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Publié le 14 octobre dans Le Point
C'est un sujet que les entreprises n'aiment pas aborder publiquement : l'affirmation du fait religieux dans le monde du travail ne va pas sans heurts. Dans tous les secteurs, partout en France et en Europe, des manageurs peuvent être confrontés à des comportements religieux plus ou moins marqués. Si toutes ces manifestations religieuses ne constituent pas nécessairement un obstacle à la conduite de l'activité, elles sont diversement acceptées parmi les travailleurs, avec cet invariant : plus elles sont ostentatoires, moins elles sont tolérées. C'est le principal enseignement de l'enquête réalisée par Harris Interactive pour l'Institut supérieur du travail (IST) et le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), engagés depuis quatre ans dans un travail de réflexion autour du fait religieux.
Quel regard les salariés des grandes entreprises françaises portent-ils sur les faits religieux au travail ? Comment réagissent-ils lorsqu'un cas se présente ? Dans ce sondage IST-Crif-Le Point, mené entre le 27 septembre et le 1er octobre auprès d'un échantillon représentatif de 1 107 salariés travaillant dans des entreprises de plus de 100 salariés ou dans le secteur public, il apparaît que les travailleurs français se montrent globalement assez peu enclins à l'expression des faits religieux dans le cadre de l'entreprise : 72 % des personnes interrogées se disent opposées à tout aménagement formel en fonction de la religion.
Signes visibles et invisibles. Cependant, en observant les résultats dans le détail, on constate que bon nombre de salariés établissent une hiérarchie entre les différents types de phénomènes observés : 74 % d'entre eux considèrent comme « acceptable » le fait qu'une personne jeûne pendant ses heures de travail, quand ils ne sont plus que 29 % à accepter l'idée qu'une personne réclame un aménagement de ses horaires pour prier. « Il y a vraiment une différence de perception entre les signes visibles et les signes invisibles, explique Francis Kalifat, président du Crif. Le port d'un voile ou d'une kippa, signes visibles, sera plutôt mal vécu par une majorité de salariés. Un jeûne ou une demande d'un jour de congé pour motif religieux seront d'autant mieux admis qu'ils n'ont pas de conséquence sur la vie de l'entreprise », avance-t-il. Bref, pour vivre heureux en collectivité, mieux vaut vivre sa religion dans la discrétion…
Enquête réalisée par Harris Interactive pour l’Institut supérieur du travail (IST) et le Crif sur un échantillon de 1107 salariés français âgés de 18 à 65 ans travaillant dans des entreprises privées de 100 salariés et plusou dans le secteur public, issus d’un échantillon de 2466 personnes représentatif de la population française âgée de 18 à 65 ans, interrogées en ligne du 27 septembre au 1er octobre 2021. Méthode des quotas.
Et 72 % de salariés sont opposés à tout aménagement du travail pour motif religieux, est-ce le signe d'une intolérance camouflée sous un vernis laïque ? « Non, déclare Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Harris Interactive. On voit, par exemple, que toutes les études réalisées par la Commission nationale consultative des droits de l'homme depuis la fin des années 1990 montrent qu'il y a une plus grande acceptation des étrangers sur le territoire. Si la présence d'étrangers n'est pas la question principale dans l'opinion, celle du repli communautaire qui viendrait contrecarrer le principe d'une communauté républicaine heurte davantage. »
Déni de réalité. L'appréciation des faits religieux dans l'entreprise n'est pas uniforme dans les effectifs. On ne fera pas preuve de la même tolérance selon que l'on est jeune ou vieux… La fracture générationnelle à l'égard de ces phénomènes n'est jamais apparue aussi nettement dans une étude. Ce basculement s'inscrit dans la dynamique de ce que l'on observe depuis plusieurs années en mesurant l'opinion sur des thèmes comme la perception du racisme, le multiculturalisme ou le droit au blasphème principalement chez les jeunes. « Le monde de l'entreprise n'échappe pas au phénomène de "wokisation" des jeunes générations », poursuit Jean-Daniel Lévy, qui relève chez celles-ci une certaine « confusion » sur les termes de laïcité, de liberté et de religion. « Tout cela s'entremêle avec la volonté, très prononcée au sein de la jeunesse, de ne pas apparaître comme raciste. Au nom de cette volonté, on refuse de fustiger ceux qui vont affirmer haut et fort leur religion », indique le sondeur. Le clivage entre les générations se vérifie tout particulièrement sur la question du voile. À la question « Êtes-vous favorable ou opposé au port du voile dans votre entreprise ou établissement ? » 54 % des 18-24 ans s'y déclarent favorables, contre 48 % des 25-34 ans, 29 % des 35-49 ans et seulement 15 % des 50-65 ans.
« Dans une société ouverte comme la nôtre, une entreprise n'a pas à redouter la diversité de convictions politiques ou religieuses, au contraire, affirme Bernard Vivier, directeur de l'IST. Simplement, la diversité, ce n'est pas l'hétérogénéité à tous crins. L'entreprise doit veiller à ce que l'expression des opinions ne vienne pas nuire à son fonctionnement. » Pour ce spécialiste des relations sociales, il arrive encore que certaines entreprises « se complaisent dans une forme de déni de réalité sur ces sujets ». Il raconte avoir déjà vu des groupes de la grande distribution de plusieurs dizaines de milliers de salariés prétendre n'avoir jamais rencontré les problèmes communs à toutes les entreprises du secteur, comme des caissières refusant d'encaisser des produits jugés non conformes avec leur religion. « Les problèmes rencontrés sont essentiellement le fait d'affirmations religieuses identitaires musulmanes, mais il est aussi arrivé de voir des gens d'autres confessions refuser de travailler certains jours de fêtes, par exemple », précise Bernard Vivier.
Valeurs républicaines. Il n'existe pas d'indicateur global capable de fournir une vision d'ensemble des manifestations religieuses et conflictuelles dans le monde de l'entreprise, même si l'on sait, grâce à cette étude, que 77 % des représentants du personnel interrogés affirment avoir eu connaissance de faits religieux avérés dans leur entreprise ou leur établissement. Si ce chiffre tombe à 35 % chez l'ensemble des travailleurs, une nette majorité de sondés (68 %) assure avoir été dérangée par ce phénomène et 66 % considèrent qu'il s'agit là d'un problème qui les préoccupe.
Cependant, rien ne sert de noircir le tableau, la situation semble globalement stabilisée. « Cela signifie que les valeurs républicaines ont repris leur effet, veut croire Francis Kalifat, du Crif. Je pense que l'on doit cela au travail réalisé ces dernières années par la mobilisation du monde politique et du monde associatif, qui ont su rappeler que les valeurs républicaines constituaient le ciment de la société française. » Même lueur d'espoir chez les spécialistes du monde du travail, qui constatent que les entreprises confrontées à des phénomènes d'affirmation religieuse se sont pour la plupart dotées de règlements intérieurs clairs sur ce sujet. « À condition de bien être informés des enjeux, les acteurs de l'entreprise sont tout à fait capables de maîtriser le sujet », conclut Bernard Vivier.