- English
- Français
Publié le 13 février sur le site du Figaro
Chaque année, les chiffres des actes antisémites sont communiqués par le ministère de l'Intérieur. Ils se sont élevés à 541 en 2018, soit une hausse de 74% par rapport aux 311 recensés en 2017, qui représentait alors le chiffre le plus faible enregistré depuis 2001.
Cette hausse a été présentée par Christophe Castaner alors que plusieurs inscriptions antisémites ont été découvertes ce week-end dans la capitale, notamment des croix gammées sur le portrait de Simon Weil ou le mot «Juden» sur la vitrine du magasin Bagelstein. Dans ce contexte, Le Figaro précise comment ces chiffres sont établis et dans quelle mesure ils permettent de dresser un état des lieux de l'antisémitisme en France.
Une méthode statistique imparfaite
En France, les chiffres sur les actes antisémites comme sur les actes anti-chrétiens ou anti-musulmans sont à utiliser avec précaution. En effet, la loi interdit de qualifier une agression selon l'origine religieuse de la victime. Lors du dépôt de plainte, seul le caractère raciste ou discriminatoire de l'infraction est retenu. Les chiffres dont on dispose sont fournis par des associations cultuelles - comme le Service de protection de la communauté juive, dépendant du CRIF - puis recoupés par les services du ministère de l'Intérieur. «Cela permet de déceler une tendance, mais cela n'a aucune valeur statistique et ne décrit même pas la réalité», déclarait François Pupponi, député et ancien maire de Sarcelles, sur Europe 1.
Cet appel à la prudence est répété chaque année par la Commission nationale consultative des droits de l'homme. «La CNCDH appelle, depuis plusieurs années, à la prudence et à la retenue dans l'interprétation des chiffres publiés sur le racisme, sujet sensible s'il en est. Il convient d'être précis dans les termes utilisés, et de mettre en perspective toute annonce de chiffres avec la question de la fiabilité de leur source et de la méthode de leur collecte», précise-t-elle dans la dernière édition de son rapport annuel sur le racisme et l'antisémitisme.
La «nouvelle judéophobie» en débat
Depuis plusieurs années, sous l'impulsion notamment du sociologue Pierre-André Taguieff, d'aucuns observent la percée d'une nouvelle forme d'antisémitisme, qualifiée souvent de «nouvelle judéophobie», qui se distingue des formes historiques d'antisémitisme d'extrême droite. Ce nouvel antisémitisme, qui prendrait racine dans le conflit israélo-arabe sur fond de «concurrence victimaire», serait principalement le fait de milieux islamistes et d'extrême gauche.
Depuis une quinzaine d'années, plusieurs attentats djihadistes récents visant la communauté juive ont représenté la plus tragique illustration de cet antisémitisme islamiste, à l'image de la tuerie commise devant le collège Ozar-Hatorah par Mohamed Merah en 2012 (quatre morts) et la prise d'otage de l'Hyper Cacher à Paris en 2015 (quatre morts également). On compte encore plusieurs meurtres dont le mobile antisémite a été retenu par la justice, comme celui de Sarah Alimi en avril 2017 ou de Mireille Knoll en mars 2018. Deux meurtres qui rappellent également une autre affaire antisémite, celle du «gang des barbares» de 2006: une vingtaine de personnes, dirigées par Youssouf Fofana, ont enlevé, séquestré et torturé le jeune Ilan Halimi, qui est mort après une longue agonie. Cette semaine, deux arbres plantés en sa mémoire ont été sciés à Sainte-Geneviève-des-Bois.
Corrélation avec l'actualité du confit israélo-arabe
Un constat réalisé par la CNCDH dès son rapport annuel de 2004: «Les auteurs connus des actes visant la communauté juive n'appartiennent plus, dans leur très grande majorité, à des groupes influencés de façon notable par l'idéologie extrémiste de droite, mais aux milieux d'origine arabo-musulmane». Déjà, deux ans plus tôt, cette même commission notait la corrélation entre le nombre d'actes antisémites répertoriés et l'actualité du conflit israélo-arabe, remarquant que ceux-ci provenaient alors en majorité d'«acteurs originaires des quartiers dits ‘sensibles'».
Ainsi, alors que les actes antisémites avaient nettement diminué à la fin des années 1990, ils ont réaugmenté avec la seconde Intifada (2000-2006). Une même recrudescence a pu être observée en 2009 après l'opération militaire «Plomb durci» de l'Armée israélienne à Gaza. De même en 2014, un nouveau pic à 851 coïncide avec la guerre de Gaza. Le chiffre toujours élevé de 2015 correspond quant à lui à une nouvelle vague de violences entre Israéliens et Palestiniens, parfois connue sous le nom d'Intifada des couteaux.
La baisse de leur nombre en 2016 et en 2017 pourrait traduire une moindre médiatisation du conflit israélo-arabe. À l'inverse, l'année 2018, marquée par une recrudescence des actes antisémites, a aussi connu un nouveau pic de violences à Gaza, à l'image de la «marche du retour», manifestation palestinienne annuelle commémorant la «Nakba» (exode palestinien de 1948). Cette année, correspondant au 70e anniversaire de cet événement historique en même temps qu'au moment du déménagement de l'ambassade américaine à Jérusalem, la manifestation s'est soldée par 120 morts et plus de 4 000 blessés.
La persistance des anciens stéréotypes antisémites
Mais ce n'est pas tout. Si les actes antisémites semblent bien en majorité provenir de cette «nouvelle judéophobie», les études d'opinion réalisées en France sur l'antisémitisme révèlent plutôt la persistance des anciens stéréotypes plutôt qu'une focalisation sur la question israélo-palestinienne. «À la différence des actes antisémites, très liés aux péripéties du conflit israélo-palestinien, les opinions restent structurées par les vieux stéréotypes liés au pouvoir, à l'argent, à la suspicion de double allégeance», note en 2018 la CNCDH. La commission s'appuie sur un sondage de l'IPSOS réalisé en 2017 selon laquelle 20% des Français jugent que «les juifs ont trop de pouvoir en France», 38% pensent que «les juifs ont un rapport particulier à l'argent» et 39% estiment que «pour les juifs français, Israël compte plus que la France».
La CNCDH fait aussi remarquer qu'il manque «les perceptions que les diverses minorités ont les unes des autres». En 2005, une enquête de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj sur les Français issus de l'immigration maghrébine, africaine et turque, en majorité musulmane faisait «apparaître une tension sur la question israélienne et une plus grande réceptivité aux préjugés antisémites» sur fond de «malaise identitaire, d'intolérance religieuse, de jalousie à l'égard d'une communauté perçue comme plus anciennement installée, socialement plus favorisée, plus présente dans l'espace public», note cependant la commission. Deux tendances qui se retrouvent par ailleurs dans le sondage de l'IFOP à la fois parmi les électeurs les plus à gauche et les plus à droite. Sur fond de chiffres imparfaits, l'antisémitisme apparaît plus que jamais comme un phénomène protéiforme et complexe.