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Publié le 8 Juin 2010

La politique étrangère turque inquiète Washington

Le pilier turc de l'Alliance atlantique est-il en train de trembler sur son socle ? De glisser de manière de plus en plus en perceptible vers une vision moyen-orientale et «musulmane» du monde, au lieu de devenir le «pont» entre l'Occident et l'Orient dont l'Administration Obama rêvait à son arrivée aux affaires ? Alors que les relations turco-israéliennes traversent une crise majeure, qui ne peut que rejaillir sur la relation turco-américaine, la question est au cœur des préoccupations de Washington, même si la Maison-Blanche reste discrète.




La tenue lundi à Istanbul d'une conférence, où le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé qu'il n'y aurait pas de «réconciliation» entre la Turquie et Israël, si le gouvernement Netanyahu persiste à refuser une enquête internationale après son raid contre une flottille «humanitaire» envoyée vers Gaza, est venue confirmer l'ampleur du fossé qui se creuse entre l'allié turc, Israël, l'oncle d'Amérique et, au-delà, l'Occident. Les invités de marque de cette réunion, l'Iranien Ahmadinejad, le Syrien Assad, le Russe Poutine, en disaient long sur le nouveau jeu international d'une diplomatie turque qui a perdu ses complexes. Signe des temps, un terme a fait son apparition dans le langage jusqu'ici très codé des analystes de la relation américano-turque : «Frenemy». Autrement dit «Friend and enemy», «ami et ennemi». C'est l'analyste Stephen Cook, qui l'emploie dans Foreign Policy. «Après six décennies de coopération stratégique, la Turquie et les États-Unis deviennent des concurrents stratégiques, notamment au Moyen-Orient», explique-t-il.



Le paradoxe est que jamais sans doute la Maison-Blanche n'avait abrité une Administration aussi turcophile, notent les experts. Lors de sa première tournée à l'étranger, Barack Obama avait d'ailleurs fait de son passage en Turquie une étape essentielle, pour son premier grand discours d'ouverture au monde musulman. Il y avait plaidé avec chaleur pour la relance d'un «partenariat modèle» entre les États-Unis et la Turquie. L'idée d'utiliser le potentiel de la politique étrangère turque pour dénouer les nœuds gordiens du Moyen-Orient paraissait, a priori, pertinente. Les Turcs n'avaient-ils pas montré leur savoir-faire, se faisant intermédiaires efficaces dans des négociations secrètes entre la Syrie et Israël ?



En ce sens, les évolutions des dernières semaines ont pris de court les Américains, confrontés coup sur coup à l'initiative turco-brésilienne sur le nucléaire iranien qui a pris à contre-pied la stratégie de sanctions de Washington, puis à la crise ouverte entre la Turquie et Israël. «Il est temps, note la journaliste turque Tulin Daoglu. Si les Américains n'étaient pas inquiets des dérives de la politique d'Erdogan, ils feraient bien de le devenir.»



Les avis divergent sur les raisons de cette évolution turque. Les Américains, qui privilégient une approche géopolitique du dossier, faisant tout pour amarrer la Turquie à l'Union européenne même au risque de déstabiliser cette dernière, font porter la responsabilité du changement de stratégie d'Ankara aux Européens, qui n'auraient pas mis suffisamment d'ardeur à encourager la marche turque à l'Europe.



Sans nier l'impact de cette déception européenne, d'autres observateurs voient plutôt une évolution liée à l'arrivée du parti islamiste de la Justice et du Développement AKP au pouvoir en 2002. Puissance économique montante, membre du G20, et dirigée par une équipe à l'identité musulmane décomplexée, la Turquie aurait perçu tout le bénéfice interne et régional qu'elle pourrait tirer d'une politique de plus en plus distante des positions américaines et tournée vers l'Orient.



Avec Israël, les choses se seraient aggravées à Davos en janvier, après la violente diatribe lancée par Erdogan à l'encontre du président Shimon Pérès pour sa politique vis-à-vis des Palestiniens. Dans des déclarations publiques, le premier ministre turc serait allé jusqu'à comparer les islamistes turcs et le Hamas.



Selon Stephen Cook, le désaccord turco-américain sur l'Iran démontre aussi l'incompréhension mutuelle. Malgré les pressions de Washington furieux des effets potentiels de l'initiative turco-brésilienne sur ses plans de sanction contre Téhéran, Ankara a persisté. Cette démarche inquiète d'autant plus Washington qu'elle pourrait pousser les Russes à faiblir dans leur soutien. «De manière générale, l'axe Moscou-Ankara, très dynamique, ne plaît pas beaucoup à Washington», dit une source européenne.



Un autre observateur tempère ce constat, en soulignant que les États-Unis, malgré leurs frustrations rentrées, font tout pour «sauver la relation avec Ankara », car ils continuent de la voir comme une «partie essentielle de l'équation dans la région». «Pris entre ses deux alliés stratégiques, la Turquie et Israël, les Américains tentent de limiter les dégâts», confie cette source.



(Article publié dans le Figaro du 8 juin 2010)



Photo : D.R.