shoah. Il y a d'autres femmes rabbins dans le pays - une pratique autorisée par le courant libéral du judaïsme -, mais aucune n'y a été formée et ordonnée. La seule à l'avoir été auparavant est Regina Jonas, ordonnée rabbin en 1935 - une première mondiale -, mais celle-ci sera déportée et assassinée à Auschwitz en 1944. Signe de l'importance de l'événement : pas moins de 600 personnes, dont le président de la République, Christian Wulff, ont assisté, début novembre 2010, à la cérémonie.
Née en Ukraine dans une famille dont le père avait vu sa carrière brisée en raison de sa religion, Alina Treiger avait juste 20 ans quand elle est partie à Moscou suivre une formation pour travailler au sein de la communauté juive. De retour en Ukraine, elle se prépare à poursuivre des études religieuses en Grande-Bretagne. Elle apprend donc l'anglais, mais se voit proposer, au dernier moment, d'étudier à Berlin, où elle débarque sans connaître la langue. Après cinq ans d'études à Potsdam, où a ouvert en 1999 le premier séminaire rabbinique créé en Europe centrale depuis la Shoah, Alina Treiger insiste désormais sur ses "trois cultures : juive, allemande et celle de l'ancienne Union soviétique".
Nommée à Oldenburg, au nord-ouest de l'Allemagne, elle entend prêcher à la fois en allemand et en russe. C'est que nombre de ses coreligionnaires ne parlent pas ou peu allemand. En effet, réduite à quelques milliers de personnes après la guerre (530 000 en 1933, 200 000 en 1939), la communauté juive d'Allemagne ne s'est que lentement reconstituée. A la fin des années 1980, seuls environ 10 000 juifs habitaient l'Allemagne. Mais l'effondrement du bloc communiste allait changer la donne. En quelques années, plus de 200 000 juifs ont émigré en Allemagne. Si un grand nombre sont partis, en Israël notamment, l'Allemagne compte aujourd'hui environ 110 000 juifs, dont 90 % issus de l'ex-URSS. Grâce à eux, de nouveaux rabbins sont ordonnés (depuis 2006) et de nouvelles synagogues ouvertes. Mais leur intégration constitue un défi pour la communauté juive, où il revient à une minorité d'aider une majorité qui, très souvent, s'intéressait peu jusque-là au judaïsme.
Si l'on en croit Lena Gorelik, co-auteure du livre Juden in Deutschland, Deutschland in den Juden : neue Perspektiven (Wallstein éd., septembre 2010), plus des trois quarts de ces immigrés n'ont pas de travail (beaucoup sont âgés) et les trois quarts de ceux qui travaillent ont un emploi inférieur à leur qualification. Circonstance aggravante : les plus âgés d'entre eux, anciens soldats de l'Armée rouge pendant la seconde guerre mondiale, se voient non comme des victimes, mais comme des vainqueurs. Rien d'étonnant donc si Dieter Graumann, dans ses interventions, ne peut s'empêcher de faire la différence entre les juifs allemands et les immigrés d'Europe de l'Est.
Article publié dans le Monde du 4 janvier 2011
Photo (Dieter Graumann) : D.R.