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Publié le 16 Novembre 2011

«C’est la peur qui sert aujourd’hui de ciment au pouvoir syrien»

Interview de l'ancien diplomate Ignace Leverrier par Christophe Boltanski, pour le Nouvel Observateur, mardi 15 novembre 2011.




A force de pratiquer le double-jeu, Bachar al-Assad est plus isolé que jamais. Après avoir accepté le 2 novembre un plan de paix concocté par la Ligue arabe prévoyant la fin des violences, la libération des prisonniers, le retrait de son armée et un dialogue avec l’opposition, le dictateur syrien a continué à réprimer sauvagement sa population. Conséquence : par dix-huit voix contre trois (Yémen, Liban, Syrie) et une abstention (Irak), l’organisation panarabe a décidé samedi de suspendre Damas de ses instances. Ancien diplomate, Ignace Leverrier est l’un des meilleurs connaisseurs du régime des Assad. Depuis le début du soulèvement, il tient le blog "Un œil sur la Syrie", sur le site du "Monde". Il revient sur ce tournant diplomatique.



La Syrie a tourné en ridicule le plan de paix de la Ligue arabe après l’avoir accepté. Pourquoi n’a-t-elle pas tenté au moins de sauver les apparences ?



- Bachar, qui est passé maître dans le double langage, a sans doute cru qu’il pouvait accepter ce scénario de sortie de crise et continuer à réprimer comme avant. Il attendait également de voir quelle serait la réaction de l’opposition syrienne. Cette dernière n’a pas accepté le plan de paix, car elle refuse d’entamer avec Bachar un dialogue national. Elle n’est prête à discuter avec lui que des conditions de son départ. Enfin, les chabbiha, les milices qui sèment la terreur sur le terrain, peuvent aller au-delà des consignes données par le régime, au risque de le fragiliser. Elles suivent aujourd’hui leur propre logique. Ainsi en juin, elles avaient saccagé les voitures et les maisons de certains participants d’un précédent dialogue national réunissant certains opposants, qui avait pourtant été initié par Bachar.



Existe-t-il des différences d’approche au sein du cercle dirigeant ? Entre Bachar et son frère Maher, qui dirige la garde républicaine, par exemple ?



- Non. Bachar al-Assad entérine toutes les décisions. Entre lui et son frère, il n’y a pas l’épaisseur d’un papier à cigarette. On ne peut pas opposer la violence d’un Maher et une supposée volonté réformatrice d’un Bachar. Au sein du régime, personne n’a les moyens de marquer la moindre nuance. Toute personne qui serait tentée d’exprimer une opinion contraire mettrait aussitôt sa vie en danger. Y compris au sein de la famille dirigeante. A l’intérieur du pouvoir, comme à l’extérieur, c’est la peur qui sert aujourd’hui de ciment. Un officiel sait que même s’il parvient à s’échapper, ses proches payeront le prix de sa trahison. Un ancien ministre de Hafez al-Assad, un Alaouite, Asaad Mustapha, a récemment fui la Syrie et rejoint l’opposition. Mais c’est une exception. Le régime d’ailleurs ne permet pas à ses hauts responsables de quitter le pays, de peur qu’ils fassent défection. Le paradoxe c’est qu’il laisse sortir dans le même temps de nombreux opposants pour se débarrasser d’eux.



Dans l’armée, les défections, en revanche, se multiplient.



- Ce mouvement concerne des milliers de soldats et d’officiers. C’est significatif, mais cela n’est pas considérable. Surtout, une fois qu’ils sont dehors, ils ne peuvent pas faire grand-chose, car ils ne disposent pas d’armes. Ils sont plus utiles en restant à l’intérieur, dans leurs unités. Ils peuvent alors espérer jouer un rôle clef en cas de soulèvement militaire généralisé. Mais ces désertions portent atteintes à l’image du régime. Car elles touchent l’ensemble des branches de l’armée, y compris les corps d’élite, comme la garde républicaine, pourtant à majorité alaouite. Récemment, le directeur de bureau du chef des services de renseignement de l’armée de l’air a fait défection. Des militaires de Rastan ont rejoint le soulèvement et infligé de lourdes pertes aux forces de répression. Il s’agissait d’officiers et de soldats sunnites attirés dans l’armée par la présence de Mustafa Tlass, ancien ministre de la Défense, puis de Manaf Tlass, commandant une brigade de la même garde républicaine, qui sont natifs de la ville.



Comment le régime finance-t-il la répression ? Il doit payer ses miliciens, souvent fort cher, et ne dispose pas de moyens illimités comme Kadhafi.



- Grâce à Téhéran. Les autorités iraniennes fournissent des moyens techniques de surveillance, notamment informatique, des snipers, des fusils de précision, des conseillers sur le terrain, et aussi une aide financière. Les hommes d’affaires à Alep ou à Damas sont aussi contraints d’apporter leur obole. Des retenues sur les salaires des fonctionnaires sont également opérées. Qu’importe la grogne que de tels prélèvements suscitent. Au point où ils en sont, ils ne comptent plus sur la paix sociale, mais sur la peur pour continuer à régner. La grande interrogation, c’est l’Iran. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Ses dirigeants savent bien que leur allié syrien est en fâcheuse posture. Ils ont commencé à émettre de légères critiques et repris langue avec les Turcs malgré leur hostilité à l’égard du régime de Damas.



La Ligue arabe se réunit à nouveau mercredi. Que peut faire Bachar al-Assad ?



- Il va essayer de gagner du temps. En acceptant à nouveau le plan de paix. Afin de faire croire que l’armée a regagné ses casernes, il va se contenter de transformer ses miliciens et ses militaires en policiers. Les usines dépendant du ministère syrien de la Défense ont été mobilisée pour produire en urgence 50.000 costumes de police. Le régime pourrait aussi laisser rentrer des journalistes étrangers dûment sélectionnés. Il va aussi entamer un dialogue avec une opposition créée sur mesure. Les autorités russes se prêtent au jeu et ont ainsi reçu des Syriens proches du régime, tel que l’ancien ministre de l’Information, Mohammed Salman, présentés comme des opposants. Bachar gère au jour le jour. Il mise sur le temps, sur les élections prochaines en France et aux Etats-Unis qui, espère-t-il, détourneront l’attention de la Syrie. Il peut aussi rappeler sa capacité de nuisance chez ses voisins, au Liban, ou en Jordanie. Sans mentionner aucun pays précisément, Bachar al-Assad n’a-t-il pas menacé il y a deux semaines de provoquer un séisme dans toute la région ? Or, comme on l’a vu récemment en Irak et plus anciennement au Liban, les Syriens détiennent dans ce domaine une expertise unanimement reconnue.



Photo : D.R.