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Par Jacques Tarnero, Essayiste, publié dans Causeur le 30 mai 2015
A la liste déjà longue des fractures françaises, faut-il désormais ajouter celle qui sépare ceux et celles qui « se sont sentis Charlie » de ceux qui « ne se sont pas sentis Charlie » ? Et au sein de ceux-ci faut-il ajouter ceux qui se sont sentis « casher » ou bien pas casher du tout ? Tous les « je suis Charlie » se sont-ils simultanément sentis « hyper casher » ? Et s’il n’y avait eu que la tuerie dans le magasin casher, combien se seraient sentis solidaires ? Ces lignes de partage sont-elles les plus pertinentes pour comprendre les tiraillements de la société française ? Se substituent-elles au clivage droite/gauche ou bien traversent-elles ce même clivage ?
Y aurait-il une autre ligne de fracture, plus enfouie, plus difficile à admettre tant elle relève de ces parts d’ombres qu’on se refuse à éclairer, de celles dont on dénie la réalité ? Le déni idéologique du réel au profit d’une réécriture idéologique de nos réalités est une constante des passions françaises. Depuis l’affaire Dreyfus, depuis Vichy, depuis la guerre d’Algérie, le peuple français ne parvient pas à sortir d’une guerre civile permanente où s’affrontent régulièrement intelligentsia et classe politique. Rares sont ceux qui vont explorer les parts gênantes de ces conflits : combien de temps s’est-il écoulé en France pour porter un regard critique sur les bienfaits du communisme, pour admettre que l’avenir radieux promis n’était pas si radieux que cela ? L’aveuglement idéologique est le corollaire des passions intellectuelles hexagonales. Le corollaire de ce corollaire est l’incapacité à penser ailleurs qu’à l’intérieur de ce face à face.
D’autres facteurs ont construit un autre paysage sociétal. L’accélération des flux migratoires, la concentration des populations issues de l’immigration arabo-musulmane ont simultanément changé le paysage démographique français autant qu’elles ont importé tous les éléments identitaires, tout l’imaginaire politique idéologique ou culturel de ces populations nouvelles, installées en France et en Europe.
Le rapport aux Juifs et à Israël fait partie des éléments premiers de cet imaginaire. Les populations arabo-musulmanes ont largement fait de la haine d’Israël le ciment identitaire de leur ressentiment. La Palestine semble être devenue une patrie imaginaire, une patrie fantasmatique permettant une identification nouvelle : ceux qui se vivent sans patrie de Trappes ou de Bondy trouvent le reflet de leur condition dans le peuple sans patrie de Palestine. Les Indigènes de la République prétendent retrouver ici le reflet du sort fait aux Palestiniens par Israël. Arabes ici, arabes là-bas. Islam ici, islam là-bas. Police ici, Tsahal là-bas. FN ici, colons là-bas.
Comment comprendre que la Palestine soit la seule cause mobilisatrice pour la « jeunesse des quartiers » ? Comment comprendre la fièvre qui saisit les banlieues dès qu’un conflit éclate entre Israël et les Palestiniens ? Comment comprendre l’accumulation accélérée de passages à l’acte antijuifs commis depuis vingt ans par des jeunes issus de l’immigration arabo-musulmane ? Comment comprendre la popularité d’un Dieudonné au sein de ces populations ? Pourquoi la guerre à Gaza pendant l’été 2014 a-t-elle mobilisé tant de fureur antijuive à Sarcelles et à Paris, alors que dans le même temps les massacres arabo-arabes ou islamo-islamistes laissent indifférents les mêmes « jeunes-des-quartiers-sensibles » ?
Cette nouvelle donne antijuive contemporaine a été massivement déniée. La nouvelle question antijuive pose en creux toutes les questions à entrées multiples qui obligent à reconsidérer à la fois les données autant que les grilles d’analyse. Ce qui était pertinent à la fin des années 1960 ne l’est plus en 2015.
Voilà plus d’une vingtaine d’années que Pierre-André Taguieff repère, analyse, dénonce les formes contemporaines du racisme, leurs nouveaux énoncés, leurs stratagèmes et leurs masques. Depuis plus de vingt ans Taguieff a fait du racisme, et en particulier de l’antisémitisme, le baromètre des fluctuations idéologiques de l’hexagone. Ce faisant, le chercheur a totalement renouvelé les catégories intellectuelles qui permettent de comprendre la mécanique intime de cette incurable maladie sociale. Le titre de son dernier ouvrage Une France antijuive ? Commençant par un article indéfini et finissant par un point d’interrogation, met immédiatement de côté tout projet réducteur et toute lecture sommaire ou sloganesque de la situation française. Taguieff ne fait pas dans l’incantation vertueuse du fascisme qui ne passera pas. Il se situe à l’opposé du pamphlet provocateur dont raffolent les plateaux télé. Toute la force de son propos se nourrit de l’étude minutieuse, implacable des faits. Mise en perspective, cette histoire de la nouvelle configuration antijuive contemporaine révèle, en creux, tout ce que la République a refusé de voir, tout ce que les médias ont refusé de nommer, tout ce dont les intellectuels (mais pas tous) ont refusé de prendre conscience, car c’est à partir du déni idéologique de cette réalité que s’est installée cette France antijuive, la part maudite de notre modernité… Lire l’intégralité.
Source : http://www.causeur.fr/taguieff-une-france-antijuive-33041.html