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Published on 7 November 2022

L'Entretien du Crif - Sandra Regol (EELV) sur la lutte contre l’antisémitisme : "La classe politique dans son ensemble n’est pas à la hauteur"

Porte-parole d’Europe-Ecologie-Les-Verts (EELV) et députée du Bas-Rhin, Sandra Regol répond à nos questions. Elle a organisé fin août un séminaire sur l’antisémitisme. Elle nous précise ici les constats et les leçons qu’elle en tire, les propositions qu’elle émet pour aller plus loin et plus efficacement dans la lutte contre l’antisémitisme. La porte-parole reprend notamment les préconisations de la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme de la Commission européenne « qui mêle sécurisation des lieux culturels et cultuels, éducation, politique mémorielle plus ambitieuse, formation des acteurs de l’éducation, de la police, de la justice, du numérique… ». Entretien.

Vous avez organisé récemment un séminaire sur l’antisémitisme. Quels constats principaux avez-vous dressés sur ce problème majeur, quelles sont les réalités actuelles de ce fléau et les évolutions qui vous inquiètent plus particulièrement ?

Sandra REGOL : L’antisémitisme est une réalité bien française malheureusement. Non seulement dans ses cas les plus violents, comme les attentats perpétrés par Mohammed Merah en 2012 ou avec ceux de l’Hyper Casher en 2015, mais aussi dans les cas plus diffus comme les discours de haine de Dieudonné ou Soral ou encore avec le retour du « Qui ? » dans les manifestations et sur les réseaux sociaux. Alors que depuis une dizaine d’années, en France, plus d’une dizaine de juifs ont été victimes de crimes antisémites et que chaque jour écoliers, utilisateurs des réseaux sociaux ou simples passants sont victimes de harcèlements, de menaces voire de violences physiques, la classe politique dans son ensemble n’est pas à la hauteur.

Mais ne cibler que ces formes visibles et médiatisées serait une erreur. L’antisémitisme latent est un poison violent qui rend possibles les cas évoqués ci-dessus. C’est le cas par exemple de la reprise du « grand remplacement » dans le discours politique et médiatique. Cette expression, historiquement utilisée pour accuser les juifs de vouloir remplacer les Européens blancs en utilisant les populations musulmanes, ne cache pas que son islamophobie : elle est également le produit d’un antisémitisme qui parle aux plus érudits, à celles et ceux qui considèrent l’Europe en général et la France en particulier comme une terre catholique devant exclure toute autre religion.

« La montée de l’extrême droite en Europe est très inquiétante. Le rejet de l’autre gagne du terrain.»

La caricature, qui reprend l’imagerie historique utilisée pour stigmatiser les juifs mais appliquée à d’autres catégories de personnes pour les dénigrer, entretient elle aussi et chaque mois des relents et des ficelles de l’antisémitisme historique français. Ces retours du pire sont des signaux faibles. Utilisés volontairement ou involontairement, ils en appellent à la mémoire commune et contribuent à essaimer l’image du détestable sous les traits connus pour caricaturer les juifs dans les années 30. Divers travaux alertent sur ce danger et nous avons utilisé cet atelier pour former les militantes et les militants contre cette dérive.

La montée de l’extrême droite dans la plupart des pays européens et sa prise de pouvoir en Hongrie, en Pologne et très récemment en Suède et en Italie sont des événements très inquiétants pour les démocraties en général et sur plan de la lutte contre l’antisémitisme en particulier. Cela signifie en effet que le rejet de l’autre - qui touche notamment les juifs mais aussi les femmes, les musulmans, les réfugiés ou les personnes LGBTQI+ - gagne du terrain, et cela doit nous conduire à réagir fortement en rappelant les valeurs qui sont au fondement de notre République et en affirmant cette lutte contre les discriminations de manière plus ferme au niveau de l’Union européenne.

Enfin, il existe une réalité très inquiétante et souvent mise de côté concernant l’antisémitisme : la radiographie de l’antisémitisme en France réalisée par la Fondapol et AJC Paris montre que seulement 19% des victimes d’actes antisémites portent plainte. Ce chiffre doit nous alarmer et provoquer un véritable travail avec les forces de police et la justice pour en comprendre les raisons.

 

Au-delà du constat, quels sont les axes de propositions que vous faites pour agir et réduire efficacement ce fléau de l’antisémitisme ? D’un point de vue général en France et, en particulier dans les quartiers populaires, ces banlieues où ont été mesurés depuis une vingtaine d’années des actes graves relevant de ce qu’on a appelé « le nouvel antisémitisme » ?

Les quartiers populaires ne sont pas plus touchés que les quartiers résidentiels ou les beaux quartiers, ils sont seulement plus visibles. Un exemple : les manifestations « anti-passe » (sanitaire) ont été l’un des lieux les plus visibles du retour des haines des juifs assumées, multipliant les pancartes et banderoles antisémites. Pourtant, elles étaient peu fréquentées par les habitantes et les habitants des quartiers populaires qui fuyaient ces rassemblements, souvent portés par des figures de l’extrême-droite comme Nicolas Dupont-Aignan ou Florian Philippot.

« 37% des Français ont un ‘’degré élevé ‘’ d’antisémitisme. Ce chiffre montant dans deux catégories de la population. »

La récente étude de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme montre que 37% des Français ont un « degré élevé » d’antisémitisme, ce chiffre montant dans des proportions inquiétantes dans deux catégories de la population : les sympathisants RN (52%) et les « religieux non chrétiens » (à 2/3 musulmans, 54%). Cette étude nous signale deux choses fondamentales : l’antisémitisme est en France structurel et ne peut pas se résumer à la lutte contre l’extrême-droite ou un prétendu « nouvel antisémitisme » et un travail particulier doit être mené, notamment d’éducation, pour lutter contre les stéréotypes et la propagande antisémite particulièrement forte dans les deux catégories citées précédemment.

L’un des axes de ce retour de l’antisémitisme assumé repose sur l’instrumentalisation des oppositions autour du conflit israélo-palestinien en vue d’attiser les haines entre juifs et musulmans. La littérature scientifique sur les ressorts des oppressions subies par les musulmans et les juifs à travers l’histoire trace au contraire les contours structurels d’une haine commune de ces deux religions qui repose sur une essentialisation des personnes du fait de leur apparence physique, de leur histoire, de leur origine géographique ou de leur patronyme.

Lutter contre les discriminations implique de comprendre et d’étudier ces ressorts pour travailler à une reconstruction collective. Concrètement, nous nous retrouvons dans les préconisations de la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme et pour la protection de la vie juive de la Commission européenne, qui mêle sécurisation des lieux culturels et cultuels, éducation, politique mémorielle plus ambitieuse, formation des acteurs de l’éducation, de la police, de la justice, du numérique…

 

Pensez-vous qu’au sein de EELV, tous les membres partagent votre ligne sur l’antisémitisme ?

La position d’EELV sur le sujet est très claire : l’antisémitisme est un fléau contre lequel il faut lutter avec la plus grande fermeté. Cette position découle de la tradition écologiste de lutte contre les discriminations.

 

Dans l’Éducation nationale, a été parfois constatée une forme d’auto-censure de certains enseignants d’Histoire sur la deuxième guerre mondiale et la Shoah, sujet qui n’est pas toujours traité comme il se doit, certains enseignants évitant d’évoquer l’entreprise nazie d’extermination des Juifs sous prétexte qu’une partie des élèves est de culture musulmane. N’est-ce pas là une grave défaillance de l’école de la République, une occultation qui peut servir les mécanismes contemporains du négationnisme ?

L’enseignement de l’histoire est un outil essentiel pour nous permettre de nous réapproprier collectivement notre et nos histoires communes. Je n’ai pas connaissance de telles autocensures dans les réseaux d’enseignants avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler. Si de tels cas s’étaient produits ils seraient évidemment hautement condamnables.

« D’urgence repenser les politiques de mémoire de la Shoah à l’heure où les derniers témoins nous quittent »

Plus globalement, nous devons d’urgence repenser en France et en Europe les politiques de mémoire de la Shoah à l’heure où les derniers témoins nous quittent. La politique de témoignages dans les écoles, les médias… des rescapés sera de moins en moins possible et l’État doit donc, en lien avec les associations, universitaires… travailler à proposer des alternatives. La mémoire de la Shoah ne doit pas s’éteindre avec ses derniers survivants.

 

Au début de l’été, un projet de résolution, signé par des députés communistes (non signée, à la Nupes, par une majorité de députés LFI, ni par les députés EELV et PS) a tenté de criminaliser l’Etat d’Israël en des termes injurieux et diffamatoires (parlant d’« apartheid »). Convenez-vous que « l’antisionisme » radical relève d’un antisémitisme masqué ?

Certaines personnes, dans le champ des droites ou des gauches et a fortiori chez l’extrême-droite, peuvent utiliser le mot « antisionisme » pour masquer leur antisémitisme. Mais combattre ces travers ne peut nous dédouaner du combat politique : critiquer les politiques de droite comme les politiques de colonisation est un devoir quand on porte le projet des écologistes. Les Israéliens ne sont d’ailleurs pas unanimes sur le soutien à ces politiques, c’est là le fonctionnement classique des combats politiques.

Cette résolution est issue d’un travail et d’une collecte de signatures qui remonte à la mandature précédente où elle avait moins fait couler d’encre.

Je réaffirme, par ailleurs, la position commune des écologistes : nous défendons l’autodétermination à la fois des Palestiniens et des Israéliens (comme pour tous les peuples du monde) et donc nous défendons le droit à l’existence et à la sécurité des États palestiniens comme israéliens.

 

Les fondements et valeurs de la démocratie française, comme des autres démocraties, sont minés par les thèses conspirationnistes, colportés par des acteurs politiques situés à l’extrême droite et à l’extrême gauche, et diffusés par les réseaux sociaux. Quelles mesures proposez-vous pour faire face à la diffusion numérique des haines et du complotisme ?

La fragmentation des espaces d’information et l’influence des algorithmes dans la formation de bulles informationnelles engendrent des phénomènes d’enfermement et de polarisation qui favorisent le complotisme et les théories haineuses portées par l’extrême droite telles que celle du « grand remplacement ».

L’Union européenne, via le Digital Services Act (DSA), a voté des dispositions qui doivent permettre de lutter contre les contenus haineux en ligne, notamment en contraignant les grandes plateformes numériques à faciliter le signalement des contenus illicites et à rendre plus transparent leurs algorithmes. Quand ces mesures entreront en vigueur, il s’agira d’un premier pas dont l’efficacité et la pertinence devra être mesurée.

« Certains intellectuels ou responsables de gauche ont fait le choix de capitaliser sur le conspirationnisme »

Il conviendrait également de renforcer l’éducation civique, qui permet de doter les citoyennes et citoyens d’outils critiques et organisationnels. Par exemple, les définitions d’extrême-gauche et extrême-droite reposent sur une littérature scientifique, en science politique, largement galvaudée par l’usage qui en est fait dans les médias et par toute une partie de la classe politique. Si le terme d’extrême-droite définit les projets politiques du RN, de Zemmour ou d’autres, celui d’extrême-gauche est utilisé pour qualifier des partis réformateurs classiques qui cherchent à conquérir le pouvoir par les urnes alors que le terme désigne plus spécifiquement les organisations qui souhaitent la prise de pouvoir par la révolution (LO ou le NPA appartiennent par exemple à cette définition). Si l’on appliquait la définition déformée en France de l’extrême-gauche, il faudrait alors considérer que l’Espagne a un gouvernement d’extrême-gauche, ce qui est loin d’être le cas.

Il est néanmoins capital que nous regardions la réalité en face : par électoralisme, par facilité ou par méconnaissance, certains intellectuels ou responsables politiques de gauche ont, depuis quelques années, parfois fait le choix de capitaliser sur ces mouvements conspirationnistes en jouant avec les clichés et représentations antisémites. Étant le camp de l’émancipation et de l’égalité, y compris des juifs, de la Révolution française à l’affaire Dreyfus, nous ne pouvons que condamner ces stratégies.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet