HR : Tout d’abord pour mettre un peu de paroles, de vie et d’espoir…après Auschwitz ! Il existe bien un négatif, plutôt un positif à l’Histoire nue, barbare et déshumanisée de la Shoah. Cet envers, ce miroir se trouve être le creuset, le réceptacle des actes d’humanité accomplis par les Justes des Nations. Le silence des hommes et des femmes qui, de par l’Europe, ont sauvé des juifs voués à l’extermination, a été long à se dissiper.
Aucune gloriole, aucune revendication. Le seul sentiment d’avoir été une femme, un homme, au sens où se serait plu à l’entendre Primo Levi. En face de la « banalité du mal » chère à H. Arendt, incarné par A. Eichmann, les Justes ont opposé le refus de la « facilité du mal ». Dès lors, pourquoi enseigner cette Histoire ? Parce que l’exemple des Justes est contagieux ; il donne à réfléchir sur le principe de responsabilité, sur le rapport à l’Autre et permet de se poser la question : « et moi en pareille situation, qu’aurais-je fait ? ».
Il est capital de colliger ces récits simples et émouvants pour les descendants des victimes promises et pour ceux des sauveurs, et bien au-delà pour tous les hommes et les fils de l’homme de bonne volonté. Au-delà de ce devoir de mémoire pédagogique, il y a aussi dans cette Histoire des Justes des Nations, matière à désamorcer les mécanismes d’un négationnisme récurrent et inquiétant, d’où la nécessaire œuvre de sauvegarde des témoignages et de leur diffusion la plus large. Quant à honorer les Justes des Nations, quoi de plus normal. Qu’on y songe ! Aristide de Sousa Mendès, consul du Portugal à Bordeaux, contre l’avis de son gouvernement, délivra en juin 1940 près de 30000 visas pour le Portugal à des réfugiés et d’abord à plus de 10000 juifs ayant transité par Bordeaux !
Question : Mais, dans le même temps et à quelques centaines de mètre de distance, en plein de cœur de Bordeaux, le préfet Maurice Papon signait l’arrestation et la déportation des Juifs bordelais…
HR : De ce point de vue là, Bordeaux est effectivement un parfait exemple de l’ambivalence des sentiments du citoyen français, qui pouvait prévaloir dans ces années sombres.
Dans le même temps, en 1940, et quasiment dans le même lieu, à Bordeaux, vivaient côte à côte le préfet Papon et le consul portugais De Sousa Mendes. D’un côté, un homme d’appareil de Vichy, un de ces « grands commis de l’état » comme l’avait qualifié généreusement Raymond Barre, en tout cas un collaborateur docile, plié en quatre devant les ordres de sa hiérarchie, quand ce n’est mû par un zèle irrépressible, c'est-à-dire Maurice Papon, envoyait des dizaines de Juifs à la déportation et à la mort. En face de lui A. de Sousa Mendès, et son refus d’obtempérer, et son farouche désir de « camper son statut d’être humain » pour reprendre l’heureuse expression de Georges Bensoussan.
Il est troublant que l’Histoire ait mis tant de temps pour condamner le premier pour « complicité de crime contre l’humanité » (grâce à l’action opiniâtre de M. Slitinski, de J. Benzazon entre autres), et pour réhabiliter le deuxième, victime de Salazar, pour lequel il avait été un traître en désobéissant aux ordres de sa chancellerie.
Cela nous démontre, s’il en était encore besoin, qu’après le traumatisme de toute guerre, il est un temps incompressible de reconstruction, de silence et de « digestion », de retour à une évaluation subjective et dépassionnée des évènements, qui seul peut permettre de condamner sereinement les uns et d’honorer les autres. 62 ans après la fin de la guerre, cette année 2007 était déclarée « année des Justes de France » par Jacques Chirac. Il était temps d’honorer ces Justes dans le souci d’une mise en perspective de la transmission et de la filialité. Nous sommes à jamais les fils de ces hommes, les sauvés et les sauveurs, ensemble.
Question : Quelle est la figure du Juste dans la pensée juive traditionnelle ?
HR : C’est une question complexe. Ce qui équivaut à dire qu’il n’y a pas à proprement parler de figure du Juste dans la Pensée juive, mais plutôt une pluralité d’approche que rend bien le mot PANIM qui signifie le visage, mais qui ne se dit qu’au pluriel. Ces Justes des Nations doivent en français leur nom d’une expression hébraïque du Talmud – Hassidé Oumot Haolam – utilisée depuis l’Antiquité pour qualifier les non juifs vertueux, épris de compassion et de justice, et oeuvrant pour le Bien de l’Humanité et celui des juifs persécutés.
En fait, il existe plusieurs mots en hébreu pour qualifier le Juste, comme pour nous enseigner que le concept de Justice relève tout autant d’une subjectivité de point de vue que d’une radicalité absolue. Ainsi on trouve trois mots pour qualifier le Juste : - le TSADIQ, qui qualifie plutôt celui qui s’insurge contre les inégalités entre les hommes et cherchent à les réparer inlassablement et aussi celui qui réagit avec compassion pour son prochain ; - le YASHAR, signifiant le droit, le juste vertueux, qui vise celui qui se préoccupe de l’aspect absolu, froid et technique de la justice ; - enfin le HASSID, traduit par pieux ou qui pratique la Justice comme résultat de l’amour de l’autre. La Justice est donc le résultat du savant et subtil mélange de révolte, de compassion et d’amour. Pour être complet, bien que trop rapide, il faut mentionner que le terme de KADOSH, traduit habituellement par – saint, est aussi une facette du Juste. Ces quatre aspects, véritables piliers de l’identité du Juste sont mêlés dans un passage de la prière du matin de Shabbat :
« De la bouche des droits – YASHAR, tu seras élevé
Et des lèvres des justes – TSADIQ, tu seras béni
Et par la langue des pieux – HASSID tu seras sanctifié
Et dans le sein des saints – KADOSH, tu seras louangé. »
On remarquera avec gourmandise que les initiales de ces quatre termes de Justice Y-TS-‘H-K forment le nom de YTSHAK, le patriarche Isaac, qui pourrait bien être la figure inaccessible et emblématique de ce Juste absolu. Je rappelle aussi que la Justice est la seule réponse possible opposable au mal et à sa radicalité.
Question : La recherche de ces Justes se poursuit encore aujourd’hui. Craignez vous que la tentation de l’oubli ne gagne les générations futures ?
HR : Toute génération nouvelle est oublieuse, par définition. Le développement des techniques de conservation de la mémoire historique est aujourd’hui tel que la moindre dépêche d’agence est conservée pour l’éternité. De ce point de vue là, le trop plein de mémoire me semble tout autant problématique car du coup, tout devient important, et tout finit par se valoir. Regardez les efforts nécessaires, un peu plus chaque jour, pour continuer de faire admettre le caractère unique et sans égal de la Shoah. L’oubli ne peut donc concerner que ceux qui feront œuvre d’oubli volontaire, d’occultation active et d’amnésie provoquée. Comme le dit le Midrash : « celui qui veut se tromper, se trompera, toujours », et rien n’y fera ! Ni les commémorations, ni les programmes pédagogiques. Tout au contraire, je crois à la formidable vertu le l’oubli en tant que machine à refouler. Et plus le refoulement est profond, plus le retour du contenu refoulé se fera spectaculaire. En attendant, il faut continuer à récolter les témoignages des Justes des Nations comme les récits de ceux qu’ils ont sauvés, avant que cette génération ne disparaisse, tout en restant serein vis-à-vis de ceux qui seraient tentés par l’oubli, tant il est vrai que le devoir de mémoire ne se décrète pas, et surtout pas par les victimes ou leurs ayants droit.
Propos recueillis par Marc Knobel
*Hervé Rehby est Président du Centre Yavné de Bordeaux, directeur éditorial de la brochure sur les Justes du CRIF Sud-Ouest