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Publié le 20 juillet dans France Info
Des étoiles jaunes siglées de la mention "Non au vaccin", des photos de médecins ou politiques grimmés en Hitler, un faux journal qui compare statut des Juifs et instauration du pass sanitaire... Lors des manifestations anti-pass sanitaire qui ont réuni plus de 100 000 personnes partout en France, samedi 17 juillet, les comparaisons entre le sort réservé aux Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et celui réservé à ceux qui refusent le vaccin contre le Covid-19 ont fleuri. Si les responsables politiques ont condamné, dans leur grande majorité, ces allusions faites par les manifestants, encore faut-il comprendre pourquoi elles sont condamnables. Franceinfo a interrogé Iannis Roder. Cet enseignant en Seine-Saint-Denis est aussi responsable des formations au Mémorial de la Shoah, à Paris.
Franceinfo : Ce week-end, des manifestations contre la mise en place du pass sanitaire ont eu lieu un peu partout en France. On a vu certains manifestants comparer ce pass à l'étoile jaune que les nazis imposaient aux Juifs de porter durant la Seconde Guerre mondiale. Que vous inspire cette comparaison ?
Ma première réaction, c'est d'abord le choc parce qu'évidemment comparaison n'est pas raison, ces gens comparent des choses qui n'ont absolument pas la même finalité. Et puis, ces manifestants ont très bien compris, quelque part, consciemment ou inconsciemment, que nazisme et Shoah sont la valeur étalon de l'horreur et de la souffrance. Il faut s'étalonner par rapport à cela pour exister en tant que victimes, puisqu'ils se positionnent comme victimes, comme si les différents événements ne portaient pas, en eux-mêmes, une spécificité, et parfois une réelle gravité, mais dans un contexte historique qui leur est propre. L'absence de contextualisation historique des événements est un marqueur de ce type de comparaisons.
C'est le résultat d'un problème de perception, de compréhension de ce qu'a été la Shoah. Je ne pense pas que, consciemment, les gens se permettent des comparaisons en se disant "ce que je dis est complètement stupide". Ces gens peuvent être convaincus d'être dans le vrai et d'avoir raison. Pour ceux-là, cela signifie que nous n'avons pas été capables de transmettre suffisamment ce qu'ont été le nazisme et l'histoire de la Shoah.
"Ce qui m'inquiète, au-delà de ces comparaisons objectivement stupides, c'est cette banalisation du nazisme et de la Shoah. Si tout devient Auschwitz, finalement Auschwitz ce n'est pas très grave." Iannis Roder, historien, spécialiste de la Shoah à franceinfo
C'est la perte de repères, de compréhension de phénomènes historiques qui sont sans précédent dans l'Histoire.
Pouvez-vous rappeler ce qu'était l'étoile jaune ?
L'étoile jaune est imposée par une ordonnance allemande du 29 mai 1942 en France, qui vise à marquer les Juifs de manière à les exclure encore plus de la société française. C'est une mesure préparatoire à ce qui arrive ensuite à l'été 1942, c'est-à-dire les grandes rafles. Cette étoile vise à rendre visibles, dans l'espace public, ceux que l'on voue aux gémonies et qui sont destinés, quelques semaines plus tard, à la déportation et à l'assassinat systématique.
"La comparaison du pass sanitaire avec l'étoile jaune est intellectuellement une aberration complète. Personne ne prévoit aujourd'hui l'assassinat des millions de personnes qui ne sont pas vaccinées ou qui n'ont pas de pass sanitaire." Iannis Roder à franceinfo
Ce sur quoi nous devons communiquer, c'est la finalité des décisions politiques. La finalité de l'étoile jaune, c'est, à terme, l'assassinat systématique des Juifs partout où ils sont, à partir du moment où les nazis l'ont décidé. La finalité du pass sanitaire, c'est la protection de la population. C'est tout le contraire.
"Je suis désolée, je vais le dire. Mais les Juifs aussi, on les empêchait de rentrer dans les magasins" : voilà ce que disait par exemple une manifestante. Que lui répondez-vous ?
C'est la 9e ordonnance allemande du 8 juillet 1942 qui interdit aux Juifs d'entrer dans les espaces publics, dans les restaurants, etc. Quelle en est la finalité ? L'exclusion à des fins discriminatoires, dans l'idée que les Juifs étaient un danger pour la société, mais sur des bases subjectives car idéologiques. Ici, créer un pass sanitaire pour avoir accès aux restaurants, aux cinémas, c'est une question de protection de l'ensemble de la population pour éviter la propagation d'un virus, donc sur des bases scientifiques et objectives.
On est sur des considérations qui n'ont absolument rien à voir. Il ne s'agit pas d'exclure mais de proposer l'inclusion tout en protégeant. Vous avez un pass sanitaire ? Vous êtes inclus. Vous n'avez pas de pass sanitaire ? Vous faites le choix de vous exclure car vous mettez la population physiquement en danger. Là encore, il faut revenir au contexte historique de chaque événement.
"Les Juifs n'ont jamais eu le choix. Là, les gens ont le choix. La différence est fondamentale." Iannis Roder, historien, spécialiste de la Shoah à franceinfo
Ils se font vacciner, ils ont le pass sanitaire et ont accès à tout. Ne pas se faire vacciner, c'est choisir l'intérêt particulier face à l'intérêt général.
A-t-on affaire à des gens négationnistes ou est-ce de la maladresse doublée d'une méconnaissance sur le sujet ?
Je ne pense pas du tout que ces gens soient négationnistes parce que rien ne permet de l'affirmer dans les propos que l'on a entendus. Ces gens ont néanmoins intégré l'idée que le nazisme et la Shoah, c'est l'horreur absolue, et eux-mêmes sont sans doute convaincus de vivre une étape qui peut mener à l'horreur absolue. Il semble que nous n'ayons pas été capables de faire comprendre à une partie de la population que la question touche à la nature et à la finalité des politiques mises en œuvre, mais aussi aux processus dans lesquels elles s'insèrent.
Est-ce que vous arrivez à comprendre pourquoi, comme vous l'expliquez, la Shoah est devenue la référence de l'horreur dans notre société ?
Il y a tout un processus historique de la mise en mémoire de cet événement. C'est cette mise en mémoire qui, peu à peu, a projeté la Shoah, dans les représentations, comme étant le pire du pire. Il y a eu cette injonction de se souvenir, avec ce qu'on a appelé le "devoir de mémoire". Mais se souvenir de quoi ? Finalement, on ne le disait pas trop. On a montré des images horribles dans le but de choquer, en pensant que le choc permettrait la compréhension et donc le rejet définitif. Dans les consciences s'est ancrée l'idée qu'il y avait là quelque chose de terrible, du "plus jamais ça", sans expliquer le "ça". On n'a pas assez fait d'histoire. On a moralement condamné, mais sans expliquer.
Par conséquent, les discours politiques et les décisions liées à la Shoah et à ses victimes (le discours de Jacques Chirac en 1995 ; l'indemnisation des familles de personnes assassinées...) ont pu aussi être mal compris. Peu à peu a émergé une concurrence mémorielle, qui est en réalité une concurrence victimaire, avec l'idée qu'on en fait beaucoup pour les Juifs et que d'autres populations auraient également droit à la reconnaissance de leurs souffrances. Mais c'est la méconnaissance des phénomènes historiques qui mène à cela et utiliser sans arrêt la Shoah à des fins comparatistes déplacées finit par entraîner aussi une banalisation. Le résultat est qu'aujourd'hui, tous ceux qui se considèrent comme victimes veulent absolument se référer à la Shoah.
Est-ce que la société s'est suffisamment indignée, selon vous, après ces comparaisons au cours des manifestations ?
Il faut s'indigner, mais s'indigner ne suffit pas. Il faut expliquer les choses. On s'indigne mais permet-on aux gens de comprendre ? Je ne crois pas. Ce n'est pas parce qu'on lance une condamnation morale que l'on fait de la pédagogie. Or, là, il faut en faire. Il y a sûrement des gens qui instrumentalisent tout cela, nous sommes d'accord. Mais je pense qu'il y en a d'autres qui sont de bonne foi, à qui il faut parler et expliquer en quoi ces comparaisons sont totalement déplacées et inopérantes. Il faut leur dire que ce n'est pas parce qu'on dit qu'on vit sous le nazisme que c'est vrai et d'ailleurs ça ne l'est pas, c'est plutôt très facile à démontrer. Et au-delà du réel danger de banalisation, de mon point de vue ces comparaisons décrédibilisent intellectuellement ceux qui les portent.
En tant qu'historien et enseignant, qu'est-ce que ces comparaisons vous disent sur l'enseignement de cette Histoire en France ?
Beaucoup de gens semblent être passés à côté de la compréhension de ce qu'ont été ces événements historiques. Pourtant, l'enseignement a fait d'immenses progrès sur la manière d'enseigner le nazisme et d'aborder l'histoire de la Shoah. Mais nous nous heurtons à la réalité des programmes scolaires, qui me semblent beaucoup trop chargés. Les professeurs sont obligés de courir après le temps et de trouver des artifices pour parler davantage du nazisme, de la Shoah et des processus génocidaires. On manque de temps pour rentrer dans la complexité de ces processus. Il faut faire réfléchir les élèves et pour cela, il faut qu'ils produisent, qu'ils écrivent et qu'ils parlent.
"Des élèves arrivent avec un savoir inexistant sur la question. Ils savent à peu près qui est Hitler et c'est tout." Iannis Roder, historien, spécialiste de la Shoah à franceinfo
Il y a tout à faire. J'ai l'impression que l'impératif qui s'impose trop souvent est de terminer les programmes coûte que coûte, plutôt que de prendre le temps de faire penser, faire réfléchir et progresser intellectuellement nos élèves. Les deux ne sont pas incompatibles mais il faut faire des choix.