C’est une idée intéressante, et juste sans doute, mais qu’il faut développer : dans ses « Réflexions sur la question juive », Sartre a très justement observé que le juif ne devient juif que par le regard que porte sur lui l’antisémite. Je l’ai cru, et d’ailleurs c’est vrai à un certain égard. Après être revenu d’Allemagne, je suis allé en Israël en 1952. Je voulais écrire sur Israël pour le journal Le Monde, mais arrivé là-bas, j’ai constaté que j’en étais incapable, ce pays m’ayant causé un véritable choc. J’ai grandi en France, mes parents m’ont donné une éducation non-juive, ils ne m’ont pas confronté à la culture juive, je ne suis pas religieux, je ne connaissais pas une seule prière, je ne mangeais pas kascher et je ne parlais pas yiddish. Bref, je suis issu d’une famille assimilée. Considérée sous un certain angle, l’assimilation est un crime synonyme de destruction des traditions et de l’héritage culturel.
Quelle a été précisément la nature du choc ressenti en Israël ?
J’ai constaté en Israël que, même sans antisémites, le juif peut accéder à son identité juive. Le peuple juif se compose de personnes en chair et en os, de vieux et de jeunes, il possède une culture véritable. La découverte de l’existence d’un univers juif m’a décontenancé.
Je suis resté longtemps en Israël. À mesure que mon séjour se prolongeait, il m’apparaissait de plus en plus clairement que je ne pourrais pas écrire avec la même évidence à propos d’Israël et par exemple, comme j’ai eu l’occasion de le faire, de l'Allemagne de l’Est. Israël était un sujet trop personnel, qui touchait trop à l’intime. L’existence d’Israël et de ce monde juif me remettait trop en question en tant qu’homme. À bord du bateau à vapeur qui m’a ramené en France par la Méditerranée, j’ai vécu durant quatre jours d’affilée une tempête apocalyptique. Pendant cette traversée, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il eût été parfaitement obscène de tenter, en me condamnant à l’échec, de consacrer à Israël un reportage « objectif » qui, en fin de compte, aurait reposé sur des questions me concernant personnellement.
Peut-on vous demander si cette absence d’identité juive ne serait pas justement ce qui vous a permis de réaliser des films comme « Pourquoi Israël » ou « Shoah » ?
Vous pouvez ! Et vous avez certainement raison. Une tournure du destin a voulu que je puisse tout aussi bien regarder du dedans vers le dehors que du dehors vers le dedans. Je suis né pour être témoin. Pour réaliser « Shoah », il m’a fallu beaucoup de distance par rapport à mon sujet. Seule la distance m’a permis de parler avec les morts.
Des morts au sens figuré, n’est-ce pas ? Car c’est bien avec des survivants que vous parlez…
Bien sûr ! Mais il faut bien comprendre que « Shoah » n’est pas un film sur les survivants, mais sur la mort, sur les morts et sur la radicalité de la mort, sur ce qui se passe quand il est absolument trop tard. Les protagonistes juifs de « Shoah » ne racontent donc jamais leur propre histoire, ils ne racontent jamais comment « ils » ont survécu ou comment « ils » ont réussi à s’évader de Treblinka, d’Auschwitz ou de Sobibor, par exemple. Non, les protagonistes juifs de « Shoah » sont les porte-parole des morts. Sans exception. C’est d’ailleurs pourquoi les témoins avec lesquels j’ai parlé dans mon film sont presque exclusivement des survivants affectés aux Sonderkommandos dans les camps d’extermination, c’est-à-dire des juifs employés par les Allemands pour effacer les traces de l’extermination. Ils étaient les témoins de l’ultime chapitre du processus de destruction – sur les rampes de sélection, dans les chambres à gaz, dans les fours crématoires, au moment de creuser les fosses communes. Ils disent toujours « nous », jamais « je ». C’est justement parce que ces personnes n’ont pas « simplement » survécu aux camps de la mort, mais parce qu’elles ont été témoins de l’extermination qu’il n’a pas été facile de les amener à parler devant une équipe de tournage.
Selon la logique du national-socialisme, il n’aurait dû y avoir aucun témoin juif de l’extermination.
Tous les membres des Sonderkommandos étaient liquidés à intervalles réguliers. Que certains d’entre eux aient survécu tient à un incroyable concours de circonstances, à leur courage et à un miracle. Pour pouvoir parler avec ces personnes, il me faut une distance aussi grande que possible.
Dans « Shoah », les juifs polonais et tchécoslovaques sont nombreux à s’exprimer, mais il n’y a aucun juif français.
Une langue étrangère constituait une bonne base pour maintenir cette distance. C’était très important. Même chose en ce qui concerne les Allemands, les coupables. Avant de tourner « Shoah », je parlais un allemand nettement meilleur qu’après le tournage. Dans une certaine mesure, j’ai perdu délibérément mon allemand pendant mes treize ans de travail sur « Shoah ». C’était une bonne chose pour le film.
Vous en avez fait une méthode ?!
Pour faire parler un nazi, mieux vaut bafouiller, il va alors vous aider à trouver les mots que vous cherchez, et par la même occasion vous les expliquer dans le détail. Vous pouvez voir les choses ainsi, c’est une méthode que j’ai utilisée. Si j’avais parlé un allemand parfait, jamais je n’aurais obtenu des auteurs des faits une telle qualité dans les déclarations que vous pouvez voir et entendre dans « Shoah ».
Si la barrière linguistique vous a aidé à parler avec les protagonistes de votre film, qu’en a-t-il été de leur âge à cet égard ? Vous étiez encore un tout jeune homme lorsque les nazis ont commencé à exterminer des juifs à Chełmno. Certains des survivants avec lesquels vous avez parlé dans les années soixante-dix n’étaient guère plus âgés que vous.
Je suis contemporain des « événements ». Le crime a eu lieu lorsque je combattais dans la Résistance en France. Comme beaucoup d’autres dans ma classe d’âge, j’aurais pu être assassiné dans un camp d’extermination. C’est peut-être en raison de cette proximité que, pendant toute la réalisation du film, j’ai eu les plus grandes difficultés à dénommer ce qui s’était passé. Même le mot « événement » ne passait pas mes lèvres. Jusqu’au dernier moment, je n’avais aucun titre pour mon film, et moins encore un mot pour désigner ce que je faisais. Je me suis donc mis à parler de « la chose » dès qu’il était question des « événements » ou de mon film.
Comment en êtes-vous venu au terme de « Shoah » et que veut-il dire ?
En hébreu, le vocable « Shoah » désigne une grave catastrophe naturelle. Les tremblements de terre ou les tsunamis sont qualifiés de « Shoah ». D’abord, c’était un mot étranger pour moi, un mot jusqu’alors inconnu du juif assimilé que je suis. En ce sens, le titrage du film était en même temps un non-titrage : j’ai plaqué sur l’inexprimable un terme dont le sens était jusqu’alors inconnu de tout non-juif. Mais par ailleurs, ce terme existe depuis des millénaires. Rendez-vous compte : pendant mes douze années de travail sur ce film, je n’avais aucun titre, et c’est à la dernière minute que j’ai trouvé ce terme.
Quelle était la caractéristique de ce terme, hormis le sens que nous lui connaissons ?
C’est un terme succinct, ténébreux, opaque. Mais aussi robuste qu’un atome, indestructible. Il fallait un mot possédant toutes ces qualités pour nommer l’innommable. Nous avons cherché un mot pour désigner une chose qui n’avait encore jamais existé dans l’histoire de l’humanité, pour laquelle aucun mot ne pouvait exister ! En effet, il ne faut pas oublier que dénommer quelque chose, c’est du même coup créer une clé de compréhension de la chose dénommée. C’est par conséquent une faute inexcusable d’avoir précédemment accolé à la « chose » le terme aussi inacceptable que funeste d’« holocauste ». En effet, « holocauste » signifie « sacrifice » en hébreu – comme si les juifs avaient dû être sacrifiés pour je ne sais quoi ! L’essentiel était de donner au film un nom qu’il faille commencer par apprendre avant de le comprendre. Je me souviens encore qu’avant la première du film à Paris, le cabinet du président François Mitterrand m’a demandé ce que signifiait « Shoah », un mot étranger que personne ne comprendrait. J’ai alors répondu : « C’est exactement l’intention recherchée.
(La présente interview a été publiée dans l’édition de mars/avril 2008 du journal allemand « spex » ainsi que sur le site Internet de « spex»)
Photo : D.R.
Source : Arte.fr