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Publié le 11 Avril 2008

La première encyclopédie numérique des violences de masse voit le jour

Professeur à Sciences Politiques et auteur de nombreuses études liées aux violences de masse, Jacques Semelin et son équipe ont présenté jeudi 3 avril le fruit d’un travail de plusieurs années : la création sur Internet de la première encyclopédie des violences de masse. Conçue et réalisée sous l’égide de Sciences Po, cette entreprise vise à rassembler les travaux de chercheurs de toutes disciplines.


Question : Qui fut à l’initiative du projet, et pour quels motifs ?
Jacques Semelin : Moi-même : cela fait maintenant plusieurs années que je travaille sur ces questions de génocides, avec, entre autre, la publication d’un ouvrage en 2005 aux éditions du Seuil, Purifier et détruire. A la fin de sa rédaction, et suite à différents voyages, je me suis rendu compte qu’il n’existait pas de bases de données électroniques regroupant des analyses fiables traitant de ces thèmes. Mais le site qui est désormais créé (www.massviolence.org) est le travail de toute une équipe.
Question : Sans parler spécifiquement du génocide, dont la qualification elle-même est sujette à débat, existe-t-il un seuil au-delà duquel on peut parler de crime de masse ? Quels en sont les critères ?
Jacques Semelin : Les violences étudiées sont celles visant directement ou indirectement des populations civiles en temps de guerre ou de paix. Nous ne nous focaliserons pas sur les systèmes de domination en tant que tel, comme l’esclavage ou l’apartheid, mais sur les destructions de masse que ces systèmes ont engendrées. Faire mourir en masse implique des formes d’action collective, directes ou indirectes. Quant à la question du seuil, à savoir le critère du nombre de victimes, cette évaluation est toujours incertaine et sujette à polémiques. Un des rôles de l'Encyclopédie sera précisément de faire état de ces controverses.
Question : Constatez vous de manière générale un manque d’informations sur les crimes de masse, ou un accès difficile aux sources et aux études qui s’y intéressent ?
Jacques Semelin : Tout dépend des évènements. Il existe par exemple un nombre considérable de documents relatifs à la Shoah. On en trouve aussi dans une moindre mesure sur le génocide des Arméniens ou des Tutsis du Rwanda. Mais dans d'autres cas, vous avez accès à très peu d'archives et les travaux de terrain sont rares.
Quoiqu'il en soit, face à des acteurs qui entendent nier des faits historiques précis, l'Encyclopédie vise au contraire à faire état de leur historiographie, références à l'appui.
Question : Quels sont les apports et les nouveautés de cette encyclopédie ?
Jacques Semelin : L’originalité du site tient au fait que pour la première fois, l’ensemble des cas de violence de masse, tous très différents, seront rassemblés en un seul et même site. Chaque cas bien sûr garde sa spécificité, mais il sera possible de naviguer d’un cas à l’autre. Ainsi, comparer reviendra à différencier.
Du fait de la nature très sensible des sujets traités, ce site ne repose pas sur l'interactivité. Toutes les contributions mises en ligne doivent répondre à des recommandations méthodologiques préalables et sont soumises à expertise. En fait, ce site doit être vu comme une nouvelle publication scientifique de Sciences Po.
Question : Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans l’élaboration de ce projet ?
Jacques Semelin : Nous avons dû faire face à de nombreuses difficultés : il s’agissait tout d’abord de créer un « nouveau produit », proposant différentes entrées afin d’étudier les violences de masse. Une première question est très vite apparue : celle du mot "génocide" lui-même. Initialement l’intitulé du projet intégrait ce terme, mais nous l’avons abandonné du fait de ses nombreuses possibilités d’instrumentalisation politique, communautaire ou mémorielle.
Par ailleurs, nous avons dû résoudre une deuxième difficulté liée à la question de la hiérarchisation ou non des violences de masse. Cette question renvoie en fait à l’autre débat de l’évaluation du nombre des victimes.
La solution a donc consisté à procéder par approche géographique et alphabétique : les violences de masses sont classées par zones.
Question : Quels sont les défis à venir ?
Jacques Semelin : Livrer une contribution numérique sur Internet n’est pas encore pleinement entré dans les mœurs des chercheurs. Maintenant que l'outil est crée, il s'agit de les convaincre de donner de plus en plus de contributions pour ce site à haute visibilité internationale.
Figurez-vous que le 1er jour de l'ouverture, nous avons eu plus de 20000 connexions en provenance de 118 pays !
L’autre principal défi est d’ordre financier : contrairement au schéma classique de la publication-papier, Internet obéit à ses propres règles de financement ou …de non financement. Comme ce site est d'accès gratuit, nous avons besoin de partenariats. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah a été l’un de nos tout premiers partenaires. Il nous en faudra bien d’autres et, à cet égard, la loi relative au mécénat scientifique nous laisse espérer de nouvelles opportunités.
Il nous faudra donc continuer à dépenser beaucoup d'énergie…je dois dire que la présence de Simone Veil à nos côtés le jour du lancement a été pour nous une formidable reconnaissance et un encouragement à aller de l'avant.
Question : Au-delà de l’intérêt factuel de cette encyclopédie, lié à une meilleure compréhension des violences de masse, entretenez vous l’espoir qu’une telle initiative permette de prévenir d’autres violences ?
Jacques Semelin : Ce projet comporte bien entendu une dimension éthique. Je suis pour ma part assez sceptique quant aux mesures de prévention ou autre interventions militaro humanitaire. Nous ne sommes que des chercheurs, notre responsabilité première est donc de construire et diffuser la connaissance. Chez les historiens notamment, on pourrait distinguer deux types d’attitudes dans l’étude de ce type de violences. Celle de l’historien justicier, qui se croit en charge de la vengeance des peuples. Ce n’est pas ma conception. Je préfère adopter la figure de l'historien pacificateur des mémoires, sans illusion bien sûr, mais proche de ce travail de mémoire dont parlait Paul Ricoeur. C'est pourquoi vous trouverez sur le site cette phrase de l'historien Michel de Certeau : « l'écriture historique vise à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires".
Propos recueillis par David Kleczewski