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Publié le 8 Avril 2010

Jean-Yves Camus : «le Front national commence à se positionner d’une manière nouvelle»

Chercheur associé à l’IRIS, professeur à l’Institut universitaire d’études juives Elie Wiesel, vous êtes un spécialiste reconnu de l’extrême-droite et suivez depuis de nombreuses années le Front national. Certains, se fondant sur les consultations électorales précédentes, avaient prédit un score faible pour le FN aux régionales. Avez-vous été surpris ?




Les sondages continuent à sous-estimer de manière structurelle les scores du FN, non parce qu’ils ne sont pas bien menés, mais parce que les électeurs de ce parti ont tendance à ne pas déclarer leur intention de vote, laquelle comporte une part de transgression des normes d’acceptabilité sociale. Ceci étant, il semble également qu’ait été mal interprétée la faible mobilisation des électeurs, dès avant le premier tour, puis entre les deux tours : alors que l’abstention était prévue à un niveau élevé, cela a été interprété comme le signe d’une faible mobilisation frontiste, or il n’en était rien. Mieux encore, le FN a réussi à faire venir à lui au second tour, des électeurs qui s’étaient abstenus au premier. Mon interprétation est que ces derniers ont d’abord voulu juger l’ampleur du vote- sanction contre le gouvernement, puis ont ensuite décidé de l’aggraver encore.



La surprise provient également de ce que le FN a pu se maintenir au second tour dans 12 régions, alors que Marine Le Pen elle-même n’avait tablé que sur 11. Certes, le FN ne retrouve ni son score de 2004 (11,42% contre 14,7%) ni le nombre de voix d’alors (2 ,223 millions contre 3,564). Ceci étant, son score de 2010 est très bon. D’abord parce que le FN avait contre lui la force de la machine politique UMP, qui avait réussi en 2007 à le réduire. Ensuite parce que le FN, au plan des moyens financiers, de la qualité de l’encadrement intermédiaire et des forces militantes, n’est plus dans la dynamique des années 1990/2000. Enfin parce qu’en certains endroits, il talonne la droite parlementaire : 22,2 contre 25,9% dans le Nord Pas de Calais ; 23 contre 27,5% dans les Bouches du Rhône ; 26,5 contre 30,5% dans le Vaucluse. A Vaulx en Velin dans la banlieue lyonnaise, le FN dépasse l’UMP. A Vénissieux, il n’est en retard que de 0,7%.



Quelles sont les raisons de ce résultat ?



Incontestablement, les raisons qui avaient poussé des électeurs FN de 2002 à voter Sarkozy en 2007 n’étaient plus réunies. Pour une élection présidentielle, le vote Sarkozy était celui de l’efficacité, la stature de l’homme était jugée plus proche de celle d’un chef d’Etat que celle de Le Pen. Là, l’enjeu était plus susceptible de mobiliser l’électorat protestataire : 60% des électeurs FN ont voté sur des enjeux nationaux, pour envoyer un signal de défiance. Ensuite, l’électorat de Le Pen chez les ouvriers, les gens socialement modestes et les travailleurs indépendants avait été séduit par l’insistance de Nicolas Sarkozy à valoriser la « France qui se lève tôt » ainsi que la « valeur- travail ». Ils ont été déçus par le bouclier fiscal, les retraites- chapeaux et les bonus bancaires et ont vécu la taxe carbone comme une punition.



Ce résultat provient aussi de ce que le FN commence à se positionner d’une manière nouvelle. Il a du méditer cette analyse qu’Alain de Benoist, en tant qu’observateur extérieur, avait formulée après les législatives de 2007 : « l’avenir du FN dépendra de sa capacité à comprendre que son « électorat naturel « n’est pas le peuple de droite, mais le peuple d’en bas. L’alternative n’est pas pour lui de s’enfermer dans le bunker des « purs et durs « ou, au contraire, de chercher à se « banaliser « ou à se « dé-diaboliser. « L’alternative à laquelle il se trouve confronté aujourd’hui de manière aiguë est toujours la même : vouloir encore incarner la « droite de la droite « ” ou se radicaliser dans la défense des couches populaires. »



Quelle est la sociologie des électeurs du FN en 2010 ? Sur quels électorats a-t-il mordu ?



C’est une composition sociologique assez classique par rapport à l’histoire frontiste. Les deux- tiers de ces électeurs sont des hommes : on mesure là, l’importance du « gender gap » et de l’éventualité pour Marine Le Pen, d’y remédier. Ce sont des hommes entre 35 et 49 ans (15%), classe d’âge la plus touchée par la crise, la plus inquiète pour le statut de sa retraite et l’avenir de ses enfants. Seuls 8% des plus de 60 ans ont choisi le FN, et cette classe d’âge, celle qui a connu les années de croissance, choisit plutôt Nicolas Sarkozy. L’ancrage populaire du FN se confirme : il ne recueille que 5% des voix chez les cadres supérieurs et professions intellectuelles, contre 16% chez les chômeurs et 19% chez les ouvriers. Ceci étant, la variable sociale cache celle du niveau d’éducation : plus on est diplômé, moins on vote FN. On ne peut pas déduire de ce score une fuite du vote ouvrier de gauche vers le FN : le Parti Socialiste arrive en tête avec 27% chez les ouvriers.



La géographie du vote FN est claire : ce vote se concentre dans un grand quart nord-est de la France, à l’est d’une ligne allant de la Normandie au Languedoc, avec des bastions dans les régions frontalières du Nord et de l’est ainsi que sur l’arc méditerranéen, de Perpignan à Nice. Il existe des nuances sociologiques selon les régions : l’électorat FN est plus jeune et plus ouvrier dans le Nord-est, plus âgé et typé « classes moyennes et retraités » dans le Midi. Enfin, et c’est un enseignement de taille, le FN, qui a fidélisé 76% des électeurs Le Pen de 2007, a reconquis 20% des frontistes ayant voté Sarkozy en 2007 ainsi que 20% des anciens électeurs de Philippe de Villiers. Une conclusion s’impose : le vote FN est durablement incrusté dans la vie politique. Dire le contraire est un déni de réalité.



Ce « succès » du FN reporte-t-il à une date indéterminée le retrait de Jean-Marie Le Pen ?



L’ambigüité porte sur le mot « retrait ». Jean-Marie Le Pen a annoncé qu’il quitterait la présidence du FN, à l’automne 2010 ou au printemps 2011, il n’a jamais dit qu’il quittait la vie politique. Il demeure député européen, il a pris la tête du groupe des élus FN au Conseil régional de la région PACA et il deviendra sans nul doute président d’honneur du FN. A ces trois titres, mais aussi en fonction de sa personnalité, il conservera son mot tant sur l’idéologie que sur l’organisation du mouvement. Son excellent score en PACA ne peut que lui donner des raisons de continuer la politique. Il va donc y avoir un congrès, lors duquel les adhérents éliront un nouveau président. Reste à déterminer où et quand il aura lieu. Marine Le Pen souhaite qu’il se réunisse le plus en amont possible de la présidentielle de 2012, afin de la préparer au mieux et de rester dans la dynamique actuelle.



Quelle est l’importance du racisme et de l’antisémitisme chez les cadres du FN ?



Vous avez raison de faire une distinction entre électeurs et cadres. Chez les électeurs, l’ethnocentrisme est primordial mais l’antisémitisme est secondaire. Outre le rejet des élites et le sentiment d’abandon social, c’est le refus de l’immigration ( principalement arabo- musulmane) et de l’islam, ainsi que le rejet du pluri- culturalisme et du métissage, qui déterminent l’adhésion. Ceci étant, la différence peut être tolérée si elle s’accompagne d’une assimilation totale : Huguette Fatna ; Stéphane Durbec ou Farid Smahi en témoignent. Concernant l’antisémitisme, on ne peut que constater l’incapacité actuelle du FN à écarter de son encadrement intermédiaire des militants issus de mouvements radicalement opposés à la communauté juive et dont plusieurs étaient candidats aux régionales. On peut également rappeler la participation de Bruno Gollnisch, le 28 novembre 2009, à un Forum de la Nation qui eut Lyon à Lyon en présence de Georges Theil, un ancien conseiller régional FN, qui est négationniste. La liste de ces complaisances serait longue. Elle ne signifie pourtant pas que tous les cadres frontistes soient antisémites. Mais il manque, de la part de la direction du FN, une parole claire sur la Shoah et l’antisémitisme, ce que Gianfranco Fini a su faire en Italie. De plus, l’antisionisme radical, qui consiste à décréter par principe qu’Israël a tort, est répandu au sein du FN. L’Etat hébreu n’y est pas perçu comme un allié de l’Occident, tout simplement parce que la notion d’Occident a cessé, depuis la fin de la guerre froide, d’être une référence positive pour l’extrême- droite. Israël et les juifs peuvent à la rigueur être vus comme des appuis tactiques et conjoncturels contre l’immigration, l’islam et le monde arabo-musulman. Cela ne s’appelle pas une alliance, mais une instrumentalisation. Reste d’ailleurs à juger si une telle alliance serait acceptable. A mon avis, elle ne l’est pas.



Marine Le Pen reste-t-elle la mieux placée pour succéder à son père ?



Incontestablement oui, pour trois raisons. Elle porte le nom de son père. Elle sait mener une campagne de terrain, communiquer et possède un sens politique : pour preuve ses résultats électoraux. Enfin, elle a à peine 42 ans. Or en 2007 on a bien vu que l’élection présidentielle voyait s’affronter au second tour deux quinquagénaires, parce que les électeurs souhaitaient un renouvellement générationnel. Ceci étant, Bruno Gollnisch est également candidat et son score en Rhône-Alpes (14,1%) est tout à fait honorable. La différence se fera à mon avis sur la capacité des deux candidats à rassembler au-delà de leur sensibilité propre. Or si Bruno Gollnisch peut fédérer les partisans de l’invariance doctrinale, ceux qui viennent de se rassembler derrière un journal intitulé significativement « Droite ligne », Marine Le Pen peut pour sa part rassembler des « modernistes » qui sont généralement aussi des « radicaux ». En effet, la véritable division au sein de cette famille politique oppose la radicalité dynamique à la fidélité statique. Preuve que la radicalité dynamique se trouve principalement dans l’entourage de Marine Le Pen, c’est elle que soutient Christian Bouchet, animateur historique du courant nationaliste- révolutionnaire. Après l’arrivé probable de Marine Le Pen à la présidence du FN, aura sans doute lieu un reclassement général, une remise à plat, au sein des multiples tendances de l’extrême- droite française. D’ores et déjà, on peut assurer que celui-ci se fera autour du FN.



Avec elle, qu’est-ce qui peut changer-ou pas-dans la politique du FN par rapport aux juifs, au négationnisme et à Israël ?



Je pense que Marine Le Pen a des opinions différentes de celles de son père sur ces questions, sur lesquelles cette famille politique est d’ailleurs plurielle : « Rivarol » n’est pas « Minute », par exemple. Ceci étant, sitôt qu’on est à la tête d’un parti politique et qu’on a une ambition nationale, on porte inévitablement la responsabilité de son mouvement politique dans son entièreté.



Sur ces questions, si Marine Le Pen veut « faire bouger les lignes » (le veut-elle ?), elle va se heurter à deux écueils. Le premier est le risque de provoquer de très fortes controverses internes pour des questions qui, soyons réalistes, n’intéressent pas les électeurs frontistes, déclarés ou potentiels. Le second est de n’être pas suivie : aujourd’hui seul le Bloc identitaire et la Nouvelle Droite se sont démarquées des positions classiques de l’extrême- droite en ces domaines, et ils sont à l’extérieur du FN, voire pour la seconde, en dehors de l’extrême- droite. Sinon, tout ce qui est réellement novateur dans les pratiques militantes et les recherches idéologiques de ce camp politique : nationalistes autonomes ; site Zentropa, revue Réfléchir et Agir, banque de données Métapedia, etc… est porteur de radicalité et ne pourra que critiquer voire combattre durement un Front national qui aurait fait son aggiornamento sur ces sujets, et ce, soit par conviction, soit par refus principiel de céder à la culture dominante.



Propos recueillis par Haïm Musicant



Photo : D.R.