Cette rencontre de trois jours a été montée par un organisme européen basé à Bruxelles, Elnet, qui s’est donné pour vocation – et j’espère là ne pas trahir sa pensée – le rapprochement entre l’Europe et Israël. En l’espèce, il s’agissait de parler stratégie, mais je crois savoir que les domaines culturel, scientifique et démocratique (voyages d’élus) sont concernés également. A mes yeux, l’intérêt de ce type de rencontres est double : partager ses connaissances et réflexions entre deux démocraties amies, mais aussi confronter ses points de vue et façons de penser. Ainsi ai-je eu l’occasion, comme je le fais régulièrement en France ou en Amérique, de dire à mes interlocuteurs israéliens qu’ils auraient intérêt à accélérer et approfondir les négociations avec l’Autorité palestinienne. Beaucoup d’officiers supérieurs du militaire et du renseignement présents semblaient du reste partager cet humble avis ! Autre exemple, le nucléaire iranien. Sur ce dossier brûlant, je savais que la détermination des dirigeants politiques et militaires israéliens était grande, mais peut-être pas à ce point-là… J’ajoute que le niveau de réflexion était très élevé des deux côtés (pour les Français, la fine fleur de la pensée stratégique actuelle, chercheurs comme diplomates), et que la parole circulait tous azimuts avec une liberté de ton exceptionnelle à ce niveau de responsabilité. La nature discrète et « off » de cette rencontre a dû y contribuer, mais on sait que les Israéliens entretiennent de toute façon cette tradition.
Quels sont les points de convergence entre les deux pays ?
En vrac, je mentionnerai un profond attachement à la démocratie – avec tout ce que cela suppose d’engagement fort en faveur des droits des femmes ou de lutte anti-terroriste, par exemple – le développement de la recherche scientifiques, la promotion de la santé, des arts et de la culture, etc. Sur le plan diplomatique, on peut citer la fermeté commune face au régime iranien. Mais pour être honnête, ces dernières années, ce sont surtout les échanges technologiques et stratégiques qui ont connu un fort accroissement et présentent un intérêt supérieur.
Et les points de divergences ?
Ils concernent essentiellement trois grands contentieux israélo-palestiniens. Sur Jérusalem, Paris a toujours considéré que la ville devait être partagée en deux capitales, plus ou moins sur les frontières du 4 juin 1967. Idem pour la Cisjordanie que la France souhaite voir passer à terme sous souveraineté palestinienne. Quant aux implantations, elles sont toutes considérées comme illégales, quelles que soient leur emplacement et leur nature. Sur les deux derniers points – intrinsèquement liés – les positions ne sont pas si éloignées. Car non seulement 32 implantations ont déjà été évacuées (8 au Sinaï en 1982, puis 20 à Gaza et 4 en Cisjordanie en 2005) et d’autres le seront à terme vraisemblablement, mais encore la majorité des Israéliens (ainsi que le gouvernement Netanyahou depuis juin 2009), admettent la perspective d’un partage territorial sur une base interétatique. En revanche, sur la question de Jérusalem, les positions demeurent très éloignées. Sur tous ces points, la France est en phase avec l’ONU et l’ensemble des chancelleries. Mais sa manière de s’exprimer est aujourd’hui bien plus pondérée et constructive que celle de nombreux Etats.
Pensez-vous comme le déclarait un diplomate israélien que les relations bilatérales sont meilleures qu’il y a dix ans et moins bonnes qu’il y a deux ans ?
Je dirai plutôt : bien meilleures qu’il y a dix ans (et je vous ferai grâce des trois décennies précédentes !), et un poil moins bonnes qu’il y a deux ans. Dans un cas, on a assisté à une évolution structurelle – avec une amélioration très substantielle des rapports diplomatiques, économiques et stratégiques –, dans l’autre cas il s’agit de coups de froid conjoncturels ayant suivi des épisodes sensibles : guerre de Gaza en 2008-2009, affaires de Dubaï et de la flotille en 2010. Sur le fond, les deux pays sont revenus à un niveau de relations équivalant à celui du milieu des années 1960, c’est à dire sinon exceptionnels (années 1955-58) du moins très satisfaisants. Et l’évolution devrait logiquement se poursuivre.
Quel est le principal danger pour Israël ?
Ennemis et amis d’Israël ont respectivement tort de se réjouir et de se lamenter de sa prétendue faiblesse ; jamais l’Etat juif n’avait atteint un tel rapport de force stratégique, économique, et même diplomatique. Aucune coalition militaire n’est capable en 2010 de le menacer sérieusement, la paix perdure avec l’Egypte et la Jordanie et même l’Arabie saoudite – effrayée par le pan-chiisme iranien – coopère, nombre de grandes et moyennes puissances se sont abstenues ou ont soutenu Israël lors des votes onusiens cruciaux des derniers mois, croissance et balance commerciale sont boostées par le high tech, etc. Quant aux Etats-Unis, n’en déplaise aux prophètes de malheur, ils restent – y compris sous Obama – de très solides alliés. A mon sens, seuls deux périls de nature différente menacent : à l’extérieur, une bombe atomique iranienne (mais je ne crois pas à son obtention), et à l’intérieur, le clivage profond non pas entre laïcs et religieux mais entre sionistes et haredim (ultra-orthodoxes). Ces derniers, à de rares exceptions près (les Habad), ne partagent toujours pas le destin national bâti sur le socle sioniste fondamental et, pour beaucoup, s’y opposent fortement. Or une nation désunie est toujours fragile. Cela dit, la surprenante capacité d’adaptation du mouvement sioniste puis d’Israël depuis plus d’un siècle face aux difficultés devrait inciter les amis de l’Etat hébreu à rester confiants.
Fréderic Encel est directeur de recherches en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po et à l’ESG. A publié plusieurs ouvrages dont Géopolitique du sionisme (Armand Colin 2008), et Horizons géopolitiques (Seuil, 2009).
Photo : D.R.