Jean Corcos

Président de la Commission pour les relations avec les Musulmans

Nice et les baudruches complotistes

25 July 2016 | 116 vue(s)
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Actualité

À l’heure de la réconciliation Jérusalem-Ankara, retour sur l’histoire des Juifs de Turquie.

Patricia Sitruk est membre du Comité directeur du Crif

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Il est peut être temps de poser à ceux qui relaient les théories du complot - en particulier sur les réseaux sociaux - des questions déstabilisantes.

Chacun des horribles attentats qui ont marqué la France depuis janvier 2015 -"Charlie Hebdo" et l'Hypercasher ; les tueries de novembre dernier ; le massacre du 14 juillet sur la Promenade des Anglais - a vu se propager des théories du complot en l'espace de quelques heures,. Dans tous les cas, la contre attaque médiatique s'est faite assez rapidement, pour démonter les pseudo preuves avancées par les complotistes : tout le monde se souvient de la couleur des rétroviseurs de la Citroën pilotée par les frères Kouachi, soit disant différente entre deux photos ; tout récemment, on a eu droit aux impacts de balles centrés côté passager sur le pare brise du camion tueur à Nice, auxquels on a opposé les traces de balles côté conducteur sur la portière, et des arguments rationnels sur la position de tir des policiers. Mais est-ce qu'on ne passe pas à côté de l'essentiel, à essayer de défaire le "mille feuille argumentatif" théorisé par le sociologue Gérard Bronner ? Et si au lieu de suivre les complotistes sur leur terrain, on en revenait à leur "agenda" ? Celui-ci se résume à un projet précis : faire douter une large partie de la population vis à vis des Autorités encadrant le pays en temps de guerre (gouvernement, renseignements, police, armée) ; décrédibiliser la menace, en présentant l'ennemi  comme un polichinelle manipulé ; et cela, avec à la clé un vrai risque d'érosion de la solidarité nationale et de désarmement moral du pays. Il est donc peut être temps de poser à ceux qui relaient les théories du complot - en particulier sur les réseaux sociaux - des questions déstabilisantes.

1. Comment expliquez-vous les attentats dans le monde musulman ?

Les tueries impliquant l'Etat Islamique ou l'un de ses clones - Boko Haram au Nigéria, AQMI au Maghreb, "Shebabs" en Afrique Orientale - sont presque quotidiennes. Elle répondent à une logique de guerre sainte mondiale ; les victimes civiles ciblées sont, selon le cas, soit des minorités religieuses à qui on refuse le droit de vivre (comme les Chrétiens dans plusieurs pays africains) ; soit des Musulmans considérés comme "hérétiques", et c'est le cas des Chiites dont plus de 80 ont été massacrés samedi dernier à Kaboul, et que le Daech tue par milliers en Irak ; soit des ressortissants étrangers présents en terre d'islam, comme les touristes assassinés par dizaines en Tunisie l'année dernière : en quoi cela concerne-t-il la DGSI, François Hollande ou Manuel Valls ? Ces attaques terroristes déstabilisent des pays alliés des Etats-Unis, comme l'Irak, le Pakistan ou le Kenya : mais alors pourquoi cette folie masochiste des Occidentaux à se tirer une balle dans le pied ?

2. Les attentats du Daech seraient bidonnés chez nous : mais alors, et en Syrie ?

"L'agenda" des complotistes suit une grille de lecture où deux camps s'affrontent, d'un côté celui du bien avec la Russie de Poutine, l'Iran et ses milices alliées au Moyen-Orient, et bien entendu la Syrie du régime Assad ; et de l'autre, celui du mal avec les Etats-Unis, l'Union Européenne, les Etats du Golfe ... et bien entendu, le pays maléfique par excellence, Israël, tête de pont du "Sionisme international". Fort bien. Souvenons-nous de l'apparition médiatique de l'Etat Islamique au tournant de l'été 2014 : pour terroriser et recruter - avec succès - des psychopathes attirés par le goût du sang, il a tout de suite mis en scène l'exécution barbare des malheureux Occidentaux tombés entre ses mains, et on se souvient par exemple des décapitations de journalistes portant la fameuse tenue orange des prisonniers de Guantanamo - un sens calculé des images en réplique à la "guerre contre le terrorisme" des USA. On a vu fleurir alors sur les réseaux sociaux des soi-disant analyses des photos diffusées par le Daech, présentées comme du grand Guignol tourné à Hollywood. Très bien. Seulement, à partir d'une "story telling" bien huilée concernant la guerre civile en Syrie - "gentils laïcs soutenant Assad, méchants rebelles tous islamistes et barbares" - il a bien fallu justifier depuis fin 2015 l'intervention de l'armée russe et ses bombardements ; mais les mêmes qui les ont applaudis en dénonçant l'horreur de l'E.I, ricanaient sur sa réalité l'année précédente : pourquoi ?

3. Mais qu'est devenu le fameux colonel  israélien capturé dans les rangs du Daech ?

Ceux qui parcourent comme moi les sites et pages Facebook complotistes, se souviennent certainement des photomontages où on voit des guerriers barbus de l'Etat islamique présentant leurs armes sous les bannières, non pas noires du Califat, mais colorées des Etats-Unis, de l'Arabie Saoudite, de la Turquie et d'Israël. Cerise sur le gâteau, a circulé sur la Toile l'histoire du colonel israélien capturé dans les rangs du Daech par des troupes irakiennes. C'était en septembre 2015, mais depuis presque un an, personne n'a encore fourni quoi que soit pour valider ce scoop bidon, ni photos, ni documents, ni films sur ce prisonnier fantôme... Pourtant une photo a circulé, mais malheureusement pour ces menteurs professionnels, c'était celle d'un malheureux soldat de Tsahal tombé lors de la guerre de Gaza à l'été 2014. Cet enfumage complet - ainsi que son origine, iranienne - ont été démontés sur cet article publié sur le site de France 24. Mais cela n'a pas empêché le superbe Alain Benajam, référence complotiste sur la Toile, d'écrire deux mois après dans un article intitulé  "Tout s'éclaire, mais complètement"  : "De nombreux témoignages ont rapporté des parachutages d'armes et de munitions aux mercenaires « islamistes », un officier israélien de haut rang conseillant ou commandant Daesh a même été capturé par les militaires irakiens", avec lien sur une source bidon.

4. Manipuler les gens pour une guerre civile : vous l'avez vu où ?

Toujours une citation de Benajam, trouvée sur sa page le 19 juillet et après correction de ses fautes d'orthographe : "L'impérialisme a tout mis en œuvre avec ses marionnettes, Frères Musulmans et Wahhabites pour radicaliser cette religion d'une part et de l'autre y recruter des mercenaires pour combattre les Etats récalcitrants et fournir des terroristes bien marqués musulmans. Il est parfaitement clair que depuis le début de ce siècle l'impérialisme cherche à fomenter des guerres civiles utilisant ses musulmans qu'il a lui même formatés. Alors mes amis réfléchissez un peu sur le sens de ces attentats". Réfléchissons, oui, réfléchissons un peu ... La lecture des blogs et pages proches du Front National ou ouvertement hostiles aux Musulmans critiquent vertement, au contraire, la mollesse de nos Autorités coupables de ne pas désigner clairement l'ennemi, et cela depuis un an et demi. On ne compte plus les reportages télévisés évoquant le fort pourcentage de victimes musulmanes lors de l'attentat de Nice, ou présentant des cérémonies interreligieuses avec la participation d'Imams, ou faisant entendre des Musulmans se plaignant d'être mal vu(e)s ou stigmatisé(e)s depuis ce dernier attentat : presqu'à chaque fois, la distinction est faite entre les terroristes et la majorité paisible des Français et Etrangers de confession musulmane. Enfin - et c'est heureux ! - malgré les quelques 230 tués de cette série d'attentats, on n'a dénombré aucun attentat en retour visant cette minorité : si manipulation il y avait, ce serait donc un échec total ; et tant qu'à susciter de la violence, pourquoi ne pas faire des contre attentats "false flag" comme ils le disent ?

5. Guerre civile : et si cela venait de vous, les complotistes ?

Et je conclurai là-dessus, et c'est sans doutes l'élément le plus troublant. Que les Musulmans et particulièrement les jeunes se sentent mal à l'aise, montrés du doigt et soupçonnés à tort après de pareilles horreurs, c'est tout à fait naturel. Le fait est que l'auteur de la tuerie de Nice - comme celui de celle d'Orlando il y a quelques semaines aux USA - avait un profil apparent très éloigné d'un islamiste radicalisé ; ceci élargit le spectre de la menace, rend tout le monde méfiant et fait grandir le malaise ressenti par cette population. Mais que ces théories de complot soient largement soutenues dans ce public là peut légitimement et par ricochet, provoquer notre propre malaise : il suffit de lire les patronymes d'un très fort pourcentage de supporters des "têtes de gondole" du complotisme, ou de parcourir les pages Facebook antisionistes radicales et "Quenelle" pour en être conscient. Or ceux qui propagent ces théories du complot portent une lourde responsabilité : casser la relation de confiance entre les Autorités et une minorité qui se vit souvent - à tort ou à raison - comme marginalisée ; fabriquer de toute pièce, justement, une soit disant "islamophobie" venant saper l'identification à notre République ; et exacerber la haine antisémite, le complotisme ramenant presque toujours chaque soit disant manipulation à un complot du Mossad ou de "l'Oligarchie sioniste".