"Honni soit Moubarak" scandaient les Égyptiens suite au refus de Hosni Moubarak de quitter le gouvernement, annonçant même qu'il se représentera aux élections de septembre. Quelles sont les chances du président égyptien de rester à la tête du pouvoir?
Face au silence, à l'impuissance de Ben Ali, Hosni Moubarak, lui, a réagi haut et fort : mourir en Égypte, ce présage funeste entend contrer les prophéties les plus audacieuses. Car le but de Moubarak est clair : s'imposer pour endiguer la vague "démocratique", qui déferle, sous nos yeux ébahis, sur les pays arabo-musulmans. Ce rejet des régimes autoritaires qu'il soit laïc ou religieux, militaire ou civil, est un mouvement auquel on pouvait s'attendre... Paradoxalement, personne ne voulait s'y attendre! Les émeutes en Algérie écrasées dans le sang, étaient pourtant le signe avant coureur de ce frémissement démocratique.
Si cette fracture sociale était déjà friable pourquoi s'est-elle fissurée seulement aujourd'hui?
Pendant cinquante ans, le monde entier a été bipolarisé par la guerre froide (1947-1991), déchiré entre les deux superpuissances. L'Union Soviétique s'est appuyée sur des pays socialistes satellites tels que Cuba, tandis que les Etats-Unis ont rallié les régimes autoritaires arabes. C'est donc a posteriori que certains pays arabes sont apparus comme "remparts" contre les mouvements islamistes, qui eux se sont cristallisés lors de la guerre froide, comme anti-Israël et anti-américains. Or, si la situation économique de ces pays satellites, était déjà très préoccupante à l'époque, elle a été relayée comme secondaire au conflit international bipolaire. Le monde entier savait que certains régimes arabes s'enrichissaient tout en appauvrissant leur population– ce qui est d'ailleurs toujours le cas du Maroc ou de l'Algérie. Ce n'est qu'à partir de la chute des deux blocs, que la politique internationale s'est repliée sur les problèmes internes des pays. Pour la première fois, ces pays dits satellites, livrés à eux-mêmes, ont du se définir par eux-mêmes.
Si les pays arabes se sont définis selon une politique internationale bipolaire, pourquoi ne se sont-ils pas alignés par la suite sur le nouveau "conflit" qui oppose les Etats-Unis à la Chine?
On aurait pu le craindre, mais heureusement, ils ont échappé à cette nouvelle bipolarité! Si la concurrence économique est cruelle entre les deux nouvelles superpuissances, il n'y a pas d'affrontement réel car la Chine a, elle-même, décidé de donner la priorité à ses problèmes internes. Les pays occidentaux se sont donc retrouvés à appuyer les régimes arabes sans avoir plus aucune raison de le faire. Jusqu'à hier, le gouvernement français a soutenu le régime autoritaire de Ben Ali, tel un bouclier contrant les fondamentalistes, sans jamais se soucier pour autant de l'oppression sociale et économique qu'il infligeait aux tunisiens, ces frères français. Cyniquement, l'Hexagone n'est pas seul à avoir alimenté ces régimes autoritaires, au nom de la lutte contre les islamistes. L'échec de G.W. Bush en Irak, l'enlisement d'Obama en Afganistan a participé à l'affaiblissement social des musulmans. A l'inverse, Israël n'est plus le refuge des survivants de la Shoah, mais désormais le pays qui s'oppose à la création d'un État palestinien. En réaction, ce n'est plus le camp soviétique mais iranien qui entend contrer les Etats-Unis. Tant qu'on est dans un affrontement international, la démocratie n'a aucune raison d'être; dès lors qu'on entre dans des politiques individuelles, on peut enfin l'espérer.
De la Tunisie à l'Égypte, l'air du jasmin souffle sur le Yémen et la Syrie. Assiste-t-on à une révolution parcourant les pays arabo-musulmans?
Pour le moment, heureusement, non! Une révolution repose sur la prise du pouvoir par la force politique, tel qu'en 1917 en France. Aujourd'hui, nous ne sommes plus en 1789 qu'en 1792. Si tous les pays arabes en révolte se sont repliés sur leur politique individuelle, chacun obéit à des logiques irrémissiblement singulières. En revanche, ce qu'il y a de proprement révolutionnaire c'est que ni le pouvoir militaire, ni les partis politiques, ni les mouvements religieux n'ont été le fer de lance des révoltes. Les peuples se sont réveillés d'eux-mêmes. On ne peut dès lors qu'espérer éviter toute récupération islamique. Si le Ennahda -le parti islamique tunisien de la Renaissance- a demandé hier a être reconnu, c'est déjà trop tard.
Au-delà de la démocratie dite moderne, quel régime politique peut-on espérer pour les pays arabes?
La démocratie désigne un gouvernement constitué à partir d'une volonté populaire transmise par des partis entre lesquels il existe une concurrence ouverte. Même si le multipartisme existe dans nombres de pays arabes, tel qu'en Égypte depuis Sadate, cela ne suffit pas pour constituer une démocratie. Pour preuve Ayman Nour, chef du parti Al-Ghad a osé se présenter en 2005 contre Moubarak, ce qui lui a valu trois ans d'emprisonnement! Le problème actuel est de savoir si l'Égypte va se turquiser ou la Turquie s'iraniser? Est-ce que l'Islam qui s'est identifié à la force antioccidentale – jusqu'à perpétrer des attentats terroristes menés par des islamistes d'occident – peut maintenir cette identité? Questionné autrement, est-il possible d'imaginer une composante islamique qui soit à même de créer un modèle démocratique propre? De même que le protestantisme a favorisé l'avènement de la démocratie en Grande-Bretagne ou en Hollande, de même on peut envisager que la réalité culturelle, qui est l'Islam, trouve une expression politique dans un cadre démocratique, à l'instar du le modèle turc. Le problème clef réside dans l'insertion de l'Islam au coeur d'une dynamique politique interne. Il s'agirait non pas créer des régimes islamistes radicaux eux-mêmes définis contre Israël et les Etats-Unis, mais des mouvements de classes moyennes ou populaires. C'est seulement à partir de cette possibilité que l'Islam pourra déployer une diversité de solutions.
L'Occident, ayant fait le jeu des régimes autoritaires arabes en favorisant ses pays "remparts" contre l'islamisme, n'a-t-il pas aussi une part de responsabilité?
Je suis un peu désolé de l'imbécilité du gouvernement français! Que Michèle Alliot-Marie propose l'aide des forces de l'ordre françaises alors qu'on apprend qu'elle prend le jet d'un proche de Ben Ali pour passer ses vacances de Noël en Tunisie, me paraît assez indécent. Quand on est ministre des Affaires étrangères et européennes, c'est une faute politique grave, qui devrait exiger sa disparition de la scène politique. Je m'abstiens d'employer de grands ou gros mots, je ne fais pas passer les bons sentiments avant la realpolitik, mais l'indécence est de tout bord. Le Parti Socialiste aurait pu s'exprimer avec plus de clarté. Mais ce n'est pas à son habitude. On pourrait s'attendre à ce que la France assume son passé colonial, au présent. J'ai été ouvertement un chaud partisan de l'ingérence à la Kouchner. Notre politique se réfère constamment aux droits de l'homme, qui devraient prévaloir. Qu'on fasse du commerce avec ses ennemis, tel est l'amitié économique scellée par l'OMC. Autre chose est de rester les yeux fermés! Lorsque vous êtes dans des rapports postcoloniaux, vous vous devez d'être engagé. Chacun d'entre nous.
Alain Touraine est sociologue français, directeur d'études à l'EHESS. Il est l'auteur de nombreux ouvrages de référence, dont Sociologie de l'action (Poche, 1965) et plus récemment Après la crise, (Seuil, 2010).
Propos recueillis par Camille Tassel
Photo (Alain Touraine) : D.R.
Source : lemondedesreligions.fr