Terrain conquis
«C'est la première fois que je vote», explique Ahmed Sabah, un habitant de Choubra, pourtant âgé d'une quarantaine d'années, venu accompagner sa mère. «Avant, ça n'avait aucun intérêt: les résultats étaient décidés à l'avance par le régime, tout était truqué. Cette fois, c'est une vraie élection, nous sommes libres de choisir qui nous voulons.» Pour les électeurs ne sachant pas lire, encore nombreux en Égypte, chaque liste ou candidat s'est vu attribuer un symbole facilement reconnaissable: un clou, une pomme, une voiture, un couteau, une ampoule, un étui à lunettes, une caisse enregistreuse, un ballon, une balance… Pour les électeurs n'ayant pas encore arrêté leur choix, certains partis viennent en aide aux hésitants: «Pour voter, c'est très simple», explique une jeune femme voilée à un groupe d'électrices. «Vous choisissez une liste sur le premier bulletin, et deux candidats sur le second. Vous mettez chacun dans l'urne correspondante. Et vous n'oubliez pas la liste Justice et Liberté», ajoute-t-elle. La jeune femme porte autour du cou un badge marqué de la balance de la justice. Elle n'a pas besoin d'en dire plus. La plupart des femmes entre deux âges qu'elle renseigne ainsi ont déjà en main le tract marqué du même signe, symbole du parti formé par les Frères musulmans, ainsi que d'un cactus et d'une guitare, les deux candidats du parti dans la circonscription.
Les Frères musulmans sont presque en terrain conquis dans ces ruelles populeuses à l'ambiance napolitaine, avec linge étendu entre les balcons, amples ménagères qui s'interpellent depuis leurs fenêtres, gamins sur les pas-de-porte, chats de gouttières qui rôdent, poules dans des cages en bois, moto-taxis klaxonnantes, charrettes tirées par des ânes et petites boutiques. «Il n'y en a que pour eux», s'indigne Omnia Mohammat, une étudiante en biologie au voile sombre. «Les Frères musulmans disent aux gens pour qui voter et mettent leurs affiches partout. Ils ont beaucoup d'argent, et personne ne sait d'où il vient, dit la jeune femme. J'étais sur la place Tahrir, et c'est grâce à la révolution que nous avons des élections libres, pas grâce aux Frères. Mais les partis révolutionnaires n'ont pas les moyens de faire campagne, et ce sont les Frères qui vont ramasser la mise.»
Peu après, c'est une chrétienne copte en cheveux qui sort furibarde de l'école Yazgi. «Devant les isoloirs il y a une femme qui dit de voter pour le parti Justice et Liberté! C'est inadmissible!», s'exclame-t-elle. «Vote et va-t'en!», lui lance un homme qui distribue des tracts du parti Nour. Sur les affiches de ce parti salafiste, les candidats sont presque tous barbus, et la photo de la seule candidate de la liste a été remplacée par un carré blanc avec son nom.
Malgré cette forte présence islamiste, Choubra reste un quartier où vivent beaucoup de chrétiens coptes. Certains sont inquiets de la poussée islamiste, et d'une élection qui risque d'être dominée par les Frères musulmans. D'autres restent plus optimistes. «Le problème, c'est que beaucoup de gens ne savent pas pour qui voter», explique Fedy Louis, un copte du quartier. «Alors les Frères et les salafistes leur disent pour qui voter. Mais nous ne voulons pas être comme en Afghanistan ici. Ni comme en Amérique. Nous voulons être égyptiens.»
Salaire minimum
Pour rassurer les électeurs sur leur esprit œcuménique, les Frères musulmans ont mis un chrétien sur leur liste, Amin Iskandar. Le programme du parti, qui promet soins médicaux et écoles gratuits, logement décent et salaire minimum, ressemble à celui d'une banale formation socialiste. «Les Frères vont faire un bon score, c'est sûr», dit Radwan Hassan, un habitant du quartier venu lui aussi accompagner sa femme et ses filles, «mais je ne pense pas qu'ils auront la majorité à l'assemblée. Ils vont devoir faire alliance avec d'autres partis, c'est sûr.» Marwa Saath, employée, est venue voter pour le parti Wassat, rassemblement islamiste centriste et conservateur, plus modéré que les Frères musulmans. «Ce qu'il nous faut, c'est que l'armée reste aux affaires pour assurer la stabilité et la sécurité. Ensuite, l'assemblée pourra décider d'une nouvelle Constitution. La place Tahrir ne nous a attiré que des problèmes, ce n'est pas bon pour le pays», dit-elle. «C'est pourtant grâce à Tahrir que tu votes aujourd'hui!», lui lance une jeune fille en passant.
Photo : D.R.
Source : le Figaro du 29 novembre 2011