C'est une enfant au visage aussi doux que pâle, aux yeux d'une tristesse infinie. Elle rêve de son paradis perdu où les rats d'eau courent sur la berge, les grillons conversent dans les rizières et où l'on prie à la lueur d'une bougie. Une contrée où les cailloux sont des talismans. «Quand une peur terrible nous envahit, que notre cœur bat à tout rompre, nous mettons une pierre dans la poche», explique Nang Hla dans un filet de voix. Au creux de sa main: la dérisoire amulette dont elle ne se sépare plus depuis que l'armée birmane a attaqué Hwe Hsim, son village du sud de l'État chan.
Elle tente de dire l'horreur de cette nuit de novembre 2010, les soldats birmans qui meurtrissent et saccagent, ses parents abattus d'une décharge dans la poitrine, sa mère rampant dans son sang. Chaque phrase s'éteint dans sa gorge. Du soudard qui l'a traînée à l'écart du chemin, l'a violée, a recommencé au camp, continué le lendemain, elle se souvient de la crasse noirâtre incrustée sous ses ongles, du hochement de tête, comme pour juger le spectacle. Après la captivité dans un camp militaire, ce fut l'opprobre des villageois. «Je ne suis plus que les restes du festin birman», chuchote-t-elle. Terrible formule pour une jeune fille de 16 ans. Orpheline, terrorisée, honteuse, elle fuit vers la Thaïlande voisine. Expulsable à tout moment, elle y vit cachée.
Elles sont des milliers dans son cas. Combien précisément? Impossible de le dire. Une certitude: dans les montagnes de l'Est, le viol est devenu une arme de guerre, selon Charm Tong, membre de Swan, une association de femmes qui répertorie les violences sexuelles commises par la soldatesque dans les zones rurales de l'État chan.
Dans la nouvelle Birmanie, née de la mascarade des élections de novembre 2010, il n'y a officiellement ni offensive, ni viol commis par l'armée. Les victimes qui osent porter plainte sont systématiquement accusées de diffamation, emprisonnées dans les camps militaires, battues et condamnées à verser une amende. Dans ce régime autoproclamé pacifique, l'armée gouvernementale a carte blanche au gré de ses patrouilles: elle «utilise le viol de manière systématique et généralisée à l'encontre des femmes des minorités ethniques», constate Charm Tong. Depuis son indépendance en 1948, l'Union birmane n'a jamais réussi à pacifier complètement les relations entre les Bamars (68% de la population) qui verrouillent le centre du pays et l'appareil militaro-politique et les minorités des hauteurs frontalières.
«Soumettre et détruire»
La fréquence des agressions, la sauvagerie des actes, la culture de l'impunité, tout est épouvantable en ces confins troublés. «C'est le fruit d'une décision délibérée des commandants des forces armées pour terroriser, soumettre les populations locales et détruire la cohésion sociale», insiste Charm Tong. Elle ouvre son registre. Sous ses doigts défilent des centaines de noms, des dates, des âges. «L'armée birmane est une véritable école du viol.» 83% des cas répertoriés ont été commis par des gradés qui ont ensuite livré la victime à leurs hommes.
Les soldats birmans vivent dans le culte de la virilité. La souillure nourrit leurs blagues. Au-delà de la rivière Moei, là où les nuages et les montagnes se confondent, les déserteurs de l'armée birmane passés du côté de la rébellion karen - une autre minorité ethnique - confirment. «Nos chefs nous répétaient que le sang birman était le meilleur, qu'il fallait le laisser dans les villages des minorités», explique un musculeux à tête de cheval. Un autre parle d'une étrange pratique, révélatrice de cette masculinité violente: «La moitié des hommes de mon bataillon ont greffé des billes de métal sur leur pénis.»
Dans son quartier général se résumant à un ordinateur hors d'âge posé dans une hutte de bambou, le major Saw San Aung, qui après avoir pactisé avec l'armée birmane s'est retourné contre elle, voit dans ces viols commis par les Birmans «un moyen de modifier l'équilibre ethnique». Pour les villageois, l'enfant né d'un viol porte seulement l'appartenance ethnique du géniteur. «L'enfant du serpent est un serpent.»
Photo : D.R.
Source : le Figaro du 5 octobre 2011