Avec ses remarquables romans, « Messiada » (1) ou « Le chandelier du Vatican » (2), André Soussan, bien avant la grande vogue de « Da Vinci Code », avait su captiver l’attention des lecteurs par ses récits tout à la fois historiques et d’investigation.
Découvert par son fils Michael, le manuscrit du dernier ouvrage de Soussan est d’une tout autre facture. Fortement autobiographique, c’est « l’histoire primordiale » d’un homme blessé. « L’histoire d’une tragédie qui l’obligea, face aux ténèbres du sort, à choisir la lumière de l’espoir ».
Bien que la famille soit originaire de Tunisie et qu’un épais mystère enveloppe la saga des Lévy-Moncenego, le récit se passe au Maroc, sous le soleil éclatant de Casablanca.
Il était une fois une famille paisible et heureuse. Le père, l’élégant Alberto, négociant polyglotte et habile, aux affaires très diversifiées, la mère Esther et cinq enfants : Léa, treize ans, Lucie, onze ans, Antoine, huit ans, le narrateur, André, six ans et Clara, trois ans. Cinq enfants et bientôt six car la belle Esther est enceinte, sur le point d’accoucher. Quand elle part, confiante, pour la clinique, nul, dans la paisible maisonnée n’imagine qu’on est à la veille d’un drame. Esther, hélas, ne reviendra pas. Le bébé attendu non plus. « Papa est revenu. Tout seul. Maman et le petit frère ont dû partir tout de suite en Amérique. Nous, on les rejoindra, mais plus tard. Beaucoup plus tard… ». Le pieux mensonge de la grande sœur ne fera pas longtemps illusion. D’autant plus que commence alors pour le père éploré et pour la famille endeuillée une véritable descente aux enfers sur fond de blasphème. « Dieu est mort » hurle Alberto qui ajoute : « Mes enfants, Dieu a tué votre mère. Il l’a assassinée ce matin, elle et le bébé qu’elle attendait ».
Dès lors, un rituel s’instaure. Chaque soir, Alberto revêt son tallith, le châle de prière des Juifs et se lance dans une diatribe enflammée et vengeresse contre le Créateur. Enveloppé dans ce qui devient « le châle de la colère », Alberto n’en finit pas, en français, en hébreu ou en italien, jour après jour et pendant des mois de fustiger Dieu. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’a-tu fait ça ? Maudit sois-tu, Juge de vérité. Qui osera encore bénir ton nom dans cette maison ?…N’ai-je pas fait assez de pèlerinages ? N’ai-je pas fait assez d’offrandes aux saints juifs ? N’ai-je pas assez donné aux pauvres ? Pourquoi m’as-tu fait ça ? »
Tandis que la maisonnée se délite, la grande sœur, Lucie, avec l’aide de la servante arabe Zahra et de la tante Antonella, tente de maintenir le cap. Alberto, lui, multiplie les piques, qu’il veut vengeresses, contre Dieu. Il décide d’abord d’ôter la partie Lévy de son patronyme. Puis de fumer et de manger le jour sacré du Yom Kippour, de faire des esclandres à la synagogue dont il est un bienfaiteur attitré. La rébellion contre Dieu semble ne plus avoir de limites lorsqu’Alberto décide d’une vengeance suprême : la conversion de toute la famille au christianisme. Elle sera évitée de justesse, mais, dans l’esprit meurtri d’Alberto, elle est un avertissement sérieux à Dieu.
Tandis qu’Alberto, avec sa cérémonie d’invectives quotidiennes continue sa guerre contre Dieu, la vie, au dehors, commence à changer. Nous sommes en 1956. Israël, bien qu’il gagne toutes les guerres qu’on lui livre, est constamment menacé par les États arabes. Les Juifs commencent à quitter le Maroc. « Le Maroc se vidait de ses familles juives. La position d’Hassan II était ambiguë…Le roi donna sa protection aux Juifs, mais il ne faisait rien pour les empêcher de partir clandestinement. Les Juifs qui partaient ainsi abandonnaient tout derrière eux. Leurs commerces prospères, leurs ateliers, leurs maisons, leurs meubles. Les Arabes qui avaient de meilleurs contacts avec la famille royale purent alors prendre leur place au sein de la bourgeoisie. Le départ d’une famille juive était souvent vu comme une occasion de faire de bonnes affaires ». Tout est dit en quelques mots sobres sur la tragédie des Juifs du Maroc, victimes du vent impitoyable de l’Histoire. La venue au Maroc, en 1959, du président égyptien, Gamal Abdel Nasser va entraîner une vague inouïe d’antisémitisme dans le pays. Pour les Juifs, c’est le début de la fin. André, malgré l’opposition de son père, effectue son alyah. La déception du jeune homme est à la hauteur de ses espérances. Traité de « Maroko Sakin », André déchante. Soussan dérape un peu, il faut le dire, en écrivant : « J’étais parti pour la terre promise et j’atterris en enfer. C’était techniquement parlant, un camp de concentration ». Ou encore : « Depuis des mois, je rongeais mon frein, furieux de découvrir un Israël raciste, en proie à une discrimination d’autant plus féroce qu’elle était tacite, des Ashkénazes envers les Sépharades ».
C’est au kibboutz qu’André fera la connaissance de Merete, ravissante Danoise sosie de Françoise Hardy. En 1966, après son service militaire, André quitte Israël pour la grande aventure danoise. Tunis, Casablanca, Israël et le Danemark, toute l’histoire d’une vie juive, d’une destinée.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions du Moment. Janvier 2007. 214 pages. 19,95€
(1) Éditions Olivier Orban. 1991
(2) Éditions JC Lattès. 1993