Actualités
|
Publié le 21 Janvier 2011

Alain Funkielkraut : «La Mémoire nous invite à la vigilance»

Pour ce fils de déporté, il ne s'agit pas d'oublier la Shoah mais d'éviter les pièges actuels de la mémoire.




La mémoire de La Shoah a triomphé de l’oubli mais dans quel état, affirmez-vous ?



Je me souviens, dans les années 1960, d'un documentaire de Bertrand Blier au titre cinglant : Hitler, Connais pas. Des jeunes gens, notamment en Allemagne, témoignaient de leur indifférence envers ce moment apocalyptique de l'histoire européenne. Cette menace en Europe s'est dissipée. Hitler n'est pas oublié. Mais c'est comme si on ne connaissait plus que lui, comme s'il ne devait y avoir de mémoire en Europe que du plus grand des crimes. C'est lui faire trop d'honneur. En ne nous souvenant que du mal absolu, nous risquons paradoxalement de nous couper du passé et de nous croire supérieurs à toutes les générations précédentes.



Vous parlez de bonne mémoire. Quelle serait-elle?



Une mémoire pudique et qui accepte d'affronter la complexité des choses. Dans son dernier livre, Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi exprimait son inquiétude. Lui qui allait dans les écoles voyait à l'œuvre non l'oubli, obstacle surmontable, mais le goût du manichéisme. Il se disait, si l'esprit de simplification devait l'emporter, que ce serait 1'échec final de la transmission. Dans ce livre il parle de la zone grise entre la victime et le tortionnaire. Il faut beaucoup de tact pour l'explorer, mais la mémoire n'est pas là pour nous spolier du sens de l'ambiguïté.



Continuera-t-on de parler de la Shoah quand il n'y aura plus de survivants ?



Nous ne sommes pas démunis. Les historiens ont fait un extraordinaire travail qui peut nourrir la parole des professeurs et nous avons des oeuvres qui donnent accès à cette expérience pourtant si lointaine: nous avons Primo Levi pour la Shoah, ou Jean Améry et Etty Hillesum. Et, pour la Kolyma (le goulag) - car il faut aussi penser à cette autre expérience concentrationnaire - nous avons Chalamov, Solienitsyne, Margolin. Simplement, quelle place continuerons-nous à faire à ces oeuvres dans une école concurrencée par les nouvelles technologies de l'immédiat, c'est la vraie question. Dans un monde où l'on s'enchante du film Inglorious Basterds, cette transformation de la Mémoire en jeu vidéo, il y a quelque raison d'avoir peur.



Certains disent que dans le futur la mémoire de la Shoah aura quitté l'Europe pour Israël.



Je n'y crois pas, mais j'ai une autre crainte: le divorce entre une mémoire juive et la mémoire démocratique. L’Europe s'est fondée sur le « plus jamais cela », plus jamais l'exclusion, la discrimination. Elle conclut à la nécessité d'une ouverture totale et d'une tolérance radicale. Plus jamais cela, pour les juifs, c'est plus jamais nous n'abandonnerons notre destin à d'autres. Nous devons exister en tant qu'entité particulière. D'où ce retournement de la mémoire démocratique contre la mémoire juive, l'accusant de dresser des murs, alors que pour être fidèle à la Shoah il faut progressivement effacer les frontières. La mémoire nous invite à la vigilance. Seulement, ce n'est pas faire preuve de vigilance que d'ériger la Shoah en paradigme politique. Et d'en faire une grille d'analyse de tous les événements. C'est ce qui se produit quand on aborde la question du Moyen-Orient pour affirmer que la victime d'hier est le bourreau d'aujourd'hui. Il y a d'autres moyens de soutenir la cause palestinienne. Malheureusement, on cède trop facilement à ce dévergondage de la Mémoire, comme celui des militants des autres mémoires du colonialisme, de l'esclavage… La Shoah est devenue l'étalon de la souffrance et il règne aujourd'hui une concurrence effrénée des victimes, La seule manière d'en finir est de dire que le descendant d'une victime de la Shoah n'est pas une victime. Et le descendant d'esclave et de colonisé non plus. Mon père a été déporté, je ne suis pas un déporté. La mémoire doit respecter la distance qui nous sépare des suppliciés. Nous ne sommes pas là pour nous revêtir des oripeaux des souffrances que nous n'avons pas connues. Mais pour honorer ceux qui ont souffert, comprendre ce qui s'est passé.



Propos recueillis par Marie Françoise Masson



Dossier publié dans la Croix du 21 janvier 2010



Photo : D.R.