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Published on 27 September 2021

France - En Alsace, des archives oubliées de l’Histoire juive sauvées de la poubelle

En 2012, à Dambach-la-Ville, des travaux dans une ancienne synagogue mettent au jour des centaines de documents et objets enfouis sous des gravats. Exhumés de la déchetterie par une habitante avisée de ce bourg du Bas-Rhin, ils constituent de rares témoignages de la vie de la communauté juive du XIVe au XIXe siècle.

Publié le 28 août dans Le Parisien

Ce jour d’octobre 2012, Yvette Beck-Hartweg n’ira pas faire les vendanges. La pluie qui s’abat alors sur Dambach-la-Ville (Bas-Rhin) empêche la récolte du raisin et libère du coup la vigneronne, qui en profite pour aller faire son marché. Dans le dédale des rues aux maisons colorées à colombages, elle croise l’adjointe au maire chargée de la culture, qui sort du chantier de rénovation de l’ancienne synagogue longtemps transformée en gymnase, elle accueillera bientôt un centre culturel. Les combles du bâtiment, jusque-là inaccessibles, sont vidés afin d’installer une climatisation.

Au milieu de décombres, l’élue a aperçu des feuilles volantes, et distingué des caractères hébraïques. Intriguée, elle se confie à Yvette Beck-Hartweg, célèbre dans le village pour son Grand Cru Frankstein, mais aussi pour sa remarquable connaissance de l’histoire locale. La sexagénaire, qui se passionne pour la vie des communautés rurales alsaciennes, file vers l’imposant bâtiment de pierres blanches et roses et s’approche de l’amas de gravats et de poussière jonchant le sol. Une autre pile de débris – d’où émergent des livres et du textile en décomposition – encombre la benne d’un camion qui doit partir dans l’heure à la déchetterie.

Sans savoir précisément de quoi il s’agit, Yvette Beck-Hartweg a une conviction : il faut sauver ces documents, témoignages de la petite, mais dynamique communauté juive installée à Dambach-la-Ville dès le début du XIVe siècle, et qui a disparu à la fin du XIXe siècle du fait de l’exode rural, puis de la Shoah au XXe siècle.

À mains nues, l’historienne en herbe extrait ce qu’elle peut et remplit sans relâche des sacs-poubelle. Elle découvrira, quelques semaines plus tard, ce qu’elle a contribué à sauvegarder : un trésor de l’Histoire juive, une « genizah ». Ce mot hébreu, signifiant littéralement « archives », désigne une cache dans la synagogue où étaient déposés, à l’origine, écrits et objets portant le nom de Dieu, qu’il est interdit de détruire dans la religion juive. Au fil des siècles, de nombreux articles sacrés ou profanes sont venus enrichir ce dépôt rituel. À Dambach-la-Ville, les vestiges exhumés, aussi rares que variés et anciens, sont d’une valeur inestimable pour les historiens.

Une «fabuleuse» amulette kabbalistique

Alertés par un court article dans le journal régional, des bénévoles de la Société d’Histoire des israélites d’Alsace et de Lorraine (Shial) accourent dans la petite ville au pied des Vosges. Claire Decomps, conservatrice en chef à l’Inventaire de Lorraine, est aussi du voyage. Dans les locaux de la mairie, elle plonge alors la main dans les sacs-poubelle et en ressort une amulette kabbalistique, « fabuleuse », se rappelle-t-elle.

À la deuxième tentative, elle extirpe une mappah « extraordinaire ». Cette bande de tissu est découpée dans le lange de circoncision, puis peinte ou brodée. À l’âge de 3 ans, l’enfant l’apporte à la synagogue pour en entourer le rouleau de la Torah. « Cette coutume typique des Ashkénazes d’origine rhénane constitue un incroyable état civil, s’enthousiasme la spécialiste de l’étude du patrimoine juif. On y trouve le nom de l’enfant, sa date de naissance et la bénédiction récitée. » Le grenier de Dambach-la-Ville en livrera 249, dont 25, rarissimes, datent du XVIIe siècle. La plus ancienne remonte à 1614.

Les protéger des convoitises

Mais l’équipe est convaincue que les travaux dans l’ancienne synagogue n’ont livré qu’une partie du trésor. Fin janvier 2013, le maire Gérard Zippert obtient que le chantier s’interrompe afin de permettre aux experts d’explorer les combles plus en profondeur. Ils ont une semaine. Une semaine pour effectuer, à cinq, une fouille archéologique dans des ­conditions acrobatiques. Accroupis ou allongés, dans la pénombre éclairée par une simple guirlande de Noël et alors que la poussière les oblige à porter des masques, Jean-Camille Bloch, Jean-Pierre Lambert, Marc Friedmann et Françoise Kuflik-Weill, des retraités membres de la Shial, débutent leurs recherches sous la direction minutieuse de Claire Decomps.

Il faut avancer sur les solives et enlever chaque latte de parquet vermoulu pour accéder à la genizah, dégager les éléments intéressants, les glisser dans une enveloppe et y inscrire un bref descriptif. Tout ce qui n’est pas récupéré sera enterré, selon la tradition, dans le cimetière juif de Sélestat, à quelques kilomètres de là. « Il aurait fallu conserver l’intégralité mais c’était la première découverte de ce genre, en France, et on a eu du mal à en faire comprendre l’enjeu mémoriel », pointe Claire Decomps.

Après une semaine harassante, les chercheurs amateurs prennent leurs quartiers dans la Maison des sœurs, un bâtiment municipal qui accueille des associations. À l’étage, dans des petites pièces fermant à clé, les bénévoles poursuivent leur labeur « avec la plus grande discrétion », précise Jean-Pierre Lambert. « La genizah fait l’objet de convoitise. Plusieurs d’entre elles ont été pillées en Allemagne, alors notre priorité était de la mettre en sécurité. »

900 objets restaurés

Il faut maintenant analyser le contenu de chaque enveloppe et les compétences de chacun sont mises à contribution. Jean-Camille Bloch est passionné de généalogie, Françoise Kuflik-Weill fut professeure d’histoire. Jean-Pierre Lambert organise l’atelier et épingle les objets sur une table à repasser afin de les photographier. Marc Friedmann, petit-fils de hazan — ces chanteurs des synagogues —, traduit l’hébreu avec Claire Decomps. Yvette Beck-Hartweg passe souvent, les bras chargés de vivres, et apporte sa connaissance de la langue allemande. « C’était passionnant et émouvant, se souvient-elle. Les nombreux livres — de droit, de philosophie ou de voyage — révèlent par exemple que cette communauté était très cultivée. »

En juin 2013, l’inventaire est terminé. La ville fait don de près de 900 objets au Musée alsacien de Strasbourg, qui s’attelle à leur restauration. En 2016, l’exposition « Héritage inespéré », dans la capitale alsacienne, puis à Paris, met en valeur la richesse patrimoniale de la découverte. Les membres de la Société d’Histoire des israélites d’Alsace et de Lorraine, eux, sont plus soudés que jamais par cette aventure. Et se tiennent toujours prêts pour révéler les trésors oubliés des synagogues.