Publié le 22 janvier sur le site de Paris Normandie
Ils s’appelaient Jean et Serge Sender, assassinés tous les deux à l’âge de 7 ans. Simon Sender, pâtissier ambulant, assassiné à 41 ans. Jean Katzburg, lycéen, assassiné à 16 ans. Joseph Saias, dentiste, assassiné à 59 ans. Tous les cinq vivaient à Elbeuf. Tous les cinq ont vu leurs vies brutalement stoppées dans le sud de la Pologne, à Auschwitz-Birkenau, entre juin 1942 et février 1943. « C’est probablement ici que leur histoire s’est arrêtée », indique Anetta, guide sur les lieux, devant les élèves de la première ES2 du lycée André-Maurois d’Elbeuf. Face à eux : les ruines de ce que fut le Bunker 2, l’une des premières chambres à gaz mises en service sur le site de Birkenau, avant que la mort n’y soit totalement industrialisée à partir de 1944.
En cette matinée ensoleillée du 17 janvier, le groupe d’ados visite les installations du plus célèbre et plus vaste camp de concentration et d’extermination nazi, en compagnie d’une centaine d’autres lycéens et apprentis normands dans le cadre d’un voyage d’étude inédit, piloté par la Région Normandie. S’ils sont là, c’est parce que leur projet pédagogique, monté tout autour de ce périple, a été sélectionné par les organisateurs pour sa pertinence (comme ceux de cinq autres établissements normands). En l’occurrence, les élèves d’André-Maurois ont choisi de redonner une identité à ces cinq Elbeuviens mentionnés plus haut, là où l’implacable machine de mort nazie ambitionnait, davantage encore que leur extermination, l’oubli pur et simple de leur existence.
« Une trentaine de juifs d’Elbeuf ont été déportés, dont la plupart sont morts à Auschwitz », rappelle Alexandre Audebert, professeur d’histoire-géographie au lycée Maurois. « L’idée, ajoute l’enseignant,c’était de profiter de ce voyage pour travailler sur l’histoire locale. » Un projet qui prend tout son sens à Elbeuf, ville qui abrita longtemps une communauté hébraïque significative, mais dont l’histoire demeure probablement méconnue de beaucoup d’Elbeuviens eux-mêmes.
Imaginer l’inimaginable
Alexandre Audebert raconte : en sillonnant les rues de Cracovie la veille de la visite d’Auschwitz, « nous avons fait le parallèle avec les traces de la vie juive à Elbeuf : le cimetière juif et son monument en hommage aux déportés, la synagogue... » Synagogue toujours interdite au public, mais que les élèves ont pu exceptionnellement visiter dans le cadre de leur projet. Synagogue où les étoiles jaunes, peintes sur ses murs en 1942 et depuis conservées, résonnent terriblement à Auschwitz, aboutissement paroxystique de l’antisémitisme. « Tout le monde devrait venir ici au moins une fois dans sa vie, pour voir où mène la haine. » C’est sur ces mots que Ginette Kolinka a conclu la visite du camp d’extermination, jeudi dernier, face aux lycéens et apprentis normands. Elle qui ne cesse, depuis des années, d’accompagner les jeunes français à Auschwitz pour y raconter son vécu de juive déportée (lire par ailleurs), et surtout d’apporter du concret – voire du très cru – sur des réalités parfois mal évaluées par ses auditeurs.
À Auschwitz, le long de la « judenrampe » où étaient débarqués les déportés, devant les marches menant aux chambres à gaz où l’écrasante majorité d’entre eux était immédiatement conduite, ou encore à l’intérieur des baraquements aux conditions de survie effroyables, « on se rend compte que derrière les chiffres qu’on nous apprend, il y avait des êtres humains, des familles entières », commentent Marion, Hawa et Yasmine, de la première ES2 d’André-Maurois, qui ont tenté de « se mettre à leur place ». Difficile, même en ces lieux, d’imaginer l’inimaginable. « On a été surpris en arrivant, on ne pensait pas que c’était si grand », constatent les trois lycéennes.
Tordre le cou aux préjugés
La déambulation a en effet duré plus de trois heures, avec à la clé une motivation supplémentaire pour se replonger, au retour, dans la « petite » histoire d’Elbeuf et de ses habitants. Les lycéens bénéficient pour cela du concours des archives municipales et de la société d’histoire locale. « Nous avons travaillé sur la sociologie de ces déportés », explique Alexandre Audebert. Démarche salutaire, qui vient tordre le cou aux préjugés dangereux, car « on se rend compte que la majorité de ces juifs étaient plutôt des Elbeuviens modestes ». Après avoir brandi et immortalisé leurs noms à l’intérieur d’Auschwitz pour les besoins d’une future exposition, les lycéens d’André-Maurois auront à cœur de redonner à Jean et Serge Sender, Simon Sender, Jean Katzburg et Joseph Saias, toute la place qu’ils méritent dans la mémoire de leur cité.
Entretenir une mémoire qui « peut aussi s’effacer très vite »
Pour la première fois, la Région Normandie, en partenariat notamment avec le Mémorial de la Shoah, organisait cette année un voyage d’étude pour près de 150 lycéens et apprentis sur deux journées entières, dont l’une consacrée aux traces de la culture juive à Cracovie. Car « si la mémoire prend beaucoup de temps à se construire, elle peut aussi s’effacer très vite », justifie François-Xavier Priollaud, vice-président de la Région Normandie et responsable du programme
« Normandie pour la paix ». Et l’élu de citer « ce sondage terrifiant » dévoilé il y a un mois,
selon lequel 10 % des Français n’auraient jamais entendu parler de la Shoah. Une proportion qui atteint quasiment les 20 % chez les 18-34 ans.
« Nous avons affaire aujourd’hui à des ‘assassins de la mémoire’[expression empruntée à l’historien Pierre Vidal-Naquet, N.D.L.R.] qui, en particulier avec les réseaux sociaux, disposent d’une force de frappe illimitée », soupire ce responsable pédagogique croisé en Pologne. Ce dernier tempère néanmoins les conclusions du sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, car parfois le malentendu trouve sa source dans une simple question de vocabulaire. « Nos élèves ont parfaitement connaissance du système concentrationnaire nazi, mais ils ne l’associaient pas forcément au terme Shoah », témoigne ainsi le prof elbeuvien Alexandre Audebert.
« Pour certains, Auschwitz reste un fantasme », note pour sa part Florian Picard, enseignant en lettres et histoire au lycée professionnel Laplace de Caen, lui aussi du voyage la semaine dernière. « L’autre jour, il y en a encore un qui m’a demandé si l’on y verrait des croix... » Preuve que rien n’est acquis, même lorsque l’Homme et l’Histoire franchissent les limites de l’entendement. Mais preuve aussi que rien n’est figé : « Pour avoir déjà fait deux fois ce voyage, les élèves en reviennent marqués... Nous sommes là pour leur donner un rôle de passeurs. »
La rencontre exceptionnelle de deux miraculés
Elle a survécu à Auschwitz. Lui a survécu à Omaha Beach, alors qu’il faisait partie de la première vague d’assaut. Ginette Kolinka et Charles Norman Shay se rencontraient pour la première fois la semaine dernière, en marge de la visite des jeunes normands en Pologne.
À la faveur d’un heureux imprévu, le vétéran amérindien s’est joint au dernier moment au voyage organisé par la Région Normandie, lui donnant un caractère encore plus exceptionnel. En associant sa présence à celle de Ginette Kolinka - tous les deux sont âgés de 94 ans -, difficile en effet de faire hautement plus symbolique. Pendant que le premier participait à la libération de l’Europe du joug nazi, la seconde luttait pour sa survie dans l’horreur d’Auschwitz. Aucun des deux n’avait alors la moindre idée de ce que l’autre affrontait, à des milliers de kilomètres de distance.
En posant le pied sur Omaha Beach au petit matin du 6 juin 1944, en tant qu’infirmier de combat au sein du 16e Régiment de la Ire division d’infanterie américaine (70 % de pertes à 12 h 30), Charles Norman Shay n’avait qu’une connaissance limitée, via les journaux, du chaos qu’avait semé Adolf Hitler en Europe. Ginette Kolinka, elle, ignorait tout du Débarquement depuis les baraquements du camp de concentration.
« Par contre, j’avais appris la libération de Paris », rappelle-t-elle, avec la sincérité et la verve déconcertante qui caractérisent ses précieux témoignages distillés depuis une quinzaine d’années aux jeunes de toute la France. « Grâce à ‘radio chiottes’ : quand il y avait un arrivage de déportées françaises, le téléphone arabe fonctionnait. Finalement, dans ces latrines où Hitler pensait nous humilier, c’était là que les informations circulaient ! »
Pour Charles Norman Shay, comme pour les lycéens et apprentis normands qu’il accompagnait la semaine dernière, la visite à Auschwitz était une première. Soixante-quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, celle-ci donnait un sens supplémentaire à son engagement militaire de l’époque. « J’ai apporté ma petite contribution à la fin de tout cela », confiait-il à la sortie du camp de concentration et d’extermination. Un peu de fierté, mais surtout toujours autant d’incrédulité face à la taille du site - « C’est comme une petite ville ! » - et à la démonstration que « des humains aient pu faire cela à d’autres humains en raison de leur religion ».
Ginette Kolinka, elle, semble bien partie pour raconter encore longtemps « la sauvagerie » d’Auschwitz. Mais sans omettre cette responsabilité maintes fois répétée et désormais confiée aux jeunes normands rencontrés en Pologne : « Vous êtes devenus notre mémoire, parlez-en tout autour de vous ! »